L’ouvrage de Frédéric Monferrand propose une relecture critique des Manuscrits de 1844 de Karl Marx. En insistant sur les pathologies du travail – diminution de l’espérance de vie, malformations physiologiques – la description de l’expérience prolétarienne permettrait de mieux envisager la nature des institutions modernes – notamment le statut de l’État, de la propriété privée, de la division du travail et de l’argent. Le « social » ainsi entendu ne se limite donc pas à la manipulation de symboles mais relève avant tout de pratiques qui engagent le corps des travailleurs et des travailleuses et transforment les milieux qui les environnent (d’où la portée « ontologique » du propos, explicitée dans l’introduction intitulée « Capitalisme, naturalisme, ontologie », p. 11-28).
Pour une phénoménologie critique
Dans la première partie de l’ouvrage (« Phénoménologie de l’expérience prolétarienne », p. 29-131), Frédéric Monferrand propose de lire les Manuscrits de 1844 comme une « enquête ouvrière », c’est-à-dire comme une description de l’expérience des ouvriers et des ouvrières du milieu du XIXe siècle. L’intérêt critique d’une telle démarche, pour Marx, consiste à reconnaître la misère du mode de vie des prolétaires comme la conséquence du développement capitaliste – et non comme l’effet de leur morale supposément dépravée, ou comme le succédané d’un Ancien Régime que le progrès industriel s’apprête à dépasser. Marx insiste alors sur les peines physiques et psychiques qu’endurent les travailleurs et les travailleuses, ainsi que sur certains phénomènes plus complexes, comme la disparition des besoins et des désirs qui, faute de pouvoir être satisfaits, sont refoulés : c’est le cas non seulement pour les désirs « sociaux », comme le désir de voyager ; mais c’est aussi le cas pour des besoins primaires, comme la réduction de la nourriture à la stricte alimentation [1]. À ce niveau, l’expérience prolétarienne ne se réduit pas simplement au manque de ce qu’on n’a pas les moyens de se procurer ; elle produit également la disparition du désir lui-même, « de la passivité qui est au principe de tout activité, de l’épreuve d’un manque sans lequel aucune capacité n’a de raison de s’activer » (p. 96). L’intérêt de la première partie de l’ouvrage est ainsi de présenter en quels sens le capital structure l’expérience vécue des agents sociaux, en distinguant différentes formes d’aliénations sociales :
Être aliéné, c’est donc ici être soumis aux mécanismes aveugles de l’accumulation. Des mécanismes sur lesquels ni les travailleur·euses, ni les capitalistes n’ont de prise, puisqu’ils contraignent les premier·ères à se montrer discipliné·es pour éviter le chômage et les seconds à rester compétitifs pour éviter la faillite (p. 85).
C’est cette minutie dans la description qui, selon Frédéric Monferrand, justifie l’expression de « phénoménologie ». De fait, l’analyse correspond à ce qu’on a récemment nommé « phénoménologie critique », à savoir la description d’une expérience située au sein du champ social (en termes de race, de classe ou de genre par exemple), qui permet d’identifier certains mécanismes oppressifs afin de les critiquer [2]. Dans le texte de Marx, le privilège épistémique des prolétaires tient largement à leur situation de domination : celle-ci les rend particulièrement sensibles aux mécanismes de contraintes inhérentes au champ social, du simple fait qu’ils et elles ont intérêt à les connaître pour les combattre (p. 69). C’est pourquoi le perspectivisme de Marx n’a rien d’un relativisme plat mais inaugure plutôt une tradition d’épistémologies du point de vue situé, le caractère situé n’était pas en lui-même contradictoire avec une prétention à la vérité (p. 62) [3].
