La commémoration du trentième anniversaire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme (15 octobre – 3 décembre 1983) est un objet de recherche intéressant pour qui souhaite étudier les usages sociaux du passé et la réappropriation d’un événement presque tombé dans l’oubli. Sans faire une sociologie de la mémoire de la Marche dans les règles de l’art (tâche qui reste à mener), cet essai tente plus modestement de mettre en lumière les enjeux de sa commémoration publique en s’appuyant sur une socio-histoire de la mobilisation et l’observation, parfois participante, de plusieurs événements récemment organisés par différents acteurs sociaux : associations, journalistes, centres culturels, gouvernement, artistes, télévisions, etc. Jamais la Marche n’avait autant été commémorée, jamais autant d’acteurs sociaux n’avaient décidé de s’en emparer : les commémorations confidentielles de 1993 ou 2003, réservées aux cercles militants, universitaires et journalistiques concernés par les luttes de l’immigration et des quartiers populaires, ont cette année cédé la place à une commémoration de masse, diffusée au cinéma et en prime time à la télévision.
La confidentialité mémorielle dans laquelle la Marche avait jusqu’alors été tenue s’explique par un fait que l’on peut avoir tendance à oublier : si elle est un événement fondateur – au sens où elle a marqué des trajectoires biographiques – pour une génération de militants de l’immigration, le mouvement pro-immigré et certains journalistes, ce n’est certainement pas le cas pour l’ensemble de la population française, y compris pour les classes populaires et les familles immigrées. Bien que la manifestation parisienne ait rassemblé plus de cent mille personnes venues de toute la France, il n’en reste pas moins que les différentes étapes n’ont pas suscité la mobilisation escomptée par les marcheurs, notamment aux Minguettes. En effet, même dans ce quartier emblématique de la mobilisation, les marcheurs ont été fraîchement accueillis et parfois accusés de vouloir profiter individuellement de leurs relations avec les autorités politiques. La fragilité de la relation représentant/représenté entre les membres de SOS Avenir Minguettes [1] et les habitants du quartier est révélatrice de l’absence de structuration d’un mouvement aux faibles ressources idéologiques, financières et organisationnelles. Il faut donc relativiser l’importance de l’événement au moment même où il se produit, sans pour autant le réduire à un non-événement. Car la Marche constitue bel et bien une rupture dans l’histoire de l’immigration et des représentations nationales parce qu’elle signifie la fin du mythe du retour au pays d’origine, participe à rendre visible la réalité des quartiers populaires et favorise une prise de parole généralisée des enfants d’immigrés postcoloniaux.
S’il est difficile de saisir dans leur globalité les enjeux de l’« explosion mémorielle » du trentième anniversaire − comparée à la commémoration du vingtième −, on peut tout de même en esquisser les conditions de possibilité. De manière générale, le trentième anniversaire correspond à une convergence d’intérêts, parfois contradictoires, en vue de l’appropriation de l’événement : militants associatifs, ministère de la Ville, entrepreneurs de mémoire, « marcheurs permanents » de 1983, journalistes et équipe du film La Marche de Nabil Ben Yadir.
La fin de l’hégémonie de SOS Racisme
Du côté associatif, la fin de l’hégémonie idéologique de SOS Racisme sur l’histoire de la Marche est confirmée. Jusqu’au début des années 2000, l’association était parvenue à imposer l’idée de sa filiation avec la Marche, alors que les marcheurs n’avaient pas participé à la fondation du nouveau mouvement antiraciste. Bien au contraire en 2013, la plupart des conférences et débats publics véhiculent l’idée de la « récupération » ou de l’« instrumentalisation » de l’espoir post-Marche par SOS Racisme, mouvement créé en 1984 à l’initiative du Parti socialiste. Ainsi, le « Tour de France » des Maisons des potes (intégrée à SOS Racisme) entre le 7 octobre et le 7 décembre 2013, censé reproduire la traversée de la France de 1983, rencontre un faible écho médiatique. Dans la région parisienne, les événements organisés ou auxquels le Parti socialiste et SOS Racisme participent se comptent sur les doigts d’une main [2].
