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Dossier / La fin des années Blair-Brown

Moderniser le welfare state britannique
Entretien avec Julian Le Grand


par Antoine Colombani , le 6 mai 2010


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Julian Le Grand, professeur de politique sociale et ancien conseiller de Tony Blair, dresse le bilan des réformes de l’Etat providence engagées par le New Labour, en comparant résultats et objectifs. Selon lui, il est nécessaire de poursuivre la modernisation des services publics en introduisant davantage de choix pour les usagers et de concurrence entre les prestataires.

Depuis 1993, Julian Le Grand est professeur de politique sociale à la London School of Economics, où il occupe la chaire Richard Titmuss, baptisée en l’honneur de l’un des inspirateurs du welfare state britannique. Spécialiste de l’économie de l’État providence, il s’est engagé aux côtés des travaillistes et a été le conseiller de Tony Blair pour les questions de santé au 10 Downing Street de 2003 à 2005. Après avoir participé, à la fin des années 1980, à l’élaboration du « socialisme de marché », une tentative de conciliation théorique entre l’économie de marché et la propriété collective des moyens de production, il s’est consacré à la promotion de « l’asset-based welfare », une nouvelle conception des politiques sociales fondée sur la distribution de dotations en capital, et au développement de solutions nouvelles pour moderniser les services publics. Il est notamment à l’origine de la création des « child trust funds » et du ralliement des travaillistes à l’introduction de « quasi-marchés » dans les domaines de la santé et l’éducation, deux politiques emblématiques du « New Labour ».

La Vie des Idées : Comment décririez-vous le système social britannique aujourd’hui, après ces treize années de gouvernement du New Labour ? Comment le modèle britannique s’insère-t-il dans la typologie classique entre l’État providence libéral et social-démocrate - si vous pensez que cette distinction est toujours pertinente ?

Julian Le Grand : La Grande-Bretagne a toujours été rangée dans le modèle libéral par les inventeurs de la typologie des différents types d’État providence. Je n’ai jamais considéré que c’était tout à fait exact, car il y avait un certain nombre de services sociaux, comme le service de santé, le système éducatif, les retraites, etc., qui correspondaient en réalité davantage à ce qui se produisait dans des pays sociaux-démocrates comme la Suède plutôt qu’aux États-Unis. Cependant, il existe des parallèles entre ce qui s’est passé dans le champ des politiques sociales en Grande-Bretagne et en Amérique qui, dans une certaine mesure, n’ont pas eu d’équivalent dans les pays d’Europe continentale, y compris en France. Nous avons eu, par exemple, cette énorme augmentation des inégalités, qui a été beaucoup plus forte qu’en France et dans la plupart des pays européens. Et s’il y a un échec des politiques du New Labour au cours de ces treize dernières années, je crois que c’est là qu’il faut le pointer : l’augmentation des inégalités a été massive. Cela dit, les travaillistes ont essayé de mettre en place un certain nombre de politiques pour tenter de régler ce problème, parmi lesquelles le salaire minimum – vous avez un salaire minimum depuis longtemps, mais nous n’en avions pas. Nous avons aussi mis en place les politiques dites de crédit d’impôt, qui tentent d’aider les travailleurs à bas salaires – et ce sont des politiques mises en place par Gordon Brown, à mettre à son crédit. Elles ont amélioré les choses, au sens où la hausse des inégalités aurait été bien pire sans ces mesures. Mais nous avons toujours ce problème fondamental, particulièrement en haut de l’échelle des revenus où il existe une fuite en avant – chez les dirigeants d’entreprise dans l’industrie, les banques, etc. Ce problème social est bien plus important en Grande-Bretagne que dans les autres pays.

La Vie des Idées : Considérez-vous que la période du « New Labour » a été principalement une décennie de « rattrapage social » avec les États providence européens, ou également une période d’innovation dans le domaine des politiques sociales, dont d’autres pays pourraient s’inspirer ?

Julian Le Grand : Je pense qu’il y a eu des développements importants du côté des services publics. Une chose que je voudrais aussi mentionner particulièrement est ce qu’on appelle les « child trust funds ». Chaque enfant né en Grande-Bretagne se voit ouvrir un compte par le gouvernement, qui y met une petite somme, environ 300 euros. Les pauvres en reçoivent davantage, environ 600 euros. Puis, les parents, les grands-parents, ou des amis peuvent abonder ce compte sans que les revenus de cette épargne soient soumis à l’impôt. Les fonds sont bloqués jusqu’à ce que l’enfant atteigne l’âge de 18 ans. C’est un dispositif qui permet d’offrir aux jeunes un tremplin, un accès à la propriété d’actifs en capital dès leur majorité, qu’ils peuvent utiliser comme ils le souhaitent – pour payer leurs études supérieures, leur formation, leur logement, pour créer une petite entreprise, etc. Nous avons des données empiriques qui montrent que la propriété d’un capital à cet âge, même d’un montant faible, peut faire une grande différence en termes de chances tout au long de la vie. C’était à l’origine une de mes idées et le gouvernement l’a mise en place. Je pense que c’était là une idée innovante, même si elle est aujourd’hui légèrement menacée puisque les Libéraux démocrates menacent de l’abolir. Voilà une petite idée qui, je pense, a un intérêt pour les autres pays.

Les autres développements importants dans lesquels j’ai été particulièrement impliqué sont ce que l’on appelle l’introduction du « choix de l’usager » et de la « concurrence des prestataires » dans les services publics, en particulier le service de santé et l’éducation. En Grande-Bretagne, traditionnellement, il n’y avait pas beaucoup de choix pour les patients au sein du Service national de santé (NHS). Globalement ils allaient voir leur médecin généraliste de quartier et ce dernier les envoyait à l’hôpital local. C’est la même chose pour les écoles : dans l’ensemble, les gens allaient simplement à l’école la plus proche. Nous avons considéré que cette situation posait problème à deux titres. D’abord, aucun pouvoir n’était donné aux parents et aux patients. Ils étaient tout simplement à la merci de leur école locale ou de leur hôpital local, et si le service rendu était mauvais ils devaient s’y résigner et ne pouvaient rien y faire. Le deuxième problème était que nous ne donnions aucune incitation à ces écoles ou à ces hôpitaux pour s’améliorer si le service rendu était mauvais, puisqu’ils savaient que leur public était captif. Donc nous autres qui conseillions le gouvernement travailliste avons considéré qu’il était important de donner aux gens davantage de pouvoir et davantage de choix, afin qu’ils puissent choisir leur médecin, leur hôpital, ou l’école dans laquelle ils enverraient leurs enfants, à la fois parce que c’était une bonne chose en soi, et parce que cela incitait les écoles et les hôpitaux à s’améliorer. Nous avons donc passé beaucoup de temps à mettre en place cette politique, et elle a commencé à payer : nous avons de bien meilleurs résultats dans nos hôpitaux et nos écoles en Angleterre. L’Angleterre s’en sort plutôt bien dans la plupart des classements internationaux, elle compte maintenant parmi les meilleurs en termes de lutte contre l’illettrisme et le manque de compétences numériques.

Qu’est-ce que les autres pays pourraient en retirer ? Je pense que la France a un très bon service de santé, qui accorde une large place au choix, donc dans un sens elle n’a rien à apprendre du système britannique. Au niveau éducatif, les autres pays ont tendance à avoir un système plus restrictif que le système anglais. Seuls l’Angleterre et la Suède se sont vraiment fortement engagés dans cette direction, et dans une moindre mesure, la Hollande et la Belgique. Il me semble que ces nouveaux systèmes de choix et de concurrence fonctionnent vraiment, et qu’il y a peut-être quelque chose ici que les autres pays devraient regarder.

