Recensé : Minayo Nasiali, Native to the Republic. Empire, Social Citizenship, and Everyday Life in Marseille since 1945, Londres, Cornell University Press, 2016, 231 p.
La décision prise par six familles de squatter une maison vacante du centre-ville de Marseille en 1946, la formation d’un comité de quartier à Saint-Charles (1er arrondissement) en 1950, l’organisation d’un « bal des ascenseurs » à Saint-Barthélémy (14e arrondissement) en 1982 et la création d’un groupe de hip-hop (B.Vice) à La Savine (15e arrondissement) en 1989 : ces micro-événements participent-ils d’une histoire commune ? Minayo Nasiali, assistante-professeur à l’Université de Californie-Los Angeles, répond par l’affirmative dans cet ouvrage présentant des résidents marseillais qui, quelle que soit leur origine ou leur nationalité, ont su affirmer localement, pendant cinquante ans, une citoyenneté sociale soucieuse d’améliorer un environnement urbain souvent difficile.
L’histoire du logement en France est un champ d’étude largement scruté, avec des recherches portant sur les initiatives de rénovation et de réhabilitation urbaines étatiques et centralisées, mettant en lumière le rôle des ministères et des hauts fonctionnaires sur des groupes spécifiques (Portugais, Algériens), sur des organisations (la SONACOTRA par exemple) ou sur les « pathologies urbaines » nées des quartiers dits « sensibles » et des « grands ensembles ». Dans ce domaine, Minayo Nasiali innove en plaçant le logement au cœur des luttes pour une citoyenneté sociale. Elle démontre comment les débats locaux autour du logement et de l’urbanisme aident à restructurer, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les relations entre les citoyens et l’État. Elle estime aussi que l’Empire colonial façonne ce processus dans la durée : les revendications des populations colonisées ou anciennement colonisées sont aussi tenaces en ce domaine que les discriminations qu’elles subissent.
De fait, l’historienne se place dans les interstices de l’historiographie du logement en France, un peu comme les « gens ordinaires » qu’elle étudie organisent leurs luttes dans les interstices pauvres de la ville. L’histoire de ces luttes est alors scrutée à partir des négociations quotidiennes entre les résidents de différents quartiers marseillais, les élus locaux et nationaux, les technocrates et autres experts (démographes, sociologues, urbanistes), grâce à des sources diverses comprenant des documents d’archives, des articles de presse et une enquête orale. Bien que la périodisation adoptée soit classique, la première partie (« Moderniser la cité impériale ») portant globalement sur les « Trente Glorieuses » et la seconde partie (« L’État Providence en déclin ? ») sur la fin de celles-ci, Minayo Nasiali donne à comprendre des mécanismes qui, pour être toujours marqués par leur contexte, dépassent cette simple chronologie.
Les gens ordinaires et leurs petites victoires
Tout au long du second 20e siècle (1945-2000), l’urbanisme marseillais, comme dans d’autres villes françaises, est l’objet de crises multiples et récurrentes : pénuries de logements dans l’immédiat après guerre (32 000 familles sans logements en 1946), hébergements temporaires devenus permanents dans les bidonvilles, les camps d’hébergement ou les cités de transit dans les années 1950-1960, « sarcellite » (du nom donné à cette « névrose » dont peuvent souffrir les habitants des grands ensembles) et violences urbaines dans les grands ensembles dans les années 1970-1980. Durant ces crises, les habitants se mobilisent pour améliorer leur ordinaire. Ils créent à la fin des années 1940 un « comité d’entente des squatters », qui rassemble près de 500 squats dans l’agglomération marseillaise en 1949. Dans les années 1950, se montent des « comités d’intérêts de quartiers », associations destinées à servir d’interlocuteurs entre les habitants d’un quartier et les élus locaux sur des sujets variés comme la voirie, le voisinage, la propreté, etc. Un collectif d’habitants à Saint-Barthélémy, quartier défavorisé doté de grands ensembles, voit encore le jour en 1982, et des médiateurs culturels et des Maisons des jeunes et de la culture font progressivement leur apparition à Marseille. Pétitions, lettres individuelles adressées au maire et notamment à Gaston Deferre (maire de 1953 à 1986), entretiens demandés avec les autorités : tous les moyens sont mobilisés pour obtenir des droits, améliorer les conditions d’existence et participer aux plans de réorganisation des quartiers. L’État-providence est aussi façonné par le bas.
