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Essai International

Macron et les voleurs de sexe
Rumeur et désinformation en Afrique


par Julien Bonhomme , le 8 avril


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Une rumeur circule dans certains pays africains : l’État français organiserait des vols de pénis afin de pallier la baisse de la fécondité. La rumeur, relayée par la propagande russe, est devenue une infox.

Les voleurs de sexe, encore ? Le 28 octobre dernier, un site d’actualité malien publiait un article à propos de mystérieuses disparitions d’organes génitaux masculins en Centrafrique [1]. La rumeur, en réalité, n’est pas nouvelle, comme je l’ai montré dans un ouvrage [2]. Apparue au Nigeria dans les années 1970, elle s’est ensuite étendue à l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale dans les années 1990. Depuis lors, elle refait surface épisodiquement, provoquant dans son sillage accusations et violences. Le scénario est toujours le même : le « vol de sexe » surviendrait lors d’une banale rencontre entre deux quidams dans la rue. C’est une poignée de main ou un simple frôlement qui entraînerait la disparition ou le rétrécissement des organes génitaux de la « victime », presque toujours masculine. Le supposé « voleur » est lui aussi le plus souvent un homme, invariablement un inconnu, fréquemment un étranger, qu’il s’agisse d’un ressortissant d’un autre pays africain ou d’une personne originaire d’un autre groupe ethnique. Par exemple, au Nigeria, ce sont souvent des Haoussa, venant du nord du pays, qui sont accusés, tandis qu’ailleurs en Afrique de l’Ouest, on suspecte de manière plus générale les Nigérians. Mettant en scène la menace d’une dépossession de soi par des étrangers, le vol de sexe partage un air de famille avec tout un ensemble de rumeurs de vol d’organes qui circulent ailleurs dans le monde, du Brésil à Madagascar, des Andes à la France [3].

Mais cette fois-ci, le scénario est totalement inédit. L’article publié par Bamada.net insinue que les vols de sexe seraient orchestrés par l’État français afin de restaurer la virilité en berne de sa population masculine, allant jusqu’à mettre personnellement en cause un diplomate de l’ambassade de France en Centrafrique et, derrière lui, Emmanuel Macron. Loin de se résumer à un fait divers entre individus, comme c’est habituellement le cas, la rumeur cacherait un scandale d’État aux vastes ramifications géopolitiques. Dans les jours qui suivent la mise en ligne de l’article, des médias spécialisés dans le fact-checking le repèrent, réfutent ses fausses affirmations et pointent qu’il s’agit vraisemblablement d’une opération de désinformation des réseaux prorusses, très actifs dans la région [4]. Une histoire qui circulait spontanément depuis plusieurs décennies a donc servi de matrice à une « fake news », information fallacieuse produite et relayée par des acteurs à des fins idéologiques. Je souhaite revenir sur l’affaire en insistant sur ses enjeux politiques. Ce cas singulier permet également de poser une question plus générale : qu’est-ce qui rapproche et qu’est-ce qui distingue les rumeurs des fake news (ou infox) ?

De la rumeur à l’infox

La diffusion de l’article fin octobre fait suite à une série d’incidents liés au vol de sexe en République centrafricaine (RCA). Le pays n’a été touché que tardivement par la rumeur, à ma connaissance pas avant 2010. Mais depuis quelques années, elle y resurgit régulièrement. En 2022, à Ndélé, après que deux personnes ont déclaré avoir perdu leur pénis, des jeunes se mettent en chasse des coupables et arrêtent une vieille femme, qui parvient à se disculper en rejetant la responsabilité sur des Haoussa du Nigeria, récemment arrivés en ville. En juillet 2024, à Bambari, un travailleur humanitaire, de nationalité centrafricaine, est accusé par trois jeunes auxquels il vient de serrer la main. Pour échapper au lynchage, il se réfugie dans une maison avant d’être exfiltré par la gendarmerie. Fin août, la rumeur arrive à Bangui, la capitale, où elle déclenche plusieurs incidents violents. Un homme en accuse un autre après avoir été frôlé dans la rue. Il lance l’alarme, une foule se rassemble et malmène le présumé voleur. Seule l’intervention du chef de quartier permet d’éviter le pire.