4 « modèles » de fonctionnement des services publics

Selon Julian Le Grand [1], il existe 4 « moyens » ou « modèles » organisationnels distincts – qui, en pratique, doivent être combinés – pour atteindre les finalités du service public :

 La confiance accordée aux professionnels (médecins, enseignants…) chargés du service, à leur sens de l’intérêt général et à leurs motivations altruistes. Pour que le modèle fonctionne, il faut que ces derniers se comportent de manière « chevaleresque » (knights) plutôt que comme des « filous » (knaves qui veillent avant tout à préserver leurs propres intérêts [2].

 La voie hiérarchique (command and control) : l’État donne des directives précises et des mécanismes permettant de contrôler leur application ; aujourd’hui cette méthode prend la forme du management « par objectifs » et fondé sur la performance (avec un ensemble d’incitations et sanctions pour que les professionnels atteignent les objectifs fixés).

 La parole (voice) donnée aux usagers : il s’agit de mettre en place des mécanismes leur permettant de se plaindre lorsque le service est de mauvaise qualité, voire d’avoir leur mot à dire sur son organisation par le biais d’élections, afin de contrôler la qualité des prestations offertes par les professionnels.

 Le choix et la concurrence : les usagers ont accès à une gamme de choix concernant la nature et le mode de prestation, mais aussi et surtout le prestataire lui-même. Différents prestataires possibles sont ainsi mis en concurrence pour obtenir les fonds publics, ce qui les incite à améliorer la qualité du service tout en étant plus efficaces dans l’utilisation des ressources.

Du point de vue de l’efficacité, le problème du modèle de la confiance est qu’il repose entièrement sur l’action désintéressée des professionnels, condition peu vérifiée en pratique. La méthode hiérarchique engendre des effets pervers et laisse libre cours aux interactions stratégiques entre les acteurs de la machine bureaucratique. La parole ne fournit généralement pas d’incitations suffisantes et pose problème du point de vue de l’égalité, car elle favorise les catégories relativement plus favorisées, qui possèdent les ressources matérielles et informationnelles pour s’impliquer. Dans tous ces modèles, ceux qui ont les ressources nécessaires pour maîtriser et manipuler le système, les « reines » (queens), s’en sortent en général mieux que les « pions », pawns, laissés à la merci de la bureaucratie, d’autant que les premières gardent toujours la possibilité de se tourner vers le secteur privé lorsqu’elles ne sont pas satisfaites.

Au total, si le modèle du choix et de la concurrence est, selon Julian Le Grand, supérieur, c’est d’abord en raison des incitations à l’efficacité que la discipline d’un « quasi-marché » introduit (la concurrence s’exerçant pour obtenir de l’argent public, c’est-à-dire un budget fixe qui « suit le choix de l’usager », et non les ressources des consommateurs) mais aussi pour des raisons d’équité, car elle ouvre des possibilités de choix et donc d’autonomie à des populations qui ne disposent pas de la possibilité de se tourner vers des prestataires privés.

Cependant, pour fonctionner, les politiques introduisant une dose de choix et de concurrence dans les services publics doivent apporter des réponses crédibles à deux risques majeurs : celui de l’écrémage (cream-skimming), c’est-à-dire la sélection des usagers les plus favorisés ou les « moins risqués » par les prestataires (par des politiques interdisant cette pratique, ou encore des incitations financières à prendre en charge les publics moins favorisés), et de l’éventuel manque d’information des catégories moins fortunées ou qui maîtrisent moins le système que d’autres sur les différents choix possibles, la performance des prestataires, etc. (par des politiques d’accompagnement individuel par exemple).

Ces politiques doivent aussi respecter certaines conditions : la faculté pour de nouveaux prestataires d’entrer sur le marché (pour éviter les comportements d’oligopole), celle pour les prestataires éventuellement défaillants d’en sortir (à l’écart de toute pression politique), et enfin le maintien de possibilités de choix réelles (par la prise en charge des éventuels coûts de transport par exemple, le monopole pouvant s’avérer plus efficace dans des zones géographiquement isolées).

La Vie des Idées : Vous avez dit que les systèmes de choix et de concurrence dans la santé et l’éducation ont eu de bons résultats en termes de qualité et d’efficacité. Les résultats sont-ils aussi concluants en termes d’égalité ?

Julian Le Grand : Eh bien, oui. L’une des fortes inquiétudes quant aux mécanismes de choix et de concurrence était qu’ils bénéficieraient aux plus favorisés ou à ceux qui sont les mieux à même de prendre de bonnes décisions. Il s’est avéré que deux choses étaient erronées dans cet argumentaire. D’abord, bien sûr, il supposait que les plus favorisés ne s’en sortaient pas déjà très bien dans le système précédent. Or, il s’avère que, aussi bien en matière d’éducation que de santé, les plus favorisés en Grande-Bretagne s’en sortaient mieux dans l’ancien système, ce qui n’était pas le cas des pauvres. Nous avions un système assez semblable à celui que vous avez en France, où les gens doivent aller à l’école la plus proche. Cela voulait dire que si une personne ou une famille de la classe moyenne ou privilégiée voulait envoyer ses enfants dans une bonne école, elle achetait une maison dans le quartier où cette école se trouvait. Et bien sûr ils étaient très bien placés pour le faire, puisqu’ils avaient l’argent nécessaire. La conséquence a été une ségrégation considérable, avec des quartiers riches ayant à la fois de bonnes écoles et des prix immobiliers élevés. De même, dans le service de santé, nous avions un système où, dans l’ensemble, les classes moyenne et privilégiée réussissaient mieux à persuader le médecin de les envoyer dans un autre hôpital et à convaincre l’hôpital de leur offrir un bon service. Ils pouvaient donc manipuler les systèmes bureaucratiques mieux que les autres et en tiraient avantage. Donc nous avions vraiment une situation où les plus favorisés s’en sortaient mieux sans mécanismes de choix ou de concurrence.

Le second argument est que lorsque nous demandions aux gens s’ils voulaient davantage de choix entre les écoles et les hôpitaux, nous nous attendions à ce que ce soit la classe moyenne qui réponde toujours positivement. Or, tout le monde voulait du choix, mais les plus fortes majorités en ce sens se trouvaient parmi les groupes les plus pauvres. Les femmes voulaient davantage de choix que les hommes, les gens du nord de l’Angleterre davantage que ceux du Sud, etc. Dans l’ensemble, les moins puissants voulaient plus de choix. Si vous y réfléchissez, cela est tout à fait logique : ils s’en sortaient mal dans le système tel qu’il était. Les personnes qui vivaient dans les quartiers pauvres voulaient avoir l’opportunité d’envoyer leur enfant dans une bonne école, mais on ne leur proposait que de mauvaises écoles sans aucune possibilité de choisir. Nous avons donc constaté qu’il y avait beaucoup de soutien politique à l’introduction du choix et de la concurrence parmi les plus pauvres dans la société, aussi bien dans le domaine sanitaire que dans le domaine éducatif. Nous avons donc considéré – et utilisé cet argument dans le discours politique – qu’introduire plus de choix et de concurrence amènerait davantage d’équité que l’ancien système.