À l’inverse, de nombreuses associations, notamment celles issues de l’ex-mouvement « beur », organisent une trentaine d’événements dans toute la France (Paris, Vaulx-en-Velin, Toulouse, Montpellier, Marseille, Roubaix, etc.), en invitant en priorité les anciens marcheurs de 1983, leurs soutiens et des militants locaux. Les modalités d’appropriation du passé de la Marche varient grandement d’une initiative à l’autre. Certaines s’appuient sur l’outil photographique : trois expositions différentes ont été réalisées par ACLEFEU et l’Agence Im’média [3] (« Caravane de la mémoire »), L’Écho des cités (« Ceux qui marchent encore... ») et Farid L’Haoua (un des porte-parole des marcheurs). D’autres privilégient l’outil documentaire, via les réalisations de Mogniss H. Abdallah (Douce France), Samia Chala, Thierry Leclere et Naïma Yahi (Les Marcheurs. Chronique des années beurs) ou de Rokhaya Diallo (Les Marches de la liberté). Dans le cadre de ces manifestations, la commémoration prend généralement la forme d’une suite de témoignages et d’analyses comparant l’année 2013 à l’année 1983, voire mettant en perspective le mouvement des droits civiques étasunien et le mouvement « beur ». Les discours formulent une critique plus ou moins radicale du champ politique en général, et des gouvernements socialistes en particulier, jugés responsables de la régression sociale dans les quartiers populaires. Ainsi, la Marche est perçue comme une « main tendue » qui a été rejetée, voire « coupée », par la gauche de gouvernement.
La mémoire comme dispositif de la politique de la ville
Cependant, toutes les commémorations associatives ne relèvent pas d’une critique de la gauche de gouvernement. De nombreuses initiatives sont plus « neutres » politiquement et s’approprient l’événement sur un mode moins conflictuel. De ce point de vue, le foisonnement des initiatives locales est favorisé par le soutien financier des pouvoirs publics, en particulier de la part de mairies, de conseils généraux ou régionaux et du ministère de la Ville. La commémoration de la Marche bénéficie de la volonté du ministre de la Ville, François Lamy, de promouvoir la mémoire de l’immigration et des quartiers populaires comme dispositif de la politique de la ville [4]. Le 19 février 2013, le comité interministériel des villes décide de « conduire un travail de mémoire collective dans les quartiers prioritaires », de « recueillir le témoignage des habitants et des acteurs de la politique de la ville » et de « soutenir les initiatives engagées à l’occasion du 30e anniversaire de la marche de l’Égalité [5] ». Le ministère prévoit un budget d’environ 400 000 euros, dont bénéficient principalement des entrepreneurs de mémoire, tels que l’Achac de Pascal Blanchard [6], par ailleurs responsable d’une commission d’experts qui remet en octobre 2013 le rapport Histoires, patrimoines et mémoires dans les territoires de la politique de la ville [7]. La reconnaissance de l’histoire des quartiers populaires devient un outil pour établir la « cohésion sociale » avec des habitants de territoires objets d’opérations de rénovation/démolition :
« Au-delà du recueil d’archives et de leur valorisation, des récits des mémoires de l’immigration en région (réalisés par l’ACSÉ en 2005-2007), le soutien d’actions mémorielles dans le cadre, notamment de la rénovation urbaine, est certainement un levier pour favoriser la mobilisation des habitants. En effet, le soutien d’actions de ce type permet de favoriser la cohésion sociale au sein d’un groupe et d’être un levier d’affirmation des habitants [8] »
En soutenant les initiatives mémorielles autour des 30 ans de la Marche, le ministre entend s’approprier le capital symbolique de l’événement et, plus exactement, de celui des « marcheurs ». Le statut de « marcheur » est devenu une sorte de titre de noblesse militante, que certains acteurs politiques et associatifs ont cherché à s’approprier [9], alors même que les marcheurs ont été oubliés pendant près de trente ans par les plus hautes autorités de l’État. C’est ainsi que les marcheurs font l’objet d’une attention inattendue, au point de revivre l’engouement médiatique autant intense que bref du 3 décembre 1983, et que certains d’entre eux parviennent à publier des livres de témoignage impubliables dans d’autres circonstances [10]. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’invitation de marcheurs lors de l’inauguration de plaques commémoratives. Toumi Djaïdja, président de l’association SOS Avenir Minguettes et un des leaders de la Marche, a été ainsi invité le 14 octobre 2013 par le ministre de la Ville pour l’installation d’une plaque à Vénissieux. Or Toumi Djaïdja a fait faux bond, et publié un communiqué cinglant :
« Je suis comme des millions de nos concitoyens une victime de la guerre sociale. La Marche pour l’égalité doit s’inscrire dans l’histoire commune pour rappeler que la République ne doit laisser aucun répit à la lutte pour le droit à la dignité, le droit pour la non-discrimination. Je ne peux cautionner l’inaction politique en signant un chèque en blanc au gouvernement. Si certains cherchent à capter l’héritage de sympathie suscité par la Marche à travers cette commémoration, cela ne peut se faire à moindre frais [11]. »
Embarrassé, le ministère n’a pas tardé à réagir. Son conseiller, Adil Jazouli, qui sert d’intermédiaire avec les marcheurs et publie aux éditions de l’Aube un livre d’entretien avec le leader de la Marche (La Marche pour l’égalité), a dénoncé de manière virulente un « tissu de mensonges et de contre-vérités » et attribué ce refus au « narcissisme » (Djaïdja aurait souhaité la mention de son nom sur la plaque) [12]. Au delà de l’anecdote, cette querelle de plaque révèle des intérêts croisés pour la commémoration : pour Djaïdja, retrouver une dignité bafouée et réhabiliter une existence marquée par la violence raciste, la répression policière et l’islamophobie [13] ; pour le ministère, s’associer à une figure emblématique dans l’optique de la refondation la politique de la ville, désormais tournée vers les zones de pauvreté et aveugle aux formes de discriminations raciales [14]. L’enjeu est donc l’usage du passé pour la légitimation d’une action politique, mais qui ne peut pas se faire à moindre frais. Autrement dit, Djaïdja dispose de son capital symbolique comme bon lui semble, en fonction de sa propre stratégie, qui s’avère à ce moment là contradictoire avec celle du ministère de la Ville. Auparavant, il avait accepté la logique de cooptation.