La rumeur enfle tellement que le 2 septembre, le ministre de la Communication et des Médias, également porte-parole du gouvernement, se voit obligé de la démentir publiquement et d’appeler la population au calme. Il déclare qu’après investigation, aucun cas de vol de sexe n’est officiellement attesté, et il menace de poursuites les personnes qui colporteraient de fausses informations ou provoqueraient des troubles à l’ordre public. D’autres acteurs se mobilisent pour juguler la rumeur. Un hôpital publie les comptes-rendus d’examen clinique de supposées victimes, qui ne constatent aucune disparition de pénis, tandis que des journalistes spécialisés dans le fact-checking expliquent que les images de sexes atrophiés circulant sur les réseaux sociaux et censées attester la réalité du vol de sexe ne montrent en fait que des personnes souffrant de malformations congénitales. Courant septembre, la rumeur disparaît, sans que l’on sache si les démentis officiels en sont la cause ou si elle finit par s’éteindre toute seule, une histoire succédant à une autre dans le cycle rapide de l’actualité (la même séquence temporelle se retrouve dans toutes les flambées épisodiques de vols de sexe).

Bamada.net publie donc son article à un moment où la rumeur ne circule plus activement en Centrafrique, mais où elle reste néanmoins présente dans les esprits. Jusque-là, les incidents qu’elle avait déclenchés dans le pays avaient tous suivi un scénario classique : des poignées de main qui tournent mal et des accusations entre quidams dans l’espace public. Le site introduit un changement majeur en détournant les accusations vers la France. Un faisceau d’indices laisse deviner qu’il s’agit d’une opération de désinformation orchestrée par les réseaux prorusses en Afrique afin d’attiser le sentiment antifrançais. L’article est centré sur la Centrafrique et est publié par un site malien, deux pays clés de la nouvelle zone d’influence russe sur le continent, le premier dès 2018, le second après le coup d’État de 2021. Au-delà des volets militaires, économiques et politiques, cette influence passe également par la propagande médiatique [5]. Les agents de Moscou transmettent les informations qu’ils souhaitent voir publier dans la presse à des journalistes locaux, rémunérés pour l’occasion, qui se chargent ensuite de composer ou de remanier le texte, puis de le placer auprès de divers médias. L’objectif est de peser sur les opinions publiques en présentant l’action de la Russie sous un jour favorable et en vilipendant les pays occidentaux, spécialement la France, dont les relations avec son ancien « pré carré » africain nourrissaient déjà un ressentiment compréhensible parmi certaines franges de la population. Bamada.net, un site d’information généraliste bénéficiant d’une bonne audience, relaie ainsi régulièrement des contenus prorusses. Le calendrier de l’infox est d’ailleurs révélateur : elle met en cause un diplomate français en RCA, au moment même où est discuté un projet de loi sur les « agents étrangers », calqué sur le modèle russe et suscitant l’inquiétude au sein de la société civile.

L’article a dû être écrit par un tiers extérieur à la rédaction de Bamada, comme le prouve sa parution simultanée en anglais sur le site d’un quotidien nigérian. Son auteur, un certain Steve Fleitz, est vraisemblablement un faux nom (la version parue au Nigeria reste quant à elle anonyme, le texte étant attribué sans autre précision à « Our reporter »). Il publie régulièrement des papiers en anglais ou en français dans la presse africaine, tous à charge contre la France, la MINUSCA (la mission de l’ONU en Centrafrique), les États-Unis ou l’Ukraine. Il est parfois présenté comme « Dr Steve Fleitz », chercheur en science politique, diplômé de l’université de Prague et affilié à l’International Center for Political and Strategic Studies, un organisme fantôme également mentionné dans d’autres articles antioccidentaux signés par de faux experts. La publication sur le site de Bamada n’indique pas le pedigree scientifique de son auteur ; elle précise toutefois sous sa signature que la « source » de l’information proviendrait du European Centre for Middle East Studies, un authentique centre de recherche, mais dont le site web ne conserve aucune trace de Fleitz, ni d’aucune étude sur le vol de sexe.