La Vie des Idées : Quelles sont les conditions de réussite d’une réforme qui introduirait davantage de choix et de concurrence dans le système éducatif tout en visant la réduction de l’inégalité des chances ?

Julian Le Grand : L’une des idées que nous avons eues, et que d’une certaine façon tous les partis politiques ont repris, est ce que nous appelons la « prime à l’élève ». Mais il faut en fait que deux conditions soient remplies. Tout d’abord, pour que cela fonctionne, les écoles ne doivent pas être financées par un budget global mais en fonction du nombre d’élèves qu’elles ont. Les écoles restent financées par l’État, mais ce sont les parents qui choisissent où ils envoient leurs enfants et les fonds publics « suivent » ce choix. De cette manière, les écoles qui parviennent à attirer des élèves obtiennent davantage de ressources que celles qui en perdent. La deuxième condition est justement cette idée de « prime à l’élève », qui signifie, grosso modo, que les élèves originaires des quartiers pauvres sont associés à davantage de fonds publics que ceux des quartiers plus riches, si bien qu’une école qui parvient à attirer davantage d’enfants défavorisés reçoit plus d’argent public. Cela a deux effets : d’abord, cela donne à l’école une incitation à attirer des élèves des quartiers pauvres, et deuxièmement, cela leur donne davantage de ressources pour aider ces enfants et les éduquer. Donc cette « prime à l’élève » vise à la fois à encourager les écoles à accueillir les enfants défavorisés et à bien s’en occuper.

La Vie des Idées : Comment éviter le risque « d’écrémage », c’est-à-dire la sélection par les écoles des enfants relativement favorisés et/ou qui réussissent mieux ?

Julian Le Grand : La « prime à l’élève » est déjà une façon d’éviter l’écrémage. Il est vrai qu’il y a un grand danger d’écrémage, particulièrement dans les écoles. Les parents choisissent l’école, mais s’ils veulent tous envoyer leurs enfants à la même école, c’est finalement l’école qui choisit à la place des parents, en sélectionnant par exemple les parents relativement plus favorisés. La « prime à l’élève » est une manière de surmonter ce problème, puisqu’au lieu de prendre les élèves des zones plus riches, l’école serait incitée à prendre des élèves issus de zones plus pauvres. Donc il s’agit bien d’éviter l’écrémage. Mais il y a d’autres manières de le faire. On peut aussi interdire à l’école de choisir : s’il y a une longue liste de gens qui veulent s’inscrire, elle pourrait être obligée de choisir par tirage au sort. Certaines communes anglaises utilisent maintenant ce système. Ce serait une autre manière de surmonter le problème, mais je préfère l’idée d’une prime à l’élève.

La Vie des Idées : Que répondez-vous à ceux qui disent que la diffusion d’une culture de consommation dans les services publics finira par éroder ses valeurs, et que si les usagers veulent des services parfaitement adaptés à leurs besoins individuels, ils finiront par préférer le marché aux « quasi-marchés » ?

Julian Le Grand : Tout d’abord, il est très important de bien distinguer entre un quasi-marché et un véritable marché. L’une des principales différences est que, dans un quasi-marché, c’est l’État qui paye. Dans un vrai marché, les consommateurs viennent sur le marché avec leurs propres ressources, ce qui bien sûr ne peut mener qu’à l’inégalité, puisque certains consommateurs ont beaucoup plus d’argent que d’autres. Dans les domaines de la santé et de l’éducation en particulier, ceci n’est pas acceptable, du moins dans la plupart des pays européens – c’est moins le cas en Amérique. Nous n’aimons pas l’idée que les gens puissent s’acheter une meilleure éducation ou un meilleur traitement. Voilà pourquoi nous mettons en place un quasi-marché où c’est l’État qui fournit l’argent, mais où le choix et la concurrence sont toujours présents, en utilisant cette fois des ressources publiques plutôt que des ressources personnelles.

Ceci dit, je pense que le danger d’érosion des valeurs du service public existe lorsque l’on passe à un système de quasi-marché, parce qu’il est clair qu’en procédant ainsi, on retire du pouvoir aux managers, aux bureaucrates, aux enseignants, aux médecins pour le transférer aux patients, aux élèves, aux parents, etc. Cela a un impact sur les personnes qui fournissent ces services, et qui sentent qu’on leur fait moins confiance. Je pense que c’est un peu triste, mais historiquement, nous nous sommes beaucoup basés sur cette confiance accordée aux enseignants, aux médecins, aux infirmières, etc., et l’opinion générale, du moins en Angleterre, est que cela n’a pas vraiment fonctionné. Au bout du compte, nous nous sommes retrouvés avec un système qui ne répondait pas du tout aux besoins et à la volonté des usagers de ces services, et qui était orienté vers les intérêts de ceux qui y travaillaient. Nous avons donc estimé nécessaire d’introduire une dose de discipline de « quasi-marché » dans le système, afin d’inciter les écoles et les hôpitaux à répondre davantage aux besoins et à la volonté des personnes qu’ils s’efforcent de servir. Même si cela impliquait une légère érosion de l’ethos du service public, nous pensions que c’était probablement une bonne chose à faire.

La Vie des Idées : Le New Labour est très critiqué pour les effets secondaires négatifs du management par objectifs et par la performance, sur lequel il s’est largement appuyé dans les services publics. Partagez-vous ces critiques ?

Julian Le Grand : Dans une certaine mesure, oui. Il faut distinguer plusieurs phases. En 1997, lorsque le New Labour est arrivé au pouvoir pour la première fois, il s’est très largement appuyé sur ce que j’appelle le « modèle de la confiance » dans les services publics - on fait confiance aux professionnels pour fournir le service. Après environ trois ans, les dirigeants du New Labour ont décidé que ce modèle ne marchait pas. Et ils sont passés à la logique presque inverse, à savoir un modèle de la méfiance : au lieu de faire confiance aux professionnels – les enseignants, les médecins, les infirmières, etc. – pour fournir un bon service, on leur a dit ce qu’il fallait faire. Le gouvernement a fixé des objectifs quantifiés et mis en place un système de récompenses et de pénalités visant à sanctionner les gens qui n’atteignaient pas les objectifs et récompenser ceux qui y parvenaient. On a appelé ça le « management par objectifs et par la performance », mais, plus familièrement, ce modèle était connu sous le nom du « régime des objectifs et de la terreur ». J’étais sceptique sur cette méthode parce que je suis économiste de formation, et les économistes ont tendance à ne pas aimer ce type de méthode hiérarchique et autoritaire, quasi-soviétique. Bien sûr cela nous a aussi attiré toutes les critiques habituelles sur le fait que les objectifs déforment les priorités et conduisent les gens à « jouer » avec le système.

