230 ans après leur parution, sont enfin traduites en français les Heures matinales de Mendelssohn, qui fut à la fois le premier philosophe juif allemand et le dernier des métaphysiciens classiques : un autre aspect des Lumières allemandes.
À propos de : Moïse Mendelssohn, Heures matinales. Leçons sur l’existence de Dieu, Puf
230 ans après leur parution, sont enfin traduites en français les Heures matinales de Mendelssohn, qui fut à la fois le premier philosophe juif allemand et le dernier des métaphysiciens classiques : un autre aspect des Lumières allemandes.
L’excellente traduction des Heures Matinales. Leçons sur l’existence de Dieu vient combler une double lacune. La première concerne Moïse Mendelssohn, nom emblématique de la grandeur de la symbiose judéo-berlinoise ; la seconde concerne l’Aufklärung, Lumières allemandes assez différentes des Lumières françaises. Une très belle exposition cet été au musée juif de Berlin – avec un superbe catalogue – rendait hommage à ce fondateur du judaïsme moderne, et une évocation permanente de la Mendelssohn Remise (Jägerstrasse) dans les lieux même de la banque éponyme honore la famille et sa postérité.
Moïse Mendelssohn fut le premier philosophe juif allemand et non seulement un prosateur et un critique envié, mais aussi un philosophe reconnu, le traducteur de la Bible en hochdeutsch (en caractères hébraïques, avec un commentaire en hébreu), l’initiateur d’une nouvelle manière d’être juif et citoyen du monde notamment par sa Jérusalem. « Tout le monde ne peut écrire comme Mendelssohn » disait Kant avec une pointe de jalousie, le décrivant comme penseur « subtil » jusqu’à le gratifier d’une réfutation – peu convaincante – dans la seconde édition de la Critique de la raison pure.
Ce texte fut écrit au soir d’une vie trop courte qui le mena de Dessau en Anhalt où il naît en 1729 (la même année que Lessing qui l’immortalisa dans Nathan le Sage en 1779) à Berlin en Prusse où il meurt en 1786 quelques mois avant Frédéric II (roi philosophe et pourtant judéophobe) et qui fit d’un petit juif de province autodidacte issu d’une famille traditionaliste un des philosophes les plus lus en Europe au XVIIIe siècle ainsi que par les ténors de l’idéalisme allemand. Précepteur dans une riche famille, il fut directeur d’une soierie. Moshe le fils de Mendel comme on l’appellera encore longtemps deviendra Moses Mendelssohn, le Platon allemand, le Socrate de Berlin ! Il est le grand-père du musicien Felix Mendelssohn et le premier né d’une famille prestigieuse qui existe encore aujourd’hui répartie sur la planète.
Dès son arrivée à Berlin, par la porte de Halle en 1743, il gravit les échelons de la reconnaissance intellectuelle. Il faut dire que la capitale se mue d’une ville de garnison en une métropole intellectuelle grâce à deux communautés, les Juifs tolérés de nouveau depuis 1671 (expulsés de Vienne) et les Huguenots depuis 1685 (expulsés de France). Frédéric réclamera d’ailleurs un nouvel édit de Nantes, tant les avocats, les banquiers et les professeurs jouèrent un rôle important dans la naissance de la Prusse moderne. Avec les luthériens ‘locaux’, les calvinistes, les émigrés de Bohème et tous les bannis de l’Europe, jésuites y compris, cette ville se hissera vite au niveau de ses rivales de Londres et de Paris. Ville sans université, mais avec une académie prestigieuse fondée par Leibniz en 1700, une de ses originalités est sa classe de philosophie spéculative qui accordera son premier prix à Mendelssohn en 1763 avec son Traité sur l’évidence, un jeune enseignant de Königsberg, Emmanuel Kant, devra se contenter de l’accessit. Puis ce sera un Phédon (1767) qui lui assurera une gloire européenne avec sa tentative de reformuler les preuves de l’immortalité de l’âme. Jérusalem, ou Pouvoir religieux et Judaïsme (1783) fondera la charte du judaïsme moderne, montrant comment on pouvait être fidèle à une double tradition intellectuelle [1]. Ici encore Kant ne ménagea pas son admiration :
Monsieur Friedländer (un disciple de Mendelssohn, élève de Kant) vous dira combien, en lisant votre Jérusalem, j’en ai admiré la pénétration, la subtilité et l’intelligence. Je considère ce livre comme la proclamation d’une grande réforme – certes lente dans son instauration et son progrès – qui ne concernera pas seulement votre nation, mais d’autres aussi. Vous avez su concilier votre religion avec une liberté de conscience telle qu’on ne l’aurait jamais cru possible de sa part, et dont nulle autre ne peut se vanter. Vous avez en même temps exposé la nécessité d’une liberté de conscience illimitée à l’égard de toute religion, d’une manière si approfondie et si claire que de notre côté aussi l’Église devra enfin se demander comment purifier sa religion de tout ce qui peut opprimer la conscience ou peser sur elle ; ce qui ne peut manquer d’unir finalement les hommes en ce qui concerne les points essentiels de la religion. (Kant à Mendelssohn, 16 août 1783).