Dès le lendemain de sa mise en ligne, l’article est repris sur les réseaux sociaux, notamment via des pages d’actualité Facebook habituées à relayer des contenus prorusses, telles que « RCA aujourd’hui » (23 000 abonnés) et « Tout sur l’Afrique » (68 000 abonnés). Début septembre, la première avait d’ailleurs déjà publié des articles (ici et ici) accusant la MINUSCA de propager la rumeur des vols de sexe pour semer la panique et déstabiliser le pays. La republication de l’infox sur « RCA aujourd’hui » compte plus de 5 000 likes et a été partagée 36 fois. Les posts quotidiens de la page ne recueillent pourtant que très peu de likes, généralement autour d’une dizaine (quelques centaines pour l’actualité sportive). En revanche, les articles visant la France ou l’ONU reçoivent systématiquement plusieurs milliers de pouces bleus, ce qui laisse penser qu’il s’agit de faux likes achetés pour gonfler artificiellement leur popularité. Notons enfin que sur le web français, l’information a été reprise par Fdesouche.com, un site d’extrême droite, ainsi que sur le forum jeuxvideo.com (ici et ici), mais sans guère susciter de réactions.

Théories du complot

Le contenu du texte corrobore l’hypothèse de la désinformation, notamment ses ajouts inédits par rapport aux centaines d’articles sur les vols de sexe parus dans la presse africaine depuis les années 1990. Il commence par revenir sur les récents épisodes en Centrafrique et insinue que le phénomène serait réel, tout en s’abritant derrière le conditionnel de précaution. Puis il avance sa thèse principale : « Certains témoins et victimes ajouteraient que l’étranger [voleur de sexe] serait blanc. » La possibilité qu’il ne s’agisse que d’une « théorie du complot » est mentionnée, mais de façon rhétorique, pour être immédiatement révoquée et alléguer l’existence dudit complot : « Certaines théories dites “conspirationnistes” auraient fini par être confirmées, notamment celles impliquant des élites occidentales dans des enlèvements d’enfants, des orgies de masse, et des rituels sataniques. »

L’article poursuit en dévoilant les raisons du complot : « Certaines rumeurs prétendent même que les services de renseignement français, remplis de haine néocoloniale et de jalousie à l’égard des Africains, utiliseraient des nanotechnologies secrètes pour voler les attributs masculins des hommes africains afin de compenser la diminution démographique des Européens. » La démographie déclinante du Vieux Continent serait due à une virilité en berne, comme le prouveraient diverses sources censées faire autorité, mais non référencées : une étude scientifique dans une grande revue internationale, un sondage sur la baisse de la fréquence des rapports sexuels ou encore des « experts en médecine » affirmant que le phénomène toucherait particulièrement les « Français blancs ». Pour faire face à la menace que cette dévirilisation ferait peser sur l’ensemble de la société, un projet scientifique aurait été lancé par les « forces de sécurité françaises ». Ces dernières auraient découvert que l’hormone sexuelle masculine « pourrait être obtenue à partir des parties intimes d’un autre homme ». Or, les taux de testostérone les plus élevés se retrouveraient chez les « hommes africains », spécialement en Centrafrique. Un programme clandestin, baptisé « Repopulation », aurait alors été mis sur pied pour « extraire cette hormone des hommes noirs ». Il aurait été approuvé en haut lieu par Emmanuel Macron lui-même, « qui, sans enfant, aurait pris une mesure désespérée pour assurer la vitalité de sa nation vieillissante ». Des tests préliminaires auraient été conduits en Haïti dès 2016, avant que le programme ne soit déployé en RCA, où il serait piloté par le Premier conseiller à l’ambassade de France, qui serait en réalité un agent du renseignement. Les sexes volés seraient ensuite acheminés par avion militaire vers la France, puis « dissimulés dans l’un des bunkers secrets de Versailles ». Une caricature, absente de l’article original, illustre sa republication sur les réseaux sociaux : elle montre le conseiller d’ambassade en train de charger des cartons remplis de sexes masculins dans un camion siglé « Cargaison spéciale pour Emmanuel Macron », dont la photographie dépasse de la poche de la veste du diplomate. En arrière-plan, une affiche explicite la scène : « Un plan pour voler les pénis des Centrafricains ».