Cependant, je dois dire qu’il y a de nombreuses preuves empiriques que ces politiques ont fonctionné. Nous sommes parvenus à réduire très fortement les temps d’attente à l’hôpital pour les opérations simples, qui étaient très mauvais en Grande-Bretagne. Nous avions des listes d’attente énormes – personne ne comprenait exactement pourquoi – et nous avons réussi à les réduire, si bien que l’attente n’est plus aujourd’hui un grave problème au Royaume-Uni, du moins pas en Angleterre. Il faut d’ailleurs mentionner en passant le fait que l’Écosse et le Pays de Galles ont choisi des voies différentes. Je parle toujours de l’Angleterre, mais l’Écosse et le Pays de Galles n’aimaient ni l’idée des objectifs, du management par la performance, ni le choix et la concurrence. Ils ont davantage choisi la voie de la confiance. Et je pense qu’en conséquence de cela, leurs systèmes ne se portent pas très bien, mais c’est une autre histoire. En Angleterre le régime des objectifs et de la terreur a marché, et il a même marché dans des domaines où nous ne nous y attendions pas vraiment. Il y a eu une étude intéressante comparant un hôpital gallois avec plusieurs hôpitaux anglais, qui étaient situés à la frontière des deux pays, quasiment à deux pas. L’hôpital gallois n’était pas soumis aux objectifs tandis que les hôpitaux anglais l’étaient. Les hôpitaux anglais s’en sont très bien sortis dans les domaines soumis aux objectifs – ils ont réduit les temps d’attente – tandis que l’hôpital gallois a eu de mauvais résultats dans ces domaines. Ce qui est intéressant, toutefois, c’est que les hôpitaux anglais ont également enregistré de meilleures performances dans un ensemble d’autres domaines qui n’étaient pas soumis aux objectifs, et fournissaient donc des soins d’une meilleure qualité d’ensemble que l’hôpital gallois. Cela nous a vraiment surpris, parce que nous pensions que tout le problème des objectifs est justement que les gens se concentrent sur l’objectif en ignorant tout le reste. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit. Le resserrement du management qui était nécessaire pour atteindre les objectifs a sans doute mené à un meilleur service général.

Cela étant, le New Labour a finalement décidé que le régime des objectifs et de la terreur était peut-être une bonne solution de court terme, mais que ce n’était pas une bonne manière de gérer un service public à long terme. La démoralisation parmi les professionnels – les professionnels du secteur public, comme moi, n’aiment jamais qu’on leur dise ce qu’il faut faire – a fini par éroder fortement les valeurs du service public. Ce régime était peut être bon à court terme, mais nous ne pensions pas qu’il allait vraiment payer sur la longue durée. Je me souviens d’une réunion avec Tony Blair, lorsque j’étais son conseiller pour la politique de santé, où il me disait : « Doit-on continuer à fouetter les médecins pour être sûrs d’atteindre nos objectifs ? N’y a-t-il pas plutôt des moyens de créer des incitations au sein du système lui-même pour qu’ils aient la volonté de s’améliorer de leur propre chef, sans ces directives gouvernementales incessantes ? » C’est à ce moment là que nous avons commencé à penser en termes de choix et de concurrence, parce que c’est une manière de créer des incitations au cœur même du système pour atteindre ces finalités, de donner des incitations aux individus pour qu’ils s’améliorent d’eux-mêmes grâce aux incitations des quasi-marchés. Donc c’est lors de la dernière période du New Labour que nous avons mis l’accent sur le choix et la concurrence comme méthode à suivre.

La Vie des Idées : Dans le programme électoral travailliste, il y a une proposition qui consiste à permettre aux parents de voter pour remplacer la direction des écoles en situation d’échec. Est-ce un signe que le Labour passe d’une politique fondée sur le « choix » à une politique plutôt fondée sur la « parole », selon votre terminologie ?

Julian Le Grand : C’est une bonne remarque, c’est peut-être le cas. Je pense que le Labour a toujours eu une attitude ambivalente sur la « parole ». En un certain sens, les gens qui se situent à gauche, les sociaux-démocrates, ceux qui soutiennent le parti travailliste, sont mieux disposés à l’égard des mécanismes fondés sur la « parole », qui paraissent plus « collectivistes », qu’à l’égard des mécanismes de marché ou de quasi-marché, connotés « de droite ». D’un autre côté, la plupart des gens qui travaillaient pour le gouvernement étaient sceptiques quant à l’impact de la « parole », et le sont peut-être encore. Ils pensent plutôt que le pouvoir du « choix », lorsqu’il existe, peut être beaucoup plus puissant comme instrument d’amélioration de la qualité des services. Tony Blair en était totalement convaincu, comme ceux d’entre nous qui travaillions avec lui. Je n’en suis pas certain, mais Gordon Brown est peut-être davantage convaincu par les vertus de la « parole », et cette idée de scrutins organisés à l’initiative des parents d’élèves pourrait en effet être interprété comme une volonté de s’appuyer davantage sur ce mécanisme.

Cela étant, je pense aussi qu’il s’agit pour le Labour de répondre à l’idée des conservateurs, tirée de l’expérience suédoise, de permettre aux parents eux-mêmes de créer de nouvelles écoles s’ils le souhaitent. L’idée que les parents pourraient mettre en place de nouvelles écoles ou, plus généralement, que de nouveaux types d’écoles pourraient être créés sans l’accord des autorités locales est un élément important du programme conservateur. En Angleterre, les gouvernements travaillistes sont traditionnellement vus comme soutenant fortement les écoles existantes, et résistant toujours à l’idée d’introduire de nouveaux établissements de quelque type que ce soit, que ce soit à l’initiative des parents, de fondations caritatives ou de n’importe qui d’autre. Je pense que le Labour a bien vu que cette idée de permettre aux parents de créer leurs propres écoles lorsqu’ils ne sont pas satisfaits pourrait devenir très populaire, mais ils n’ont pas voulu l’adopter pleinement. Donc on pourrait considérer l’idée des scrutins parentaux comme étant en quelque sorte une façon de se situer à mi-chemin de l’idée des Tories mais sans y souscrire entièrement.

La Vie des Idées : Il est intéressant de voir que le NHS était toujours décrit récemment, dans le débat public américain, comme l’archétype même du socialisme bureaucratique. Pensez-vous que, convenablement réformé, le NHS pourrait finir par devenir un modèle – évitant les excès du système privé aux États-Unis mais aussi les problèmes de soutenabilité financière des modèles d’Europe continentale fondés uniquement sur le choix ?

Julian Le Grand : Je pense que la soutenabilité financière est en effet le principal problème des systèmes de santé en Europe continentale, même si de bien d’autres points de vue ces systèmes sont très bons. Je ne voudrais pas exagérer les vertus du système britannique, que le système français surpasse, je crois, sous bien des aspects. Il y a un domaine où, je crois, le système britannique a des mérites : le rôle du médecin généraliste dans les soins primaires, qui joue un rôle de « gardien » (gatekeeper) ou de filtre vers les hôpitaux et les médecins spécialistes. C’est une manière de garder les coûts sous contrôle : si chaque patient doit aller voir son généraliste avant d’aller voir un spécialiste, cela signifie qu’il y a davantage de restrictions sur les examens et les opérations superflus, ce qui maintient le système sous contrôle. Je crois que c’est l’une des bonnes caractéristiques du système britannique. En France, même s’il y a une incitation, avec le système du ticket modérateur, à aller voir un généraliste d’abord, elle n’est pas très forte et beaucoup de gens ont tendance à aller voir directement le spécialiste. Ceci dit, dans beaucoup de domaines, particulièrement l’état de santé général de la population, les taux de survie des cancers, etc., le système français est supérieur au système britannique, et je ne voudrais absolument pas vanter les mérites de ce dernier de façon excessive.

La Vie des Idées : Mais cet aspect positif du système britannique que vous venez de décrire passe bien par l’octroi de davantage de pouvoir aux généralistes, comparé à un système comme celui de la France.