Le dernier volet de sa pensée était donc une théorie de la connaissance métaphysique très éphémère, puisque mise en pièces par Kant que Mendelssohn nommait « le destructeur universel ».
Cet ouvrage daté de 1785 offre un véritable itinéraire philosophique aussi accessible que bien traduit. Mendelssohn lui-même le savait déjà inactuel à cause de la révolution kantienne encore peu ressentie, mais voulait présenter une théorie de la vérité accessible à tous qui ne mette pas la foi en danger. Il avait deux buts : exposer une pensée dans le sillage de celle de Leibniz, tenant compte de ses déclinaisons (notamment chez Christian Wolff et Alexander Baumgarten), et défendre son ami Lessing, accusé après sa mort en 1781 de spinozisme par Johann Heinrich Jacobi (1783-1815).
L’édition savante de ce texte de la maturité avait été attribuée à un jeune loup de la science juive de l’époque qui allait bientôt faire parler de lui, Leo Strauss (1899-1973) puisque cette publication émanait de l’Académie pour la science du judaïsme de Berlin. Achevée en 1937 alors que l’utopie d’une intégration des juifs, incarnée par Moses Mendelssohn, était en train de sombrer, le manuscrit de cette édition critique – la base de la traduction ici présentée – précieusement conservé par Strauss pendant son exil, ne fut publié qu’en 1974.
Le philosophe, dont l’allemand n’était pas la langue maternelle, devait se battre sur plusieurs fronts, l’idéologie de la cour de Frédéric et l’orthodoxie rabbinique. Son Phédon (1767) lui ayant assuré une reconnaissance européenne, les Heures matinales se présente comme des cours particuliers délivrés à son fils Joseph – fondateur de la banque Mendelssohn – et à son gendre Simon Veit – premier mari de Dorothea Schlegel, salonnière renommée. Quatorze leçons d’introduction et d’explicitation de la métaphysique du temps montrent que la raison est un bien commun qu’il faut déplier pour tous, conformément à la « philosophie populaire » prônée par Helvétius en France, et souvent mal comprise, moquée et rabaissée. Puis trois leçons concernent la célèbre querelle du Panthéisme, débat sur un hypothétique spinozisme de Lessing. Mais pour Mendelssohn, depuis son premier ouvrage les Dialogues philosophiques (1755), Spinoza servait aussi à montrer qu’il était possible d’être un philosophe de grande qualité, par exemple comme Leibniz, sans être chrétien.