Cette théorie du complot peut paraître trop extravagante pour que quiconque lui prête le moindre crédit. Elle s’appuie pourtant en toile de fond sur certaines réalités qui lui confèrent un semblant de vraisemblance : la diminution du poids démographique de l’Europe, la baisse de fréquence des relations sexuelles (le sondage IFOP mentionné dans le texte existe vraiment) ou encore les inquiétudes sociétales concernant la « crise de la masculinité » (contrecoup réactionnaire à l’évolution des normes de genre). Elle recycle en outre des stéréotypes raciaux largement partagés : l’hypervirilité des hommes africains est, ironiquement, un cliché européen qui remonte à l’époque coloniale [6]. Par ailleurs, l’article se sert du vol de sexe et de son actualité en Centrafrique comme prétexte pour diffuser un discours antifrançais. Il cherche à tirer parti de la popularité de la rumeur pour faire parler de lui. Il s’agit en effet d’une histoire accrocheuse qui capte l’attention par son caractère insolite, mais aussi par sa puissance d’évocation : elle cristallise des inquiétudes sous-jacentes concernant la masculinité, l’anonymat urbain et les étrangers. Même jugée fausse ou douteuse, elle suscite l’intérêt. Elle n’a de toute façon pas besoin d’être tenue pour vraie pour se diffuser : c’est au contraire parce que les gens ne savent trop qu’en penser qu’ils sont poussés à en parler autour d’eux.

Si l’infox capitalise sur le succès de la rumeur, la thèse qu’elle avance pour l’expliquer n’est pas non plus une idée neuve. Elle exploite des théories du complot très répandues, elles aussi dotées d’une grande force d’évocation : l’Occident aurait mis en place des programmes secrets pour dépeupler l’Afrique ; les épidémies de sida, d’ebola, de covid-19 et, aujourd’hui, de mpox auraient été sciemment propagées sur le continent ; ces virus auraient même été créés de toutes pièces à cette fin en laboratoire ; dissimulées sous un masque humanitaire, les campagnes médicales des ONG internationales viseraient à répandre le mal en prétendant le guérir. Ces discours conspirationnistes sont réactivés à l’identique à chaque nouvelle épidémie. Une semaine à peine avant l’opération de désinformation sur le vol de sexe, « RCA aujourd’hui » relayait une autre infox intitulée « La République centrafricaine serait-elle un terrain d’essai de Médecins Sans Frontières (MSF) ? », insinuant que l’ONG d’origine française serait responsable de la propagation du mpox dans le pays afin de pouvoir y tester des vaccins expérimentaux. Cette défiance remonte en réalité à la colonisation, comme l’attestent les rumeurs effrayantes qui circulaient déjà sur le continent à propos des injections et, plus largement, des pratiques de la médecine coloniale [7]. De fait, l’Afrique a pu servir de terrain d’expérimentation médicale, par exemple lors des campagnes d’éradication de la maladie du sommeil [8]. La théorie du complot occidental pour dépeupler l’Afrique fait par ailleurs écho à une mémoire historique toujours à vif, dont elle représente en quelque sorte une caricature outrancière : la traite esclavagiste, puis la colonisation, ont provoqué une stagnation voire une régression démographique (pour la seconde, du fait du travail forcé, des déplacements de populations et des épidémies).

La théorie du complot a l’intérêt d’apporter au vol de sexe l’explication qui lui manquait. Le scénario habituel de la rumeur ne dit rien du mobile des vols, mais laisse à l’imagination collective le soin de combler les pointillés. Lors de mon enquête, la plupart de mes interlocuteurs qui tenaient le phénomène pour réel s’accordaient à penser que les vols de sexe avaient certainement été commandités par des « grands types », des politiciens prêts à tout pour se maintenir au pouvoir et s’enrichir, quitte à sacrifier les petites gens sur l’autel de leur égoïsme. Il s’agit là d’un registre d’explication très commun associé à la sorcellerie. Il est par exemple au cœur des affaires de « crimes rituels », dont les rumeurs de vol de sexe se rapprochent à plus d’un trait. Dépouillée de son folklore fantastique, la sorcellerie est l’expression d’une imagination morale brodant autour des thèmes de l’inégalité, du pouvoir, de la richesse et des sentiments d’injustice que cela nourrit. En expliquant la rumeur par la théorie du complot, l’infox reprend le motif de la dénonciation des turpitudes des puissants, mais dévie l’accusation des élites nationales vers les Occidentaux, la France et Emmanuel Macron en particulier. La conclusion de l’article leste la rumeur d’une dernière strate de sens en proposant une montée en généralité. Le vol de sexe s’inscrirait dans la continuité historique de l’exploitation par la France du continent africain, de ses hommes autant que de ses ressources naturelles :

