Recensé : Collectif Degeyter, Sociologie de Lille, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2017, 128 p., 10 €.
Sociologie de Lille vient compléter le tableau des agglomérations françaises déjà analysées sous un angle sociologique dans la collection Repères (Paris, Marseille, Lyon, Nantes et Bordeaux). L’ouvrage se caractérise par des choix éditoriaux clairs, autour d’une problématique bien affirmée qui évite le spectre de l’éparpillement : l’agglomération lilloise, avancent les auteurs, s’est construite autour d’une division entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, et cette division a structuré l’espace, par exemple en favorisant une forte ségrégation résidentielle ou scolaire. Les divisions sociales, résidentielles ou politiques de la ville sont ainsi explorées du XIXe siècle à nos jours par un collectif de 9 chercheurs regroupés sous l’appellation Degeyter [1], du nom du compositeur de l’Internationale, dont la diversité des champs de recherches se révèle complémentaire.
L’héritage industriel
Les auteurs entament logiquement leur analyse au XIXe siècle et soulignent la façon dont la bourgeoisie lilloise, suivant une logique d’entre-soi qui est bien mise en lumière, a dessiné le tissu urbain, notamment autour de l’industrie textile, avec des conséquences majeures sur la ségrégation socio-spatiale. Le lecteur peu familier de l’histoire lilloise se verra rappeler l’importance de l’industrie textile mais également de l’industrie métallurgique, incarnée par l’usine Fives-Cail. La brutalité des rapports sociaux au XIXe siècle est frappante : ainsi la classe ouvrière, largement alimentée par l’immigration ne possède que 0,26 % de la richesse en fin de siècle (p. 11) et loge notamment dans les courées, rangées de maisons de petite taille qui se partagent le point d’eau et les sanitaires. La bourgeoisie locale, unie par les valeurs de « religion, famille et liberté d’entreprendre » (p. 17), façonne l’espace à sa guise, que ce soit lors de l’haussmannisation, certes limitée, des années 1850 et 1860, ou de la percée du Grand boulevard reliant au début du XXe siècle Lille à Roubaix et Tourcoing, le long duquel les hôtels particuliers se multiplient. Encore aujourd’hui, la bourgeoisie lilloise dispose de ses espaces exclusifs, comme à Bondues, Croix et Mouvaux, communes où les « maitres du Nord » (Pouchain, 1998) ont élu domicile.
Cette division sociale s’illustre en matière scolaire – l’ouvrage y consacre un chapitre entier pour montrer que l’offre scolaire tend à reproduire les clivages sociaux en divisant les formations dans un but d’encadrement et de réponse aux besoins de l’industrie locale. Le patronat catholique crée dès 1875 un institut catholique (« la Catho »), les facultés lilloises ne s’unissant en Université publique que 20 ans plus tard. Cet enseignement supérieur vise à former des patrons et des contremaîtres dans la morale chrétienne. L’enseignement privé élémentaire et primaire n’est pas en reste, avec la création d’écoles primaires catholiques. Cet héritage se retrouve aujourd’hui, la part d’étudiants dans l’enseignement privé (26 %) étant supérieure à d’autres agglomérations (Toulouse, Lyon ou Marseille) et notamment en ce qui concerne les élèves de classes préparatoires, à 44 % dans le privé contre 16 % en France en moyenne.
La reconversion
Les auteurs s’attardent longuement sur le moment, initié dans les années 1970, qui suit l’effondrement du secteur textile et débouche sur la stratégie de reconversion ou de bifurcation de l’économie lilloise vers le secteur tertiaire. L’enjeu est double, à la fois scientifique et politique. Les auteurs souhaitent en effet se démarquer de la thèse, défendue notamment par les géographes, d’une « bifurcation métropolitaine » (Paris et Stevens, 2000). Cette thèse fait écho au discours sur la « métropole rassemblée » (LMCU, 1998) tenu par certains milieux politiques, économiques et universitaires, selon lequel la métropole lilloise aurait réussi le tournant de la tertiarisation dans les années 1980 et 1990, et serait par là redevenue attractive grâce à une mobilisation assez consensuelle des acteurs locaux, sous le leadership de Pierre Mauroy.