Une autre bataille mémorielle se joue dans l’espace des mobilisations, sans que les marcheurs en soient les acteurs principaux. En effet, deux manifestations antiracistes concurrentes sont organisées : la manifestation du 30 novembre, initiée par SOS Racisme et la revue La Règle du jeu de Bernard-Henri Lévy, pour dénoncer le racisme subi par la ministre de la Justice Christiane Taubira ; celle du 7 décembre, organisée par le collectif national « Égalité des droits / Justice pour tou-te-s », rassemblant des associations et des partis politiques ayant soutenu la Marche en 1983. Cette concurrence révèle des clivages idéologiques et les divisions entre mouvements antiracistes, qui portent notamment sur la conception du racisme et de l’antiracisme, la question de la responsabilité de la gauche de gouvernement dans le climat raciste actuel via les discours racistes de Manuel Valls et sa politique de l’immigration restrictive, la critique de l’État d’Israël et la reconnaissance de l’islamophobie comme phénomène social.
Une commémoration de masse
Parallèlement aux usages politiques du passé de la Marche, la sortie du long-métrage La Marche produit une sorte d’effet d’entraînement mémoriel : les sociétés de production (Chi-fou-mi) et de diffusion (Europa Corp) ont consacré des moyens financiers considérables à la promotion du film, signé des accords avec la presse écrite et audiovisuelle (Canal+, D8, La Croix, etc.), des maisons d’éditions (Bayard, Éditions de l’Aube), un groupe de rappeurs, etc. Elles ont mis en place une campagne de communication par internet et les réseaux sociaux, organisé de nombreuses avant-premières (même à l’Élysée et devant l’équipe de France de football...) et ciblé les acteurs de l’Éducation nationale au travers [
d’un dossier pédagogique. En refaisant la Marche entre Vénissieux et Paris, le journaliste de l’émission Le Petit Journal (Canal+), Maxime Musqua, a suscité une (petite) mobilisation à chaque étape et augmenté considérablement l’audimat : « Plus de 2,1 millions de personnes ont regardé l’émission [du 25 novembre], pour 7,6% de PDA [part d’audience], soit 120 000 de plus que lors du précédent record le 13 novembre [15] ». Ces techniques commerciales de promotion du cinéma, associées à l’aura médiatique de Jamel Debbouze (acteur secondaire du film), ont favorisé une couverture médiatique de grande ampleur [16].
Si les réappropriations partisanes obéissent aux règles du jeu politique, les reconstructions artistique et médiatique de l’événement renvoient aux règles de fonctionnement du champ médiatique : quête de l’audimat (en salles et à la télévision), personnalisation des enjeux (autour de Debbouze), privilège au divertissement, etc. Il n’est donc pas étonnant que les revendications initialement portées par les membres de SOS Avenir Minguettes et de la Cimade [17] – fin des crimes racistes, égalité de traitement devant la police et la justice, stabilité juridique des étrangers, droit au travail et à la formation professionnelle, droit au logement, etc. – soient évacuées au profit d’un antiracisme moral et inoffensif. Tout ce qui peut cliver est écarté du discours, au point de vider de sa substance le concept de racisme en lui-même. Par exemple, les minoritaires des classes populaires sont très peu présents dans les cortèges du remake de la Marche par Canal+.