« Si cette hypothèse est exacte, cette situation illustrerait une nouvelle forme d’exploitation : les Français, qui ont opprimé les populations africaines pendant des siècles, ne reculeraient devant rien. Exploiter les ressources africaines – pétrole, gaz, or, lithium, diamants, chrome et platine – ne leur aurait pas suffi. Désormais, ils s’en prendraient à ce qu’il y a de plus précieux pour un être humain : son droit inaliénable à se reproduire, à fonder une famille et à assurer son avenir. »

Le vol de sexe est présenté comme une sorte d’extractivisme vital, par analogie avec l’extractivisme minier et pétrolier. Si, de fait, l’extraction et l’exportation des ressources du continent profitent à des puissances étrangères (dont la Russie), seule la France est ici visée. La rumeur sert de prétexte à la dénonciation du néocolonialisme de la France en Afrique, leitmotiv exploité à l’envi par la propagande russe, car cela touche une corde sensible au sein d’une frange de l’opinion publique.

La désinformation à l’épreuve de son public

En définitive, l’infox tire sa consistance de représentations socioculturelles préexistantes qu’elle se contente de reprendre en les réagençant : rumeur des voleurs de sexe, stéréotypes raciaux, théorie du complot occidental contre l’Afrique. Son invraisemblance factuelle, au-delà de quelques éléments ténus en arrière-plan, est compensée par sa force d’évocation. Le récit donne un sens au vol de sexe en lui conférant une valeur morale et politique : il fait d’une rumeur insolite un apologue sur les méfaits du néocolonialisme. Mais comment ce récit au service des intérêts russes en Afrique a-t-il été reçu par le public auquel il était destiné ? Quels effets – forts ou faibles – l’opération de désinformation a-t-elle eus sur l’opinion ? Il s’agit là d’un débat central des études sur le pouvoir de la propagande et, plus largement, l’influence des médias.

On peut juger de la réception de l’infox d’après les réactions des internautes sur les réseaux sociaux. Sa republication sur la page Facebook « RCA aujourd’hui » a donné lieu à une centaine de commentaires. Ceux-ci expriment des opinions variées à l’égard de l’information et de son statut de vérité. Certains adhèrent à la thèse avancée dans l’article (ou tout du moins à la parabole politique qu’elle contient) et s’indignent : « C’est ignoble ce genre de trafic 😡 » ; « Le gouvernement français sont des cochons salé[s] » ; « Maudit soit le jour où Emmanuel Macron est entré dans les ovaires de sa mère » ; « D’accord [d’abord ?] nos terres et maintenant ils convoitent nos corps. L’homme blanc 🙄😏 ». Mais ces avis sont moins nombreux que ceux qui dénoncent la fausseté de l’article (respectivement 16 % et 23 % de l’ensemble des commentaires) : « Balivernes ! » ; « Du n’importe quoi » ; « Réussir à pondre des âneries pareilles sans la moindre preuve, c’est inouï ! » Plusieurs sont d’ailleurs conscients qu’il s’agit d’une opération de désinformation : « Fake New[s], depuis quand on prend le pénis d’une personne pour remplacer chez une autre ? Votre propagande est fausse » ; « Fausses informations. Dites tout simplement que vous faites partie des individus qui veulent déstabiliser la tranquillité centrafricaine » ; « Vos chefs russes ont bien travaillé et Facebook prend l’argent des Wagner ».

De nombreux internautes s’interrogent ou mettent en doute l’article en soulignant l’absence de preuves (18 %) : « 🙆 vrai ? » ; « Pas vérifié » ; « C’est quoi cette histoire ? Y’a-t-il des preuves ? » Quelques-uns s’amusent de cette extravagante théorie conspirationniste (4 %) : « Vous êtes vraiment bête 🤣 », « Il y a très longtemps [que] la RCA manque les [de] pénis ». Cela révèle que les théories du complot, rumeurs, légendes urbaines et autres bullshit news infos bidon ») circulent aussi parce qu’elles font rire et non parce qu’elles sont prises au sérieux. Un petit nombre de personnes se montrent perplexes (9 %), sans qu’on puisse déterminer si leur étonnement exprime l’incrédulité ou l’indignation : « Où va le monde », « Quoiiiiii ???? » Enfin, presque un tiers des commentaires ne formulent aucun jugement épistémique. En résumé, l’incrédulité, le scepticisme et la dérision dominent, tandis que l’adhésion à la théorie du complot reste minoritaire. Il en va d’ailleurs de même du vol de sexe de manière plus générale : il suscite autant le doute que la croyance.