Avec les Heures matinales il s’agissait d’évoquer l’existence de Dieu et de montrer que toutes les Lumières ne débouchaient pas sur le matérialisme, fût-il enchanté ! Il fallait traiter d’abord de la vérité (I), puis de la raison (II) et des différents types de connaissances (III). Comment discerner la vérité de l’illusion (IV) et analyser les différents modes de l’existence (veille, rêve, ravissement, V) et enfin traiter de l’éternel débat entre idéalistes (VI) et dualistes (VII). Puis, une seconde partie pouvait alors passer aux notions scientifiques de l’existence de Dieu en analysant d’abord l’importance de cette recherche (VIII), les différentes sortes d’évidence, celle des mathématiques (pures et appliquées) et celle de l’existence Dieu (IX). Il fallait ensuite traiter des rapports de la raison avec le sens commun (X), sans oublier la contestation d’Épicure (XI) puis réfléchir sur l’espace et le temps (XII). Les trois leçons suivantes traitaient de la question du spinozisme de Lessing échafaudant l’hypothèse d’un spinozisme modéré (XIII-XV) avant de revenir à une nouvelle preuve de l’existence de Dieu « à partir de l’inachèvement de la connaissance de soi » (XVI) pour conclure sur « Les fondements a priori de la preuve de l’existence de l’être nécessaire, indépendant et le plus parfait » ((XVII). Le texte très didactique se lit encore sans difficulté, montrant des Lumières bien différentes de celles de Paris et de Potsdam.
Cet itinéraire, malgré son caractère inachevé et composite, frappe d’abord par son aspect pédagogique. Comme on ne peut opposer la foi à la raison, il faut déplier cette dernière, depuis la simple recherche de la vérité commune à tous aux preuves de l’existence de Dieu, après avoir traité de l’immortalité de l’âme. L’ouvrage rassemble ses pensées antérieures et prévoit une suite qui ne viendra pas à cause du décès de Mendelssohn pressé par sa défense de Lessing. Modifiant grâce à l’empirisme anglais, les propositions de Leibniz et de Wolff, il veut mettre en clair les différences entre la spéculation philosophique pure et le bon sens : il faut se méfier de l’irrationnel comme de l’athéisme tout en montrant que cette métaphysique est compatible avec la révélation. Outre la philosophie chrétienne, sa maîtrise de la pensée juive apparaît aussi clairement. Rappelons que les vérités éternelles restent dans l’histoire particulière (des Juifs et/ou des chrétiens) et non dans la philosophie elle-même ; la certitude de cette dernière restera moins évidente que celle des mathématiques. Les vérités contingentes sont soit temporelles soit éternelles, la raison sait elle-même se limiter. Une nouvelle preuve de l’existence de Dieu est proposée grâce à l’incomplétude de notre connaissance de nous-mêmes, de l’inachèvement de la connaissance de soi :
Il est donc nécessaire qu’il y ait un unique être pensant, une unique intelligence, qui se représente non seulement moi, avec tous les traits qui me caractérisent et me distinguent, mais aussi l’ensemble de tous les possibles en tant que possibles, l’ensemble de toutes les réalités – en un mot, l’ensemble et la liaison de toutes les vérités de la manière la plus développée possible et sous la forme la plus claire, la plus complète et la plus précise. Il existe donc un entendement infini (p. 267-270).
Mendelssohn fut l’homme d’une double fidélité : à la pensée allemande et au judaïsme, deux orthodoxies qui font une originalité. On la retrouvera par exemple chez Hermann Cohen, Franz Rosenzweig et Martin Buber. Écoutons encore Kant qui l’estima toute sa vie qualifier les Heures matinales :
On peut considérer cet ouvrage à la fois comme le dernier héritage d’une métaphysique dogmatique et comme son produit le plus parfait, tant du point de vie de sa cohérence que du point de vue de son exceptionnelle clarté ; et aussi comme un monument éternel de la pénétration d’un homme qui connaît et maîtrise parfaitement le mode de connaissance dont il s’occupe, monument sur lequel par conséquent une critique de la raison qui conteste qu’une telle manière de procéder puisse jamais atteindre son but, trouve un exemple permanent de mettre à l’épreuve ses principes afin de la confirmer ou de les rejeter. (Lettre à Christian Gottfried Schütz, fin novembre 1785)
par , le 12 septembre 2022
Dominique Bourel, « Le dernier métaphysicien », La Vie des idées , 12 septembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Mendelssohn-Heures-matinales
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[1] On en trouvera le texte avec une préface d’Emmanuel Lévinas au éditions Gallimard, collection Tel. (2007 nr.347). Voir aussi Eli Schoenfeld, L’apologie de Mendelssohn, Verdier, La Grasse 2018.