Recensé : Eric T. Olson, Que sommes-nous ?, Paris, Ithaque, 2017, 296 p., 28 €.
Que sommes-nous ? est avant tout un formidable tableau des différentes réponses que la philosophie de l’esprit a pu apporter à cette question. Présentées de façon méthodique et rigoureuse, ces thèses n’en sont pas moins poussées à leurs limites par l’auteur. Eric T. Olson — professeur à l’université de Sheffield, spécialisé en métaphysique et dont les recherches portent essentiellement sur l’identité personnelle, les objets matériels, le temps et la mort — défend ici la thèse animaliste dont il est devenu depuis son article « Human People or Human Animals ? » [1] l’un des plus célèbres représentants. Ainsi, la meilleure réponse à la question « Que sommes-nous ? » pourrait bien être aussi la plus intuitive : nous sommes des animaux.
Le sens de la question
Ce livre est un livre de métaphysique. Du moins est-ce en ce sens que la question « que sommes-nous ? » se pose pour E. T. Olson : métaphysiquement. Autrement dit, elle ne vise pas à déterminer par exemple ce que nous sommes empiriquement, comme le feraient la physique ou la biologie, mais ce qui nous qualifie en propre, en tant qu’être ou réalité spécifique. Et puisque toute réponse sérieuse commence par la saisie du problème qu’elle prétend résoudre, l’auteur consacre son premier chapitre à l’analyse de cette question. D’abord faut-il, donc, distinguer la question métaphysique qu’il pose d’autres questions, comme celle, anthropologique, qui concerne ce que nous estimons être, ou celle de notre identité personnelle (« Qui suis-je ? », « Suis-je la même personne à l’instant t et à l’instant t+n ? »). Certes, le problème de notre persistance peut nous aider à déterminer négativement ce que nous sommes : par exemple, si notre identité à travers le temps consiste dans le fait d’être une continuité psychologique non divergente et en permanence physiquement réalisée, doit-on exclure l’hypothèse selon laquelle nous serions des organismes, puisqu’un organisme peut persister sans continuité psychologique ? Reste que la question de l’identité personnelle n’est pas celle, métaphysique, qui intéresse E. T. Olson (« Que sommes-nous ? »). De même, il ne s’agit pas ici de se demander à quoi le mot « nous » fait référence, c’est-à-dire ce que nous désignons lorsque nous disons « nous » ou « je » : une chose mentale ? Un corps ? Autre chose encore ? Car, une fois encore, « ceci est un livre de métaphysique, pas de philosophie du langage ». Et l’auteur d’ajouter :
notre préoccupation porte sur la chose pensante. (p. 19)
Manière pour Olson de préciser une première fois la nature de cette chose que vise le « nous » de la question, en renvoyant incidemment à la thèse cartésienne du dualisme des substances, qui distingue la chose pensante de la chose étendue.
C’est pourquoi il n’est pas non plus satisfaisant de répondre « nous sommes des personnes » à la question du livre. En effet, cette réponse ne nous permet pas de savoir si nous sommes concrets ou abstraits, des substances ou non, si nous avons des parties, etc. Et l’on peut donner une définition de ce que sont des personnes sans savoir pour autant a) si nous en sommes nous-mêmes et, plus encore, b) ce que nous sommes. Si cette réponse convient dans certains contextes, par exemple éthique ou juridique, ce n’est pas le cas ici. Le terme « nous », à l’aune de la question « que sommes-nous ? », renvoie donc à la détermination « nous les humains » plutôt que « nous les personnes humaines ».
Une fois cette première clarification établie, E. T. Olson va décortiquer les termes du problème qu’il pose et le « subdiviser en questions plus petites auxquelles il est plus facile de s’attaquer » (p. 7) comme celle de savoir de quoi nous sommes faits, si nous avons des parties, si nous sommes concrets ou abstraits, si nous persistons à travers le temps, etc. L’examen des différentes réponses que l’on peut adresser à ces questions constitue la trame du livre. On y trouve ainsi la thèse selon laquelle nous sommes des animaux (chapitre 2), des parties d’animaux (chapitres 3 à 5), des faisceaux de perceptions (chapitre 6), des âmes (chapitre 7) ou rien du tout (chapitre 8).