Comme je l’ai mentionné, plusieurs médias africains ou s’intéressant à l’actualité du continent ont rapidement publié des articles réfutant la fausse nouvelle et pointant qu’il s’agissait d’une opération de manipulation, à l’instar des services de fact-checking des Observateurs, la plateforme collaborative de la chaîne d’information internationale France 24, ou de Radio Ndeke Luka, un média centrafricain certifié par la Journalism Trust Initiative, lancée par Reporters Sans Frontières. Cette vérification journalistique a eu un effet concret, puisqu’elle a conduit à la rétractation de l’infox par Bamada.net dix jours après sa mise en ligne. Le 7 novembre, le site publiait en effet une « clarification suite à un article non vérifié » :

« Chers lecteurs, Bamada a republié le 28 octobre un article intitulé “Centrafrique : disparitions inexpliquées de parties intimes chez des hommes : la France suspectée ?” Le conditionnel a été utilisé pour rapporter les éléments de l’article, mais la rédaction n’a pas procédé à une vérification des informations. Il est fort probable qu’il s’agisse d’une fausse information et nous avons préféré dans ce contexte supprimer l’article. »

Derrière l’apparence de l’honnêteté et du respect de l’éthique professionnelle, tout porte à croire que le communiqué est en réalité insincère. Il semble que la rétractation avait été anticipée dès le départ et donc que la rédaction savait que l’information était fausse, comme le montre le recours spécieux au conditionnel journalistique, un usage si artificiel qu’il en devient abusif (par exemple : « certains diraient que l’organe disparaîtrait complètement, tandis que d’autres affirmeraient qu’il ne ferait que rétrécir »). Tout le texte a été systématiquement passé au conditionnel afin de diluer par avance la responsabilité de la rédaction du site d’actualité (alors que la version anglaise publiée au Nigeria n’utilisait que l’indicatif). La ficelle paraît grosse, mais elle permet de se livrer à de la désinformation tout en donnant l’illusion d’être un média sérieux, capable de reconnaître ses erreurs. Toujours est-il que l’article rétracté n’est plus consultable sur le site de Bamada. Il en est de même des republications sur Facebook, désormais partiellement inaccessibles : le texte est flouté et couvert d’un bandeau indiquant qu’il s’agit de « fausses informations ». Dessous, un lien alternatif renvoie vers l’article des Observateurs de France 24, clairement étiqueté comme un « média de vérification » [9]. Il reste possible d’accéder à l’infox originale, mais cela nécessite plusieurs clics et la lecture d’une seconde mise en garde.

La réfutation de l’infox par le journalisme de fact-checking a suscité une contre-attaque. Sur plusieurs groupes Facebook consacrés à la Centrafrique (ici et ici), un internaute habitué à relayer la propagande russe publiait le 4 novembre le message suivant : « Récemment, des médias et des leaders d’opinion français se sont empressés d’accuser les Russes de diffuser des “fake news” et des messages de propagande au sujet du vol de sexe en RCA. Cependant, l’absence de preuves solides suggère que c’est la France qui a lancé ce faux pour accuser alors la Russie, son principal rival en Afrique. » La thèse est également reprise par un média ivoirien. Cette mise en abyme de la désinformation permet d’accuser sa cible des manipulations que l’on commet soi-même. Il s’agit d’une stratégie éprouvée : les sites d’actualité prorusses reprochent régulièrement aux médias de fact-checking de diffuser des fausses nouvelles et de propager la haine en ligne. Cela n’est pas sans rappeler l’usage du terme fake news par Donald Trump, incriminant les organes de presse qui réfutent ses mensonges, erreurs ou approximations de faire de la désinformation : « You’re fake news ! » Cette rhétorique orwellienne vise à empêcher le départage du vrai et du faux en semant le trouble et en polarisant l’opinion publique.