Julian Le Grand : En effet. Il se trouve que, sous les conservateurs comme les travaillistes, certains généralistes se sont vus attribuer le budget hospitalier : ils gèrent un budget pour payer les soins hospitaliers de leurs patients, si bien que c’est à l’hôpital de persuader le généraliste d’y envoyer ses patients, parce que c’est la seule manière pour l’hôpital de recevoir de l’argent. Cela donne beaucoup de pouvoir au généraliste. Nous avons appelé ça le « syndrome des cartes de vœux ». Avant les années 1980, le généraliste devait persuader les praticiens hospitaliers d’accepter un patient, parce que les hôpitaux recevaient leurs fonds directement du gouvernement. L’incitation, s’il y en avait une, était d’essayer de dissuader les gens de venir, parce que cela signifiait plus de travail pour les praticiens. Donc les généralistes envoyaient toujours des cartes de vœux aux praticiens hospitaliers pour Noël. Avec ce système inversé, c’est maintenant les spécialistes qui envoient une carte de vœux aux généralistes ! C’est une exagération bien sûr, mais dans ce type de système le pouvoir passe bien des mains de l’hôpital à celui du médecin en charge des soins primaires, ce qui est probablement une bonne chose.

La Vie des Idées : Lorsque vous regardez tout ce qui a été fait jusqu’à présent en matière d’introduction du choix et de la concurrence dans l’éducation et la santé en Grande-Bretagne, quelles devraient être selon vous les grandes priorités dans les prochaines années ?

Julian Le Grand : Eh bien, j’aimerais que ce système soit étendu. Je pense qu’il produit des résultats. On commence à avoir des preuves empiriques qu’il améliore les résultats des hôpitaux : les hôpitaux soumis à davantage de pression concurrentielle font mieux que les autres en termes de taux de mortalité post-opératoire que ceux situés dans des zones où ils sont soumis à une moindre pression. Dans les écoles, nous constatons des améliorations dans beaucoup de domaines – le nombre d’enfants qui savent lire et compter, les performances des élèves en sciences et en mathématiques. Donc je pense que ces politiques paient et j’aimerais qu’elles soient étendues. Il y a une chose que nous ne faisons pas autant que vous le faites en France : c’est le recours au secteur privé, particulièrement dans le domaine de la santé. Vous avez des hôpitaux privés qui participent au système. J’aimerais que cela se développe aussi en Angleterre, parce qu’en fait, je crois qu’ils sont souvent plus efficaces que les hôpitaux publics, même si ce n’est pas toujours le cas. J’aimerais aussi voir davantage d’écoles privées, c’est-à-dire des écoles gérées par des entreprises privées mais qui sont financées sur fonds publics et sont placées en concurrence avec les écoles publiques. J’aimerais voir également davantage d’écoles gérées par des organisations à but non lucratif. Dans l’ensemble, j’aimerais qu’il y ait une variété beaucoup plus large de prestataires dans notre système de santé et notre système éducatif que ce n’est le cas aujourd’hui.

La Vie des Idées : C’est l’une des idées que David Cameron promeut, en particulier l’implication du tiers secteur dans les services publics. En quoi consiste exactement l’apport de cette diversité elle-même, au lieu d’avoir simplement des prestataires publics placés en concurrence les uns avec les autres ?

Julian Le Grand : Il existe beaucoup de preuves empiriques venant d’autres secteurs – des secteurs industriels, dans de nombreux pays – qui démontrent que la seule manière de transformer réellement un secteur, d’augmenter sa productivité, est de faire entrer à la fois de nouveaux prestataires et de nouveaux types de prestataires. Si l’objectif est que le secteur se transforme de lui-même, il faut des prestataires d’une nature différente. Si nous avions un système entièrement privé, cela pourrait impliquer de faire entrer des prestataires publics ou à but non lucratif. Aujourd’hui, dans la santé et l’éducation, nous avons un système entièrement, ou largement, public, donc pour catalyser l’innovation, il faut introduire des prestataires issus du secteur privé et du tiers secteur.

Les organismes à but non lucratif ont d’ailleurs beaucoup d’avantages, en lien avec l’un des points que nous avons déjà évoqué : les valeurs du service public. Aussi bien dans la santé que dans l’éducation, le problème est qu’il est très difficile pour les usagers d’apprécier pleinement la qualité du service fourni. Il est très difficile pour les patients de savoir s’ils reçoivent le meilleur traitement. Même les parents d’élèves n’apprécient pas nécessairement le meilleur enseignement qui soit. Le danger, lorsque la prestation de service est entièrement privée, est que la qualité du service baisse sans que le patient ou les parents s’en rendent compte. Et quelque part, ils sont incités à le faire puisqu’ils pourraient ainsi réduire leurs coûts. Un organisme à but non lucratif peut avoir d’autres objectifs, plus proches, dans ma terminologie, d’un « chevalier » (knight) plutôt que d’un « filou » (knave). Il est possible que ces entités aient un meilleur sens du service public et de ses valeurs. On peut dans une certaine mesure davantage leur faire confiance qu’aux prestataires privés.

Donc je ne voudrais pas que l’on ait un système entièrement privé, tout comme je ne voudrais pas que l’on ait un système entièrement public. J’aimerais voir un mélange de ces différents types de motivations. D’une certaine manière, cela permet que tous opèrent au même degré de confiance.

Les réformes de la santé et de l’éducation mises en place par le New Labour

Le National Health Service (NHS) est un service public national de soins de santé créé en 1948 (en réalité, il en existe aujourd’hui 4, pour chacun des pays qui composent le Royaume-Uni). Il est financé par l’impôt et fournit des soins en principe entièrement gratuits (à l’exception des médicaments, soumis à un prix unique, et de certains soins et examens spécialisés). Les 152 « trusts » de soins primaires du NHS anglais contrôlent et rémunèrent directement les médecins généralistes et les dentistes qui participent au système public. Des « trusts » hospitaliers font de même pour les hôpitaux et les soins spécialisés.

Un « marché intérieur » au NHS a été introduit par le gouvernement de Margaret Thatcher en 1990 : les autorités régionales de santé « achètent » désormais les prestations aux « trusts », désormais mis en concurrence, au lieu de les contrôler directement. Après s’être engagé à supprimer ce système en accusant les Tories de vouloir privatiser le NHS, Tony Blair, à son arrivée au pouvoir en 1997, l’a finalement maintenu tout en axant sa politique sur la mise en place d’un « management par objectifs » très strict (réductions du temps d’attente pour les opérations chirurgicales, devenu très long ; taux de succès des opérations, etc.) qui est allé de pair avec l’augmentation continue du budget du NHS, dont le montant a triplé depuis 1997. De nombreux hôpitaux ont par ailleurs été construits ou rénovés grâce à des partenariats public-privé.

À partir de son second mandat (2001), le New Labour a lancé un programme de modernisation visant désormais à renforcer le « marché intérieur » afin d’accroître l’efficacité du système mais aussi le « choix » offert aux usagers. Le recours à des prestataires privés ou caritatifs, en particulier à des cliniques spécialisées, a ainsi été accru (avec un objectif pour les « trusts » de soins primaires de se fournir à terme à hauteur de 15% auprès de ce type de prestataires). D’autre part, des « foundation trusts » ont été créés : organisés sur le modèle des coopératives (les usagers et les personnels peuvent en devenir membre), ils jouissent d’un très fort degré d’autonomie financière et de gestion, comparable à celui des acteurs privés, et sont contrôlés par un régulateur indépendant qui peut aller jusqu’à la fermeture du service ou la destitution de l’équipe dirigeante.