De ce point de vue, le film de Nabil Ben Yadir est ambivalent. Il est difficile pour un socio-historien de commenter une œuvre artistique portant sur son propre objet d’études... Critique de cinéma ou sociologue de la production cinématographique sont des métiers qui ne s’improvisent pas, mais j’aimerais sortir un temps de mon rôle pour porter une appréciation, a fortiori très subjective, sur le premier et seul film sur la Marche. Il a d’abord le mérite de sortir de l’oubli un événement longtemps resté dans l’ombre de l’histoire nationale : tel est le principal objectif de l’équipe et il est réussi. On est tout de suite pris d’empathie pour les personnages et le rythme du film. Paradoxalement, les personnages de Mohamed (Tewfik Jallab) et Christophe Dubois (Olivier Gourmet), censés représenter Djaïdja et Christian Delorme m’ont moins marqué que ceux de Kheira (Lubna Azabal) et Sylvain (jeune Français des Minguettes joué par Vincent Rottiers), parce qu’ils expriment une rage, des doutes et des retournements bien ficelés. Le fait de basculer, d’une scène à l’autre, de l’humour à la colère ou à l’indignation place le film dans un dépassement de la comédie et du drame, ce qui provoque chez le spectateur une variété d’émotions et d’identifications. On est également touché par la violence des agressions subies par les marcheurs, dont la représentation constitue un enjeu majeur. Les scènes de l’agression verbale fusil à la main et de la découverte de la croix gammée sont très fortes. L’impact de la mort de Grimzi dans le groupe est également bien restitué.
Cela dit, certaines scènes me semblent très problématiques. Même si des images d’archives apparaissent en introduction, le fait de commencer le film dans la nuit du 19 au 20 juin et de le terminer le 3 décembre 1983 tend à extraire la Marche de son contexte. On a du mal à comprendre pourquoi les Renseignements généraux (RG) veulent stopper la Marche, puis reviennent sur leur position, et pourquoi le personnage du « RG » est l’ami d’un marcheur (Yazid, repris de justice joué par Nader Boussandel). Dans la réalité, les RG ont fait en sorte que le trajet se déroule sans heurts, suite aux instructions du gouvernement (notamment la secrétaire d’État chargé de l’immigration, Georgina Dufoix) : le gouvernement a été très prudent, de peur que la Marche lui porte préjudice.
De plus, vers la fin du film, à l’approche de Paris, les marcheurs rencontrent dans une salle d’autres militants immigrés, dont l’un les accuse de ne pas avoir de diplômes, et reproche à Toumi d’être fils de « harki ». Les marcheurs ont certes été critiqués par les associations de jeunes immigrés déjà existantes, mais elles ont fini par les soutenir activement. Plusieurs militantes sont devenues les amies, voire les conjointes de marcheurs... Le film donne donc l’impression que les militants immigrés étaient hostiles aux marcheurs parce qu’ils sont peu diplômés, occultant l’existence de mobilisations antérieures et ultérieures à la Marche.
Par ailleurs, la scène finale est décevante (le film se termine par l’entrée des marcheurs dans le palais de l’Élysée). En bref : le gouvernement et le président ont le bon rôle dans cette histoire. Or ils ont non seulement mis du temps à soutenir la Marche (la décision de les accueillir s’est faite au dernier moment), mais ils ont aussi freiné la satisfaction de certaines revendications, notamment contre les déviances policières, la justice à deux vitesses, etc. On ne perçoit pas l’ambiguïté du gouvernement et du président de la République par rapport aux familles immigrées : après les mesures favorables de 1983 (régularisation des sans-papiers), le gouvernement tend à disqualifier les travailleurs immigrés maghrébins (grèves ouvrières de Citroën-Aulnay et de Talbot-Poissy) et à « donner des gages » à l’électorat du Front national en luttant contre les « clandestins ». Cette ambiguïté s’accentue avec la création de SOS Racisme par le Parti socialiste.
Enfin, de manière générale, le film dilue complètement le concept de racisme. Au lieu de renvoyer à un système de division et de hiérarchisation des êtres humains, le racisme est défini comme une attitude psychologique dépassable par une meilleure « compréhension mutuelle » et la promotion du « mélange » – Hassan (Jamel Debbouze) incite un couple « mixte » à « faire des bébés ». Le débat entre les marcheurs et les militants immigrés donne lieu à une tirade de Sylvain : « je connais mieux que toi [un Arabe] le racisme ». Lors d’un discours prononcé à Dreux, ville gagnée septembre 1983 par une alliance RPR-FN, Claire (Charlotte Le Bon) met sur le même plan les « Arabes », les « Noirs », les « gouines », les « terroristes » (musulmans ?), etc. diluant ainsi les spécificités des dominations raciale, sexuelle, hétérosexuelle, etc.