Malgré cette contre-attaque, il semble que l’opération de désinformation n’a eu qu’un impact limité. L’explication conspirationniste du vol de sexe n’a probablement pas convaincu grand monde, comme le laisse supposer le scepticisme des réactions sur les réseaux sociaux. Étant donné le poids du biais de confirmation en matière d’opinion politique, on peut faire l’hypothèse que seules les personnes déjà hostiles à la France ont adhéré à la théorie du complot avancée par l’article, ou ont en tout cas fait mine d’y adhérer afin de mieux pouvoir s’indigner. Cela dit, l’objectif de la désinformation n’est sans doute pas tant de convaincre que d’attirer l’attention et de faire parler d’elle. À cet égard, l’opération peut paraître réussie : l’infox a été simultanément publiée en français et en anglais dans la presse malienne et nigériane ; elle a été reprise et commentée sur les réseaux sociaux ; elle a été repérée et réfutée par des rubriques de fact-checking, ce qui constitue une forme de visibilité, même négative. Mais en réalité, la diffusion de la fausse nouvelle et l’exposition du public ont été relativement réduites. Sa visibilité est artificielle, comme le montrent les faux likes. Les partages et republications sont essentiellement le fait des acteurs de la manipulation eux-mêmes. La fausse information est donc restée encapsulée dans la sphère prorusse et n’a pas trouvé le chemin d’un élargissement aux médias plus conventionnels, condition nécessaire pour toucher un vaste public.

Rumeur versus infox

Cela laisse entrevoir ce qui distingue la rumeur originelle des vols de sexe de sa reprise sous forme d’infox. Il ne s’agit pas d’une différence de médium. Certes, la diffusion de la rumeur passe par le bouche-à-oreille, tandis que l’infox est consubstantiellement liée aux moyens de communication de masse, car elle cherche à se faire passer pour une information comme celles produites par les médias traditionnels. Toutefois, une rumeur peut aussi être relayée par les médias. La presse écrite, la radio, la télévision et, plus récemment, internet et les réseaux sociaux ont offert une formidable caisse de résonance aux histoires de vol de sexe. Ils sont ainsi des vecteurs clés de la diffusion de la rumeur. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si celle-ci, née dans les années 1970 au Nigeria, ne s’internationalise que dans les années 1990, à la faveur de la libéralisation du secteur de la communication et de l’essor d’une presse dite populaire. Mais les journaux n’ont pas fabriqué de toutes pièces le vol de sexe, ils se contentent de donner un écho à la rumeur et aux incidents qu’elle déclenche : la médiatisation n’est que seconde. En somme, une rumeur peut être médiatisée, alors que l’infox est, par définition, un phénomène médiatique.

Cette différence est liée à un autre trait distinctif : la diffusion de la rumeur est spontanée, tandis que l’infox suppose l’intention de tromper. La rumeur est une information douteuse et non vérifiée, mais elle est généralement relayée de bonne foi. Son instrumentalisation est possible, mais comme pour la médiatisation, elle est secondaire. La rumeur des vols de sexe a parfois été exploitée à des fins xénophobes, comme lorsqu’un journal camerounais titrait en 1996 : « La science confirme. La chasse aux Nigérians voleurs de sexe est ouverte », attisant la haine et les violences contre eux, sur fond de contentieux frontalier entre les deux pays. Par contraste, l’infox est une information délibérément fausse ou trompeuse, fabriquée et relayée pour servir une cause idéologique. Elle est en cela comparable à la propagande. En somme, une fausse rumeur relève le plus souvent de la mésinformation (c’est une information erronée), tandis que l’infox relève toujours de la désinformation (c’est une information mensongère).

Cela se traduit par des dynamiques de diffusion distinctes. La rumeur se propage par flambées épisodiques. La synergie du bouche-à-oreille et de la médiatisation contribue à la dynamique épidémique des vols de sexe. Les incidents sont l’élément moteur de l’effet « boule de neige ». Telle une prophétie autoréalisatrice, la circulation de la rumeur suscite d’elle-même des incidents : parce qu’ils surviennent dans l’espace public, ces accusations, attroupements et violences sont l’occasion de témoignages qui, en circulant à leur tour (y compris depuis quelques années par le biais de vidéos postées sur les réseaux sociaux), relancent la rumeur de plus belle. Ces témoignages font basculer la rumeur dans un régime de preuve différent du simple on-dit et, partant, renforcent sa crédibilité. L’infox a elle aussi besoin de passer pour fiable et donc de faire appel à des sources d’autorité, mais celles-ci sont contrefaites : faux témoignages et surtout faux experts bardés de faux diplômes, fausses institutions de recherche, fausses études scientifiques. La désinformation se réclame de l’autorité de la science, même si c’est pour la saper en la travestissant.