Pour le collectif Degeyter, le vocabulaire employé (« renaissance », « reconquête ») masque la persistance de rapports de domination que les stratégies d’attractivité (notamment autour de la ville créative ou des politiques culturelles) ne feraient que masquer. Ainsi, les auteurs n’utilisent pas le qualificatif de « métropole » pour qualifier l’aire urbaine lilloise, lui préférant celui d’agglomération. Cela leur permet de souligner que si des politiques de métropolisation ont effectivement été lancées et se traduisent notamment par des formes de gentrification dans certains quartiers comme le Vieux-Lille, elles n’ont pas permis une amélioration significative des conditions de vie des classes populaires qui demeurent bien plus précaires que dans d’autres métropoles comme Toulouse ou Lyon. Pour appuyer leur hypothèse, les auteurs tentent de suivre les mouvements de capitaux suite à la crise du textile des années 1960, en particulier les rachats et fusions, soulignant que les « industriels ont su particulièrement bien tirer leur épingle du jeu, participant activement au mouvement de tertiarisation fortement inégalitaire du territoire » (p. 25). Force est de reconnaître que les reconversions réussies furent légion dans la grande distribution, la vente par correspondance ou encore le luxe.
À l’inverse, cette stratégie « est loin de tenir ses promesses » (p. 7) pour les classes populaires car les inégalités se renforcent alors que les loyers augmentent. Les auteurs souhaitent donc se tenir à distance de « la célébration béate et satisfaite » (p. 114) de la renaissance lilloise, et mettre au jour la façon dont ont été élaborées des politiques publiques présentées comme consensuelles, et qui ont contribué à l’invisibilisation des classes populaires dans l’agglomération. Pour ce faire, les auteurs montrent combien la construction d’un consensus sur cette stratégie de métropolisation au sein de la communauté urbaine (récemment devenue Métropole Européenne de Lille – MEL infra) doit beaucoup à la négociation entre élus, dans des arènes éloignées des citoyens (Desage, 2016). Ce consensus tendrait à dépolitiser un certain nombre d’enjeux, notamment en matière d’habitat, les maires des petites communes acceptant de remplir leurs obligations législatives en matière de logement social tout en réservant ces logements à leur propre population et non en accueillant des populations de communes plus en difficulté comme Roubaix ou Tourcoing. Dans un autre registre, l’attribution récente du marché du Grand Stade par la MEL au groupe Eiffage, en dépit de son important surcoût par rapport aux autres propositions, est un autre révélateur des effets néfastes de ce consensus entre élus de la métropole.
Ainsi, le diagnostic de déclin des années 1970 et la reconversion tertiaire lancée par le patronat ont-ils croisé les impulsions politiques nationales (la création de la Métropole du Nord par l’État dans les années 1960) ou locales, favorisant « un nouveau compromis social entre le patronat et les élus locaux, largement noué à l’insu des citoyens » (p. 32). Les auteurs en décrivent de façon critique les conséquences.
D’abord, ils dressent un bilan mitigé des opérations urbaines qui ont suivi la stratégie « Euralille », du nom de cette opération des années 1980 et 1990 qui visait à construire un centre d’affaires tertiaire en profitant de l’arrivée de la ligne TGV reliant Paris à Londres. De fait, peu de groupes internationaux se sont installés et l’immobilier de bureau connaît des moments difficiles dans la métropole. Ensuite, ils portent un regard critique sur certaines opérations emblématiques comme « Lille 2004, capitale européenne de la culture » et ses prolongements réguliers par de grandes manifestations culturelles thématiques (de Bombaysers de Lille, en 2006, à Renaissance, en 2015) car si la « puissance du récit » est indéniable, la centralisation du processus et les effets mitigés sur le plan urbain (« la culture, cheval de Troie de la gentrification », p. 108) sont soulignés. Enfin et surtout, dans la lignée des travaux du collectif Rosa Bonheur (2017) autour du concept de centralité populaire, les auteurs rendent compte du quotidien des classes populaires, en soulignant ce que signifie d’affronter la pauvreté au jour le jour : ils soulignent ainsi l’importance des circuits d’économie populaire et/ou informelle liés au travail automobile (garages) ou encore l’économie morale autour des femmes pour optimiser la gestion du budget familial et tirer profit des possibilités d’approvisionnement à coût réduit, notamment grâce à la proximité de la frontière belge. Les discriminations touchant les immigrés (9,1 % de la population de l’aire urbaine) sont analysées au prisme d’une racialisation de la question sociale.