Dans le domaine du système public d’éducation, qui accueille 93% des élèves britanniques, et auquel participent aussi des acteurs privés à but non lucratif qui reçoivent des fonds publics, les mécanismes de quasi-marché fondés sur l’autonomie financière des établissements ont été d’abord introduits par le gouvernement de Margaret Thatcher, qui a également créé une catégorie d’écoles indépendantes des rectorats (local education authorities). L’ancien système des « grammar schools », écoles qui accueillaient traditionnellement les meilleurs élèves sélectionnés dès l’âge de 11 ans, n’a pas entièrement disparu.

À partir de 1997, le New Labour a mis en place, conformément à son programme, des mesures visant à réduire la discrimination sociale dans les politiques d’admission des écoles, mais sans remettre en cause la possibilité pour certaines écoles de pratiquer une dose de sélection. Il a également permis à de nouvelles écoles religieuses (de confession musulmane, juive, ou sikh) de participer au système public. Il a enfin créé une nouvelle catégorie, les « city academies » : ces écoles non sélectives sont financées sur fonds publics mais aussi en partie par le secteur privé (entreprises, tiers secteur, dons…) qui en assure également la gestion, de façon indépendante. Elles visent à remplacer ou à « relancer » des écoles existantes en situation d’échec dans les quartiers défavorisés. La dépense publique par élève a plus que doublé depuis 1997.

La Vie des Idées : Passons maintenant à une autre innovation politique que vous avez inspiré, les « child trust funds  » : cette mesure est-elle efficace pour égaliser les chances au départ ?

Julian Le Grand : Il est trop tôt pour le dire, puisque bien sûr les premiers enfants à en bénéficier ont reçu leurs fonds en 2002. Ils n’y auront donc accès qu’en 2020, à l’âge de 18 ans. Ce que l’on voit actuellement, c’est que les familles pauvres épargnent davantage dans ces fonds que ce qui était prévu. L’épargne des familles pauvres dans ces fonds a augmenté. La crainte, bien sûr, était que seuls les riches épargneraient. Ce n’est pas ce que nous constatons jusqu’à présent. Bien sûr, les riches utilisent ces fonds, il serait faux de prétendre le contraire, mais les pauvres le font également, et plutôt davantage en proportion de leur revenu. C’est très intéressant, d’ailleurs : il y a eu quelques études montrant que, si les personnes en situation de pauvreté et de grande pauvreté ont les incitations adéquates, ils peuvent épargner. Nous avions surestimé le risque que les pauvres ne voudraient pas épargner.

Ensuite, est-ce qu’en 2020 nous observerons que cette politique a favorisé les riches et la classe moyenne, et a accru les inégalités, parce que cela leur a permis d’épargner beaucoup alors que les pauvres ne l’ont pas fait ? Je ne crois pas. Je pense que globalement, elle contribuera à une plus grande égalisation de la richesse, car avant l’instauration du « child trust fund », les pauvres n’épargnaient pas du tout, et je ne crois pas qu’elle incitera les riches à le faire davantage. L’effet de ce côté est plutôt d’orienter une épargne qui aurait existé de toute façon vers ces fonds, donc je ne crois pas que nous verrons une forte augmentation de l’épargne des familles riches sous l’effet de cette politique. Ce que j’attends et j’espère, c’est que les pauvres épargneront davantage et les riches réorienteront leur épargne. Mais il faut attendre de voir ce qui se passera en 2020. Lorsqu’une idée similaire a été débattue en France [dans le cadre d’un rapport Centre d’analyse stratégique, NDLR [3] ] il y avait des réticences à permettre aux parents d’abonder ce compte, à cause précisément de la crainte que j’ai décrite. Ceux qui ont réalisé l’analyse pensaient que cela aggraverait les inégalités au lieu de les corriger. Évidemment, en France, vous n’avez pas le problème de faible taux d’épargne que nous avons, même si je crois que c’est le cas parmi les pauvres. Donc en France, si vous deviez introduire un équivalent du « child trust fund », il serait probablement préférable de le faire seulement pour les moins favorisés et peut-être pas sous la forme d’un système universel comme nous l’avons fait.

La Vie des Idées : L’un des points communs entre l’agenda du « choix » et les politiques sociales fondés sur les actifs (asset-based welfare) est qu’ils constituent une tentative d’éduquer les personnes à faire les bons choix par eux-mêmes. Pensez-vous que les réponses apportées par les politiques publiques sur ce plan ont été satisfaisantes jusqu’à présent ?

Julian Le Grand : Je ne pense pas qu’elles sont satisfaisantes au sens où elles ne sont pas allées assez loin. Je pense que c’est la bonne direction. Mais vous avez raison, et cela pose en effet une autre question. C’est l’une des objections que j’ai entendues contre l’idée d’un « child trust fund » en France lorsque je l’ai présentée à Paris : on m’a dit que c’était une politique très individualiste, pas collectiviste. Et je pense que c’est vrai, c’est probablement une politique individualiste, qui vient d’une tradition philosophique qui consiste à transférer le pouvoir de l’État aux individus et aux familles. Je dois dire, cela étant, que beaucoup de politiques éducatives sont tout aussi individualistes. L’éducation est souvent présentée comme étant marquée du sceau du collectivisme, mais en réalité elle consiste en grande partie à accroître le stock de capital humain de l’individu. Le « child trust fund » accroît aussi le stock de capital, mais cette fois le capital physique ou financier plutôt que le capital humain. Donc je crois qu’en ce sens, ces politiques visent toutes deux à améliorer la capacité des individus à prendre leurs propres décisions et à augmenter leur autonomie, seulement elles concernent des actifs différents – le capital humain et le capital financier. Dans tous les cas, il s’agit d’essayer de donner du pouvoir aux individus, aux ménages ou aux familles, et d’améliorer leur capacité à exercer ce pouvoir. Mais il n’y a pas à s’en excuser. Je pense que c’est une bonne chose dans les deux cas.

La Vie des Idées : Pensez-vous que l’objectif de ces politiques est de compléter l’État-Providence existant, ou pourraient-elles à long terme changer la structure même de l’État-Providence ? Au lieu de recevoir des services ou des allocations lorsqu’ils se trouvent dans des situations particulières, les individus se verraient attribuer des ressources et seraient ensuite responsables des conséquences de leurs propres choix. Est-ce que cela n’implique pas un transfert du risque de la collectivité à l’individu ?