De nombreuses « rencontres improbables » [1] se nouent entre résidents d’un même quartier, sans distinction d’origine. Métropolitains, migrants européens, sujets coloniaux parlent une même langue et revendiquent le même droit au logement, bien avant les solidarités de Mai 68. Catholiques (avec le Mouvement populaire des familles) et communistes (à travers la CGT) aident de concert les squatters. On découvre, alors, que de nombreuses familles colonisées réclament dans leurs lettres au maire une amélioration de leurs conditions de logement : ces familles luttent aux côtés de leurs voisins métropolitains, selon les mêmes modalités et avec les mêmes objectifs. Ainsi, en 1960, Slimane T. en appelle au maire pour obtenir une « maison confortable ou au moins une maison avec toilettes ». Dans sa lettre, il se présente comme un ouvrier du bâtiment performant (6 jours de travail par semaine) et comme un pilier solide de sa famille nombreuse (4 enfants) ; il affirme que son épouse est une femme au foyer exemplaire et insiste sur les services historiques rendus par sa famille à la France. Bref, il est un citoyen actif et un membre productif de la nation.
Le soubassement idéologique de ces luttes quotidiennes, individuelles ou plus collectives, évolue avec le temps. Au sortir de la guerre, si le logement est vu comme un droit de l’homme universel, il devient, progressivement, un droit réservé aux citoyens et plus particulièrement aux citoyens méritants. Dans les années 1980, il s’agit d’associer les riverains, notamment les jeunes, aux nouveaux projets, puis de favoriser le multiculturalisme. Ces micro-luttes quotidiennes sont ponctuées de « petites victoires » (p. 118), mais aussi de vrais échecs.
« Logiques de l’exclusion »
Minayo Nasiali démontre comment, dans cette construction par le bas d’une citoyenneté sociale, les « logiques de l’exclusion » – pour reprendre le titre d’un ouvrage de Norbert Elias – sont aussi nombreuses que discrètes. En premier lieu, les anciens résidents sont fréquemment hostiles aux nouveaux et réclament une priorité dans la mobilité résidentielle. C’est ainsi qu’Arnaud R., président de l’association des résidents de Saint Charles peut affirmer face aux habitants nouvellement installés : « Nous, les résidents, conscients de nos besoins et de nos droits, demandons l’éviction des nomades ».
En deuxième lieu, les différences ethniques et raciales sont régulièrement réactivées, dans le contexte de la décolonisation comme dans les époques ultérieures, tant par les institutions que par les habitants eux-mêmes. Cela est vrai des politiques destinées à reloger les squatters : les familles métropolitaines sont envoyées vers des logements HBM ou HLM quand les familles « nord-africaines » sont davantage conduites vers les camps de Grand Bastide et de Grand Arenas. Cela est vrai également des politiques de suppression des bidonvilles. Quand les familles de Peysonnel sont étiquetées, classées et envoyées généralement dans des cités de transit, les résidents « nord-africains » sont qualifiés d’ « Algériens » ou vice versa : la nationalité devient un critère primordial de classement et de discrimination.
En troisième lieu, l’affiliation politique joue plus précisément dans le cas marseillais : les résidents n’hésitent jamais à utiliser le patronage et bien des communistes se plaignent d’être déconsidérés dans leurs demandes, comme lors de l’effondrement de l’immeuble du quartier Saint-Lazare, le 26 juin 1960. Le système du « hochement de tête » et du « clin d’œil » – euphémismes par lesquels les Marseillais désignent le clientélisme – fonctionne à plein, bien que toujours nié par les hommes politiques.