Mettre la vie au travail
L’expérience vécue de la misère constitue alors une porte d’entrée pour une réflexion sur la nature du social. Selon une longue tradition de lectures philosophiques de Marx, qui court de Herbert Marcuse à Louis Althusser, les Manuscrits de 1844 se caractérisent avant tout par l’affirmation d’une spécificité anthropologique : l’homme se distingue des autres animaux par son travail, c’est-à-dire par sa capacité à créer volontairement un monde d’artefacts au sein duquel il évolue. Cette lecture fait ainsi du travail le « propre de l’homme » et a pu ainsi être considérée comme un humanisme (qui insiste sur l’exceptionnalité du sujet humain, défini par distinction avec le reste de la nature). Dans la deuxième partie de l’ouvrage (« Ontologie du capitalisme », p. 133-227), Frédéric Monferrand s’attache à critiquer cette interprétation. Du point de vue de l’expérience vécue, en effet, le travail n’est pas d’abord le « propre de l’homme », mais bien une contrainte externe où s’enracine notre expérience de l’aliénation (p. 195). C’est en ce sens que l’expérience des prolétaires ouvre sur une définition du capitalisme comme « mise au travail » :
La critique de l’aliénation formulée dans les Manuscrits de 1844 ne repose pas sur une anthropologie philosophique aux accents existentialistes. Elle débouche, au contraire, sur une ontologie sociale sobrement naturaliste. Car ce n’est pas parce qu’il aurait décidé a priori que “l’être de l’homme” est de travailler que Marx critique les institutions du capital comme un facteur d’injustice ou de non-liberté. C’est parce qu’il voit dans le capitalisme une vaste entreprise de mise au travail des corps et des milieux qu’il le conçoit finalement comme un processus historiquement particulier, et particulièrement aliénant, de socialisation de la nature humaine et non humaine » (p. 27).
L’analyse de la « mise au travail des corps et des milieux » permet d’ouvrir la problématique au domaine écologique. Depuis le début des années 2000, des auteurs comme Paolo Virno, Michael Hardt ou Toni Negri ont en effet montré que le capitalisme ne fonctionne pas tant en brimant les désirs qu’en orientant à son profit des tendances vitales qui lui préexistent [4]. Frédéric Monferrand prolonge cette lecture « vitaliste » du capitalisme comme « subsomption capitaliste de la vie » (p. 220) ; mais il l’ouvre résolument à une dimension non-anthropocentrée, en montrant que le capital « aliène [aussi] les êtres non humains de leurs interactions et de leur agentivité » (p. 224). Et ce ne sont pas simplement les animaux qui sont mis au travail pour leur puissance motrice (comme les chevaux de labour) ou leurs capacités de production (comme les animaux d’élevage). C’est plus largement l’ensemble du vivant (des végétaux aux microbes en passant par les champignons) qui est tendanciellement mis à contribution, via le processus de pollinisation ou le stockage de carbone par les tourbières [5] :
Une entreprise cesserait tout simplement d’être compétitive si elle devait payer les “services” que lui rendent gratuitement l’écosystème en question ou investir dans une infrastructure artificielle de substitution. […] Il apparaît que l’appropriation gratuite de l’agentivité du non-humain constitue la condition de l’accumulation de profits par l’exploitation de l’activité humain (p. 225).
Une histoire des sensibilités environnementales ?
Dans la troisième partie de l’ouvrage (« Le naturalisme historique », p. 229-300), Frédéric Monferrand en vient à qualifier l’analyse de la « mise au travail » des corps et des milieux de « naturalisme historique ». La catégorie de « naturalisme » alors utilisée ne consiste ni à identifier une partie du monde qui s’opposerait à la culture, ni à affirmer que les sciences « naturelles » pourraient à elles seules expliquer l’évolution des sociétés humaines. Il s’agit plutôt d’affirmer que chaque société définit un certain rapport à la nature, entendue dans le double sens de la nature « en nous » (les corps, les besoins et les tendances des humains) et de la nature « hors de nous » (les écosystèmes). En insistant ainsi sur « l’homme nécessiteux » qui « n’a aucun sens pour le spectacle le plus beau », ou sur le « marchand de minéraux » qui « ne voit que la valeur mercantile, mais pas la beauté, ni la nature spécifique du minéral [6] », Marx montre que « ce que peut un corps, ce qu’il est capable de faire et d’éprouver, dépend de l’organisation de la société à un moment de son développement » (p. 91). C’est alors sur l’historicité de l’expérience « sensible », et même « sensorielle », qu’insiste Frédéric Monferrand, Marx affirmant que notre « appareil sensoriel » évolue historiquement :
En soutenant que les cinq sens font l’objet d’un processus de Bildung, de culture ou de formation, Marx, chercher à attirer l’attention sur le fait suivant : s’il nous est naturel de percevoir le monde à travers la vue, l’ouïe ou le toucher, ce que l’on y perçoit comme le manière dont on le perçoit varie en revanche selon les époques et les sociétés (p. 271).