Une sociologie critique
Dans la collection des « Sociologie de… », les auteurs opèrent systématiquement un pas de côté par rapport aux représentations dominantes de la ville étudiée. Lyon serait ainsi une « ville bourgeoise et froide » (Authier et al., 2010), Nantes un « Éden de l’Ouest » (Masson et al., 2013), selon des images d’Épinal que la collection se propose de déconstruire. Cette mise à distance des représentations dominantes est très convaincante dans le passage sur le « bastion socialiste », dont les auteurs montrent que la base militante s’est largement érodée, le PS comptant aujourd’hui moins de 200 militants actifs. L’influence des réseaux associatifs que le « guesdisme », socialisme local, avait permis de mettre en place, décline tout aussi régulièrement.
Cependant, la perspective centrale de l’ouvrage peut prêter à discussion. En ce qui concerne Lille et sa région, le thème du déclin a longtemps été dominant (Benko et Demazière, 2000). Or les auteurs font le choix de considérer que, notamment parmi les élus, la rhétorique dominante serait celle de la renaissance. Cette perspective leur permet de développer une lecture critique des politiques publiques d’attractivité qui ont été menées. Ce postulat apparaît cependant discutable, car dans des territoires aussi paupérisés que Roubaix ou Tourcoing, ou dans certains quartiers de Lille comme Fives ou Lille Sud, on peut difficilement soutenir que les acteurs locaux n’ont pas conscience de la précarité des populations. De fait, sans nier les effets de la communication extérieure autour de la renaissance ou des opérations destinées à favoriser un sentiment de fierté local, il semble difficile de considérer qu’ils produisent une représentation dominante d’une métropole attractive et renouvelée.
Cette posture critique conduit ainsi parfois les auteurs à ne pas nuancer suffisamment leurs analyses, ce que deux exemples permettent d’illustrer. D’abord, les opérations de rénovation urbaine produisent, dans certains quartiers comme autour d’Euratechnologies, des effets socio-spatiaux importants, tels que le renchérissement des loyers ou la transformation de l’offre commerciale. Cependant, ces effets ne sont pas univoques car les classes populaires ne sont pas systématiquement évincées, comme en témoignent certaines politiques de logement. La ville de Lille dispose notamment d’une servitude de mixité sociale qui réserve au logement social 30 % des logements bâtis lors des nouvelles opérations immobilières de plus de 17 logements. Ensuite, analyser la politique culturelle de l’agglomération en ne prenant pour cas d’étude que les opérations lancées à la suite de l’obtention du label « Capitale européenne de la culture » en 2004 masque l’importance de l’offre culturelle, certes différenciée, sur l’ensemble du territoire, dont d’autres travaux se sont fait l’écho (Estienne et Grégoris, 2009).
Enfin on déplorera quelques oublis thématiques liés au format très court de l’ouvrage. Les questions de santé ou d’environnement ne sont pas abordées alors même que la ville souffre d’indicateurs dégradés et d’une pollution élevée. Les espaces publics sont très vite évoqués alors même que les lieux de promenade (la citadelle, le centre-ville), les marchés, les braderies ou les manifestations locales (géants, carnavals et autres fêtes de la soupe) reflètent et forgent une identité populaire et des formes de convivialité notables. C’est probablement la faible articulation de la métropole à son environnement régional, et notamment au bassin minier – à moins de 30 km – qui constitue l’oubli le plus ennuyeux. Le contraste entre ces deux espaces en termes sociaux, mais également sur le plan des comportements électoraux, aurait peut-être permis de souligner les effets de la stratégie de la reconversion alors même que le bassin minier rencontre des difficultés socioéconomiques plus importantes.
L’ouvrage est remarquable par sa cohésion et également sa volonté de mettre en perspective Lille avec d’autres métropoles, notamment Toulouse, Lyon et Marseille-Aix. Il montre que Lille est une agglomération populaire, disposant de moins de fonctions métropolitaines que ces dernières. Porté par une perspective de sociologie critique, il contribuera sans nul doute à ouvrir le débat sur les choix politiques de la métropolisation et de la « renaissance ».