Franchir les micro-frontières sociales
Dès lors, de nombreuses micro-frontières séparent des habitants qui luttent pourtant pour des projets similaires. Les divisions peuvent venir de la base (de l’immeuble, du quartier), comme lorsqu’en 1984, des voisins protestent contre la nomination d’un gardien « fils de harki » par la SONACOTRA et obtiennent la nomination d’un Tunisien, ce qui conduit les harkis à protester à leur tour… Mais les divisions peuvent aussi venir de la sphère scientifique : les travaux conduits au sein de l’INED sur le « seuil de tolérance » ou sur « le rééquilibrage social » – autrement dit sur la proportion d’étrangers ou de familles précaires à ne pas dépasser dans des habitations collectives – sont ensuite récupérés par les autorités nationales comme, au niveau local, par les résidents, pour justifier certaines discriminations.
Finalement, les divisions sont toujours instrumentalisées par la sphère politique. Progressivement, les affrontements entre riverains deviennent plus idéologiques du fait de la montée des incertitudes économiques. Le « massacre du bus 72 » (un Algérien souffrant de problèmes mentaux tue le conducteur d’un bus et blesse de nombreux passagers le 25 août 1973), le meurtre d’un jeune comorien de 17 ans, fondateur de B. Vice (Ibrahim Ali Abdallah) près de La Savine, le 21 février 1995, sont autant d’événements instrumentalisés pour pointer les enjeux des tensions de voisinage dans les années 1970-1980.
Les politiques de la ville menées sous François Mitterrand (1981-1995) apportent un renouveau dans les quartiers marseillais quand sociologues, politiques et résidents tentent de favoriser le « vivre ensemble », ainsi qu’une citoyenneté sociale pratique et quotidienne. L’aide apportée aux jeunes dans le domaine musical et artistique en témoigne : l’ouverture d’une école de musique, l’essor du hip-hop (danse, chants, tags), l’engagement de jeunes dans des associations de quartier sont autant d’exemples d’une énergie créatrice impulsée à l’échelon local et du refus de se laisser imposer des politiques non désirées. Cela est aussi illustré à travers l’engagement dans la durée de certaines personnalités locales comme Françoise Ega qui, pendant plusieurs années, se démène dans la cité du Grand Saint-Barthélémy où elle crée des Amicales (dont l’Amicale générale des travailleurs antillais et guyanais), exige l’amélioration du système de transports publics, la création d’un centre culturel, et même la réparation d’un ascenseur, qui donnera lieu au « bal des ascenseurs », organisé pour collecter les fonds nécessaires à sa remise en marche.
En guise d’épilogue, Minayo Nasiali ouvre une fenêtre sur les nouveaux débats autour de la revitalisation urbaine lancée dans les années 2000 à Marseille pour faire – ou refaire – de la ville et sa région une « Californie de l’Europe ». Elle démontre alors que, comme Sisyphe, les « gens ordinaires » ne cessent d’agir pour modifier leur quotidien. Sur un plan politique, le livre offre sans nul doute des arguments à opposer à ceux qui doutent encore de l’utilité du droit de vote des étrangers à l’échelon local, longtemps promis par une partie de la gauche et systématiquement repoussé. Sur le plan scientifique, il présente le logement comme matrice essentielle des luttes sociales et écologiques du 20e siècle en France, luttes destinées à améliorer la qualité de l’environnement urbain sous toutes ses formes. Il invite aussi à décloisonner les recherches sur les groupes sociaux et les institutions grâce à une histoire qui croise sans cesse différents objets, comme l’État-Providence, les nationalités, les classes sociales, le logement, les associations, l’écologie, etc. Mais il donne également l’envie d’explorer des trajectoires plus individuelles pour suivre la sortie de ces cycles vécus dans un même quartier, mais pas forcément par un même individu. In fine, il enrichit l’histoire populaire portée récemment par Michelle Zancarini-Fournel, une histoire de « luttes et de rêves » [2].