Julian Le Grand : Oui, je pense que c’est exact. Il y aurait un transfert du risque. Cela renvoie à une autre innovation de politique sociale dont nous n’avons pas encore parlé, l’idée des « budgets individuels ». C’est dans cette direction que nous nous orientons, particulièrement dans le domaine médico-social – c’est-à-dire des soins et des services d’aide à l’autonomie des personnes âgées. Au lieu de leur proposer directement un service fourni par l’État, nous leur donnons de l’argent, un budget, pour qu’ils puissent acheter des services eux-mêmes. L’idée est de leur donner davantage de pouvoir sur les services qu’ils reçoivent afin qu’ils prennent leurs propres décisions quant à la nature de ces services et à leurs modalités. Dans l’ensemble, c’est un grand succès. Les handicapés, en particulier, apprécient cette politique. Nous l’avons appliquée pour les handicapés de tous âges et nous commençons à le faire pour les personnes âgées, même s’il faut dire que toutes les personnes âgées ne souhaitent pas davantage de pouvoir. Je pense que cette politique réussit plutôt bien, mais comme vous le dites la conséquence est bien de transférer le risque de la collectivité à l’individu. Et dans une certaine mesure, je pense que c’est le prix à payer. Tout bien considéré, transférer la responsabilité est une bonne chose. Nous aurons toujours besoin, c’est inévitable, d’un filet de sécurité. Ce serait impossible – et d’ailleurs, je ne le recommanderais pas – de transférer l’ensemble des budgets sociaux à l’individu. Il y aura toujours des cas où les individus font des erreurs, ou se comportent de manière franchement irresponsable en gaspillant leur budget par exemple. Nous aurons toujours besoin du soutien de l’État pour assister ces personnes. Mais dans l’ensemble, comme je l’ai dit, l’idée de transférer le pouvoir et le choix, et donc la responsabilité, de l’État aux individus et aux familles ne me déplaît pas.

La Vie des Idées : Comment évaluez-vous la politique anti-pauvreté du New Labour ? Pensez-vous qu’il ait adopté la bonne approche, et considérez-vous plus généralement que les politiques publiques doivent plutôt viser la réduction de la pauvreté, des inégalités ou de l’exclusion sociale ?

Julian Le Grand : Comme je l’ai dit au début, je pense que l’un des échecs du New Labour a trait au problème de l’égalité. Je suis pas tout à fait sûr de ce qui aurait pu être fait en plus, car de très bonnes politiques ont été mises en œuvres pour lutter contre la pauvreté, centrées sur le bas de l’échelle des revenus avec le système de crédit d’impôt, etc. Mais nous avons toujours ce problème qui, je crois, n’est pas encore entièrement compris et qui concerne les raisons de l’ampleur particulièrement forte de la hausse des inégalités dans le monde anglo-saxon. Je crois que c’est un échec des politiques publiques : nous n’avons pas réussi à y faire face, mais je ne vois pas exactement ce que nous aurions pu faire d’autre. L’un des domaines où j’aurais aimé que le New Labour en fasse davantage est l’impôt sur les successions. En fait, j’aimerais combiner l’impôt sur les successions avec le « child trust fund », c’est-à-dire utiliser les revenus de cet impôt pour financer un fonds qui répartirait la richesse également, si bien que la richesse de toute une génération serait distribuée également au sein de la génération suivante. En fait, c’était précisément ma conception du « child trust fund » à l’origine. Je pense que le Labour a été pusillanime sur l’impôt sur les successions et j’aimerais qu’il mette davantage l’accent sur ce thème.

La Vie des Idées : Les crédits d’impôt sont-ils les instruments appropriés d’une politique de redistribution, étant donné qu’il s’agit également d’une politique de « workfare » ? Au début des années Blair, l’accent était davantage mis sur la nécessité de remettre les gens au travail, et l’accent sur leur aspect redistributif est venu un peu plus tard.

Julian Le Grand : Je crois que c’est probablement vrai. Pour être juste avec le New Labour, sa conviction a toujours été que la bonne manière de s’attaquer à la pauvreté était de remettre les gens au travail, davantage que la redistribution. Dans une certaine mesure cela a marché. Beaucoup des programmes « New Deal » pour les sans-emploi y sont parvenus. Et il est vrai que le taux de chômage en Grande-Bretagne reste plus faible que dans une grande partie de l’Europe continentale, y compris pour les jeunes, même dans la crise actuelle. C’est une caractéristique positive du système britannique aujourd’hui. Beaucoup d’observateurs des politiques sociales comme moi pensaient qu’en remettant les gens au travail, la pauvreté et les inégalités se réduiraient. Mais il semble qu’en pratique ce ne soit pas ce qui s’est produit. Nous avons réussi à ramener les gens vers le travail mais souvent dans des emplois à faibles revenus, et il semble que les inégalités salariales soient demeurées importantes.

Ce n’était pas l’objectif du système de crédit d’impôt, qui est une allocation sous conditions de ressources destinée à ceux qui travaillent, et qui visaient à augmenter les revenus après transferts sociaux. Mais il est possible qu’ils aient comprimé les salaires, puisqu’ils permettaient aux employeurs, qui savaient que le revenu serait soutenu par le système de crédits d’impôt, de baisser les salaires. Je ne sais pas s’il y a des preuves empiriques de ce phénomène, et bien sûr la mise en place du salaire minimum visait précisément à l’éviter. Mais au bout du compte, il faut bien dire que nous avons ce problème de pauvreté et d’inégalités, alors que le chômage est moins un problème aujourd’hui.

La Vie des Idées : La stabilité familiale doit-elle être un objectif de politique sociale, et l’État devrait-il utiliser des incitations fiscales à cette fin, comme le soutiennent les conservateurs ?

Julian Le Grand : Je pense que la réponse est oui. Je suis assez impénitent sur cette question. Je pense qu’il y a des preuves, que cela nous plaise ou non, que les couples non mariés se séparent plus fréquemment que les couples mariés, et que les enfants des couples non mariés, lorsqu’il y a rupture, en souffrent davantage. Il y a beaucoup de preuves empiriques de ce phénomène. Donc je pense que nous devrions encourager le mariage et qu’utiliser la fiscalité pour cela n’est pas une mauvaise chose. Cela étant, les sommes en question ne sont pas très élevées, donc je ne crois pas que l’incitation sera très forte, mais je pense – et c’est un sujet sur lequel je suis d’accord avec David Cameron – qu’il serait désirable d’envoyer le signal, grâce à une réduction d’impôt, que la société approuve le mariage.

Une de mes idées, pour laquelle j’ai eu quelques problèmes dans la presse et qui vient de l’économie comportementale – dans la lignée de l’idée du « nudge » (concept popularisé par Richard Thaler et Cass Sunstein, NDLR [4] – est celle du « mariage par défaut ». Dès qu’un couple non marié a un enfant, il serait considéré par l’État comme marié. Plus précisément, les deux partenaires auraient les mêmes droits sur le patrimoine de l’autre que s’ils étaient mariés. En effet, l’un des problèmes avec les couples non mariés avec enfants, lorsqu’ils se séparent, est que l’enfant reste généralement avec la mère et que la mère tombe rapidement dans la pauvreté. C’est peut-être également le cas, dans une certaine mesure, pour les couples mariés qui se séparent, mais dans une moindre mesure, car dans un couple marié la mère dispose de droits de propriété supérieurs à ceux d’une mère d’un couple non marié. Donc je crois qu’il devrait y avoir un « mariage par défaut ». Cela dit, bien sûr, le couple pourrait toujours divorcer s’il le souhaite, ce ne serait pas une obligation, mais un simple changement de l’option « par défaut ».

La Vie des Idées : Soutenez-vous plus largement ce concept du « nudge » comme devant s’intégrer à l’agenda du « choix », ce qui reviendrait à ne pas simplement laisser les gens choisir entre différentes options, mais à leur indiquer quel est le meilleur choix pour eux-mêmes ou pour la société ?