Les choses s’aggravent dans la manière dont le réalisateur rend compte des évolutions de la relation sentimentale entre Sylvain et Monia (Hafsia Herzi). Les films traitant de la question des unions dites « mixtes » sont souvent caricaturaux : la relation amoureuse provoquent des dilemmes insolubles chez les amants et cela se finit généralement par une rupture avec la famille arabo-musulmane. Ici, c’est plus compliqué : l’union est improbable, puis possible, puis à nouveau improbable. Le destin de leur couple est finalement la métaphore de ce qui va se passer après la Marche : un immense espoir bouge les lignes, rapproche les communautés, mais la réalité des discriminations raciales fait rapidement « tomber » le souffle de la Marche. Cependant, la réaction de Sylvain est très ambiguë : « quand c’est nous [les Français] qui refusons, c’est du racisme, et quand c’est vous [les Arabo-musulmans], c’est culturel ». Le spectateur est laissé sur cette phrase, qui pourrait contenter les adeptes du « racisme anti-blanc » (Alain Finkielkraut, Eric Zemmour, etc.).
On parlait déjà de « racisme anti-français » dans les années 1980 pour qualifier l’hostilité de jeunes Arabes aux Européens. Le maire de Vénissieux, Marcel Houël, avait innové dans la mesure où il est l’un des premiers communistes à formuler l’idée de « double racisme [18] », tout en n’étant pas du tout influencé par la théorisation du « racisme anti-Français » élaborée en 1978 par l’intellectuel d’extrême droite François Duprat [19]. De fait, l’usage des concepts de « double racisme », « racisme anti-français » et « racisme anti-blanc » escamote et dénature complètement le concept de racisme en lui-même, qui se définit non seulement par le discours de légitimation (idéologie et/ou préjugés) d’une relation de domination matérielle fondée sur le signe de la race (ou de la culture, la religion), mais aussi par des pratiques discriminatoires (violences symboliques ou physiques) des majoritaires à l’encontre des minoritaires [20]. L’usage abusif du terme de racisme pour qualifier des comportements hostiles de minoritaires à l’encontre de majoritaires renvoie à une confusion dans la définition des termes de « majorité » et de « minorité ». Ceux-ci ne désignent pas une réalité quantitative, mais une réalité qualitative. La différence entre la majorité et la minorité sociologiques réside dans la position que l’on occupe dans une relation de pouvoir. Dans cette perspective, les expressions de « double racisme » ou de « minorité dominante » n’ont aucun sens sociologiquement (et politiquement) : une minorité sociologique ne domine pas dans la mesure où elle ne dispose pas des positions de domination lui permettant d’exercer le pouvoir (politique, économique, etc.). L’invention de ces expressions révèle non seulement la méconnaissance des mécanismes du racisme, mais aussi une stratégie de défense des majoritaires pour disqualifier les minoritaires : si les seconds sont aussi racistes, le racisme des premiers est à relativiser.
Cette méconnaissance, patente dans le film, conduit à des sous-entendus problématiques. L’événement-Marche aurait eu besoin d’un film politique, puisqu’elle renvoie des questions éminemment politiques. Force est de constater que La Marche est loin de saisir tous les enjeux de la société française d’hier et d’aujourd’hui. Risquons une hypothèse : le film pourrait être analysé comme un révélateur de la manière dont certains artistes d’origine maghrébine impliqués dans le projet se pensent eux-mêmes dans la société. En tant que représentants d’une nouvelle bourgeoisie médiatique issue de l’immigration postcoloniale, ils tendent à « euphémiser » la violence des rapports sociaux, à nier la responsabilité des élites dans la perpétuation des inégalités, voire à disqualifier tout discours trop « radical ». On pourrait ainsi comparer La Marche avec Le Majordome de Lee Daniels (2013). Dans ce dernier film, la stratégie d’intégration du serviteur du président est plus valorisée que l’engagement politique de son fils Black Panther. Dans l’un et l’autre film, il existe de « bons blancs » (antiracistes) et de « mauvais blancs » (racistes), tout comme il existe de « bons » Noirs ou Arabes (pacifiques et de bonne volonté culturelle) et de « mauvais » Noirs ou Arabes (trop radicaux et dans le repli identitaire). Tout se passe comme si l’élite médiatique noire ou d’origine maghrébine, dont certains sont millionnaires (Jamel Debbouze, Oprah Winfrey), cherchait à se distinguer des minoritaires du bas de l’échelle sociale, au prix d’une assimilation culturelle. Autrement dit, il s’agit pour ces artistes de promouvoir l’égalité, mais une égalité sous conditions.