Ce faisant, Marx s’inscrit en fait dans la « (pré)histoire des sensibilités [7] », et même dans l’histoire des « sensibilités environnementales » si on admet que les sens en question sont des interfaces avec l’environnement [8]. Tout l’intérêt du concept d’aliénation dans ce contexte est de pouvoir décrire, non seulement différentes organisations sensorielles, mais des organisations sensorielles plus ou moins « développées », plus ou moins « riches », plus ou moins « épanouies » ou plus ou moins « raffinées » (p. 126, 272) ; bref, d’articuler une approche descriptive ou analytique de l’histoire des appareils sensoriels et une approche normative ou politique des organisations sensorielles plus ou moins désirables. Or, on peut se demander si, au-delà d’une « éducation esthétique aux accents schillériens » (p. 125), la revendication d’un « enrichissement des sens » et d’un « monde plus différencié » (p. 126) possède réellement une portée socio-politique précise.
Certes, on a pu affirmer que la Modernité se caractérisait par une « crise de la sensibilité » à la nature (au sens d’une incapacité à percevoir et identifier les êtres naturels qui nous entourent) et qu’un « enrichissement » de nos percepts serait ainsi un moyen efficace pour lutter contre une amnésie environnementale généralisée [9]. Pourtant, si on suit jusqu’au bout l’idée selon laquelle l’histoire des sens est dépendante de l’histoire de l’organisation sociale, et que la division du travail social s’accompagne d’une division du travail perceptif, il n’y a aucune raison d’affirmer qu’un « enrichissement » ou un « affinement » de la sensibilité soit par nature désirable [10]. Pour que prospèrent les industries de vin ou de soja, il a fallu développer chez les consommateurs et les consommatrices une capacité à identifier un soja élevé en fûts de cèdre ou un vin particulièrement tanique [11]. Et la capacité à distinguer les paillettes d’or du sable noir est un prérequis de la formation des orpailleurs et, corrélativement, de l’exploitation industrielle des minerais d’or [12] : on peut donc comprendre le « plein développement de la sensibilité » comme une manière d’utiliser tous les aspects de la nature, c’est-à-dire dans un sens très utilitariste voire extractiviste. Dès lors, faut-il considérer la sensibilité raffinée comme également aliénée (mais dans un sens du terme qui reste à préciser) ? Ou faut-il plutôt penser l’aliénation de la sensibilité en dehors de l’alternative appauvrie/enrichie (mais dans de cas, sur quels critères) ? Ou encore : faut-il promouvoir une sensibilité volontairement limitée (au sens d’une sobriété voulue) ? Si la difficulté est évoquée, l’ouvrage ne tranche pas réellement ces questions [13]. Dans sa conclusion (« La résurrection de la nature », p. 302-314), l’auteur en appelle plutôt à une prise de conscience du rôle que jouent les insectes, les virus ou les bactéries dans l’habitabilité du monde et à un « réensauvagement » de la nature, c’est-à-dire à la préservation de vastes espaces d’évolution sans intervention humaine. L’ouvrage articule ainsi l’exégèse minutieuse du texte jeune marxien et son actualisation dans le champ de l’écologie politique, sans faire de Marx un penseur inouï qui aurait par avance anticipé tous les enjeux féministes ou écologistes contemporains auxquels il demeure largement étranger. Ce faisant, Frédéric Monferrand approfondit de façon particulièrement claire et convaincante le dialogue entre éco-marxisme, phénoménologie critique et histoire des sensibilités environnementales en montrant que la catégorie d’« aliénation » constitue là encore un concept fondamental pour l’analyse contemporaine.
Frédéric Monferrand, La nature du capital. Politique et ontologie chez le jeune Marx, Paris, Éditions Amsterdam, 2024, 320 p., 22 €.