Julian Le Grand : Oui. Lorsque je travaillais pour Tony Blair, j’ai eu une grande dispute avec le ministre de la santé de l’époque, John Reid, dès mon deuxième jour de travail – ce qui n’était pas un très bon choix de carrière, d’ailleurs. Il s’agissait du débat sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics, mesure que nous essayions de faire passer à l’époque. J’avais convaincu le Premier ministre sur ce sujet alors qu’il était plutôt réticent, mais le ministre de la santé, John Reid, s’y opposait. Il m’a dit : « écoutez, vous êtes un grand défenseur du libre choix, qu’y aurait-il de mal à installer dans chaque pub, restaurant ou bar, une pièce réservée aux fumeurs ? » Et je dois dire qu’il était difficile de lui opposer des arguments. Au bout du compte tout ce que je pouvais utiliser, c’était l’argument assez paternaliste selon lequel l’interdiction est « pour leur propre bien ». Cela m’a amené à m’intéresser à ces idées consistant à maintenir le libre choix des personnes mais en « l’orientant » dans la meilleure direction, pour eux ou pour la société.

J’ai eu cette autre idée inspirée du concept de « nudge ». Elle consiste à créer un « permis de fumer » que tout fumeur devrait acquérir chaque année. Ceux qui veulent acheter du tabac auraient besoin d’un permis pour cela. L’obtenir ne serait pas nécessairement difficile, ils devraient seulement se rendre à un guichet public. L’un des effets collatéraux serait que l’on vérifierait à cette occasion s’ils ont 18 ans. Ils auraient peut-être à payer une petite somme d’argent, ou peut-être pas, mais chaque année, ils devraient prendre la décision de rester fumeur. Et ils ne pourraient plus violer leur bonne résolution du nouvel an seulement en se rendant au supermarché du coin pour s’acheter un paquet de cigarettes. Voilà un moyen d’utiliser les idées issues de l’économie comportementale sur « l’opt-in » et « l’opt-out ». J’ai publié cette idée et c’est la seule fois où j’ai vraiment été attaqué massivement par la presse tabloid et par les bloggers. Quelque part, cela m’a légèrement surpris parce que même si c’est une idée paternaliste, c’est du paternalisme libertaire. C’est beaucoup moins paternaliste qu’interdire de fumer dans les lieux publics par exemple. Il ne s’agit pas d’interdire quoi que ce soit : les gens peuvent toujours fumer, mais cela devient juste un peu plus difficile de le faire.

La Vie des Idées : Comment concevez-vous le rôle du chercheur en sciences sociales aujourd’hui vis-à-vis des politiques publiques et de leur élaboration ? Vous êtes un universitaire qui a aussi été un conseiller de Tony Blair. Pensez-vous que les politiques publiques devraient être davantage alimentées par la recherche universitaire et que les chercheurs devraient jouer un rôle actif dans la conception de ces politiques ?

Julian Le Grand : Eh bien, oui, naturellement, puisque, bien sûr, en tant que chercheur en sciences sociales je prends une part active à la conception de politiques publiques. Je crois que nous avons un rôle important à jouer parce que, tout d’abord, nous connaissons les résultats empiriques, et dans certains cas nous menons nous-mêmes les recherches qui y aboutissent. Il est vrai que j’ai un léger désaccord avec mes collègues universitaires sur ce point : ils semblent souvent considérer qu’ils ont seulement un rôle critique, qu’ils devraient critiquer la politique gouvernementale sans jamais la soutenir, ou qu’ils ne devraient jamais tenter d’élaborer ou encore se prononcer en faveur des politiques gouvernementales.

Je pense qu’ils ont des raisons à la fois légitimes et illégitimes de penser cela. La raison légitime, c’est que, presque par définition, les nouvelles politiques ne sont jamais appuyées par des résultats empiriques solides. Elles peuvent certes être soutenues par quelques résultats, de manière détournée, mais il est impossible qu’elles le soient entièrement, justement parce qu’elles sont nouvelles. Donc ils sont réticents à se prononcer en faveur de quelque chose sans avoir de preuves incontestables. Le problème, c’est qu’il s’agit d’une position nihiliste, car cela signifie que vous ne ferez jamais rien de nouveau. Et il me semble que ce qu’il faut faire dans ce type de circonstances, c’est s’appuyer bien plus sur la théorie. Lorsque j’argumente en faveur de certaines choses, comme le choix et la concurrence, le « child trust fund », etc., j’utilise souvent les outils de la théorie microéconomique car je suis un microéconomiste. Je pense que l’on peut construire un argumentaire respectable sur des fondements théoriques même lorsque des preuves empiriques solides n’existent pas, permettant d’affirmer qu’il y a de bonnes raisons de penser que tel ou tel dispositif fonctionnerait.

La mauvaise raison de cette attitude critique des universitaires est liée à une certaine culture qui consiste à dire qu’être enthousiaste pour quelque chose revient soit à être naïf, soit à lécher les bottes du gouvernement. Donc comme beaucoup d’universitaires ne veulent être considérés ni comme des naïfs ni comme des flagorneurs, ils se tiennent à l’écart et conçoivent leur rôle comme uniquement critique. Ce n’est clairement pas une opinion que je partage. Je travaille avec le gouvernement, et je soutiens et élabore certaines politiques.

La Vie des Idées : Pensez-vous que le New Labour a établi une bonne relation entre les politiciens et les intellectuels ?

Je pense qu’il a tenté de le faire. Anthony Giddens est un autre cas d’intellectuel qui a été amené dans le giron du New Labour. Et il y a eu un certain nombre d’entre nous qui ont essayé de travailler avec le New Labour. Je crois que s’il y a eu un problème, il vient plutôt de l’autre côté, c’est-à-dire de la réticence des universitaires à sortir de leur tour d’ivoire.

D’autre part, quelque chose en Grande-Bretagne milite en ce moment contre la collaboration entre le gouvernement et les intellectuels : le Research Assessment Exercise. Les universitaires qui veulent avancer dans leur carrière doivent produire 4 travaux hautement spécialisés, de préférence dans des revues à comité de lecture. Cela milite contre la production par les universitaires de travaux plus spéculatifs et généraux – le genre de choses pour lesquelles les Français, je dirais, sont particulièrement bons, à savoir le panorama général, l’étude des principales tendances à l’œuvre dans la société – mais aussi contre la production de nouvelles idées de politiques publiques, car elles ne sont pas appuyées par des résultats empiriques solides. Donc beaucoup d’universitaires britanniques, à cause du Research Assessment Exercise, sont poussés vers ces travaux hautement spécialisés, centrés sur un champ étroit, et de haute qualité. Cela a créé un fossé entre les concepteurs des politiques publiques et les universitaires dans lequel les think tanks se sont engouffrés.

Entretien réalisé à Londres le 21/04/2010. Traduction en français par Antoine Colombani.

par Antoine Colombani, le 6 mai 2010

Aller plus loin

 le site web de Julian Le Grand

Pour citer cet article :

Antoine Colombani, « Moderniser le welfare state britannique. Entretien avec Julian Le Grand », La Vie des idées , 6 mai 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Moderniser-le-welfare-state-britannique

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Julian Le Grand, The other invisible hand : delivering public services through choice and competition, Princeton University Press, 2007.

[2Julian Le Grand, Motivation, Agency and Public Policy : Of Knights and Knaves, Pawns and Queens, Oxford University Press, 2003.

[3Centre d’analyse stratégique, Les dotations en capital pour les jeunes, n°9, 2007.

[4Richard Thaler, Cass Sunstein, Nudge. Improving Decisions about Health, Wealth and Happiness, Yale University Press, 2008. Voir la recension d’ Émilie Frenkiel dans La Vie des Idées)

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