Malgré ces efforts pour contrefaire le vrai, dans bien des cas, l’infox ne prend pas et sa diffusion reste limitée, car son artificialité transparaît de façon trop manifeste. Il est certes difficile de juger de l’intention de tromper, d’autant qu’une infox peut avoir été fabriquée de manière mensongère, mais être ensuite retransmise de bonne foi par des tiers. C’est d’ailleurs l’objectif de toute opération de désinformation. Mais de telles réussites ne sont probablement pas si fréquentes et il faut sans doute relativiser l’influence des fake news. L’infox à propos des vols de sexe le suggère en tout cas : les personnes qui l’ont élaborée ont échoué à la faire circuler bien au-delà de leurs propres cercles, puisqu’elle n’est guère relayée que par les acteurs prorusses eux-mêmes. L’écosystème d’internet facilite la désinformation (prolifération des sites d’information, partage instantané sur les réseaux sociaux, bulles de filtre, usines à trolls…) [10]. Mais il peut également en limiter la portée réelle. Née dans un recoin du web, une infox y reste souvent enkystée. Le faux article sur les vols de sexe tente de tirer profit de l’actualité récente de la rumeur en Centrafrique, mais trop artificiel et décalé dans le temps, il ne parvient pas à relancer sa diffusion spontanée dans le pays. En définitive, si une rumeur peut servir à fabriquer une infox, il est beaucoup plus difficile de transformer une infox en rumeur.

par Julien Bonhomme, le 8 avril

Pour citer cet article :

Julien Bonhomme, « Macron et les voleurs de sexe. Rumeur et désinformation en Afrique », La Vie des idées , 8 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Macron-et-les-voleurs-de-sexe

Nota bene :

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Notes

[1Steve Fleitz, «  Centrafrique : Disparitions inexpliquées de parties intimes chez des hommes, la France suspectée  ?  », Bamada.net, mis en ligne le 28 octobre 2024, supprimé le 7 novembre. Je remercie Nathan Gallo, journaliste aux Observateurs de France 24, de m’avoir signalé cet article.

[2Julien Bonhomme, Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une rumeur africaine, Paris, Seuil, 2009.

[3Nancy Scheper-Hughes, «  Theft of Life. The Globalization of Organ Stealing Rumours  », Anthropology Today, vol. 12, n°3, 1996, p. 3‑11  ; Luke Freeman, «  Voleurs de foies, voleurs de cœurs. Européens et Malgaches occidentalisés vus pas les Betsileos (Madagascar)  », Terrain, n°43, 2004, p. 85‑106  ; Andrew Canessa, «  Fear and loathing on the kharisiri trail. Alterity and identity in the Andes  », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 6, n°4, 2000, p. 705‑720  ; «  Trafic d’organes : est-il vrai que des vols de reins ont lieu à Paris  ?  », Libération, 29 octobre 2019.

[4Nathan Gallo, «  Rumeur des “pénis volés” en Centrafrique : autopsie d’une intox anti-française  », Les Observateurs-France 24, 1er novembre 2024  ; «  FAUX, Alexandre Piquet, conseiller de l’Ambassade de France en Centrafrique n’est pas impliqué dans la disparition de sexe masculin  », Radio Ndeke Luka, 1er novembre 2024.

[5Léa Péruchon, «  “Je ne le fais pas seulement pour moi” : les révélations d’un ex-propagandiste sur les secrets de la désinformation russe en Centrafrique  » et «  Propaganda Machine : l’offensive de la Russie contre l’information au Sahel  », Forbidden Stories, 21 novembre 2024.

[6Delphine Peiretti-Courtis, «  Origines et survivances des stéréotypes raciaux : la construction d’une “masculinité africaine”  », De facto, n°34, 2023.

[7Luise White, Speaking with vampires. Rumor and history in colonial Africa, Berkeley, University of California Press, 2000.

[8Guillaume Lachenal, Le médicament qui devait sauver l’Afrique. Un scandale pharmaceutique aux colonies, Paris, La Découverte, 2014.

[9Les Observateurs de France 24 font partie des médias partenaires de Facebook pour le fact-checking, partenariats dont la fin vient d’ailleurs d’être annoncée en janvier 2025 par Mark Zuckerberg au nom de la «  liberté d’expression  », dans le contexte du retour de Donald Trump à la Maison-Blanche.

[10David Chavalarias, Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions, Paris, Flammarion, 2022.

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