Pour l’auteur, aucune de ces hypothèses, pour la plupart incompatibles entre elles, ne répond pleinement et définitivement à la question de savoir ce que nous sommes — pas même l’animalisme qu’il entend toutefois défendre. Car chacune soulève des interrogations également métaphysiques, sur la nature des animaux, des faisceaux de perceptions, des âmes, etc. Mais E. T. Olson espère qu’« avec un peu de chance » (p. 13) ces questions seront plus simples à résoudre que celle, plus générale, qui porte sur notre nature métaphysique.
Ces distinctions et précisions conduisent l’auteur à reformuler sa question de manière plus resserrée et donc, aussi, moins ambiguë. Le problème métaphysique « que sommes-nous ? » se précise : « quelles sortes d’êtres pensent nos pensées et effectuent nos actions ? » (p. 19) Et quand bien même nous ne disposerions d’aucun fait objectif permettant de savoir quelles choses pensent (et donc d’apporter une réponse à la question ainsi reformulée), il n’en demeure pas moins, pour E. T. Olson, qu’une réflexion sur la nature métaphysique des êtres qui pensent nos pensées pourrait montrer qu’il est très utile à certaines fins d’attribuer nos pensées à des êtres d’un certain genre (par exemple, aux organismes), et plus utile à d’autres fins de les attribuer à d’autres êtres (par exemple à des faisceaux de perceptions). Plus encore, même si le matérialisme éliminativiste était vrai, c’est-à-dire s’il n’y avait rien de tel que penser, notre question n’en serait pas moins pertinente. Car on pourrait toujours se demander quelle sorte d’être a écrit ce livre et quelle sorte d’être est en train de le lire, ou encore, à quelle sorte d’être les pronoms personnels font référence.
Théories sur ce que nous sommes
S’il l’avance avec davantage de réserve qu’il n’a pu le faire dans ses précédents travaux [2], E. T. Olson ne cache pas son attrait pour la réponse animaliste : l’être qui pense nos pensées et réalise nos actions est un animal, c’est-à-dire un « organisme biologique appartenant à l’ordre des primates homo sapiens ». D’après l’animalisme, chacun de nous est numériquement identique à un animal (p. 32). Qu’est-ce à dire, donc, être un animal ? L’animalisme soutient-il que nous sommes identiques à notre corps, par exemple ? Pas vraiment, car on peut avoir un corps qui n’est pas organique, donc ne pas être un animal, comme ce serait le cas d’un robot. C’est pourquoi, d’ailleurs, la notion de personne ne permet pas de répondre à la question « que sommes-nous ? » : on peut imaginer des personnes qui non seulement n’auraient pas le même corps que nous (des intelligences artificielles, des extraterrestres), mais encore, qui n’auraient pas de corps du tout (des anges, des dieux). Pour autant, E. T. Olson répugne à dire que nous sommes uniquement des animaux : il est possible que nous soyons aussi autre chose (par exemple des personnes, des Français, des athées, etc.). Cela dépend de la question de savoir si être plus qu’un animal est compatible avec le fait d’être un animal, comme on dirait que le gouvernement n’est pas le Premier ministre, mais qu’il est plus que cela (p. 35). Dire que nous sommes des animaux, c’est dire que nous sommes des organismes et donc aussi des particuliers concrets, des substances et non des événements, des états ou des aspects d’autre chose. C’est dire que nous sommes constitués de matière, plutôt que des entités immatérielles.
Mais peut-on dire à la fois que nous sommes des animaux et des êtres pensants, comme cela semble être le cas ? L’animalisme rejette la distinction entre animal et être pensant qui remonte au moins à la théorie cartésienne de l’animal-machine, selon laquelle l’animal, à la différence de cet être pensant qu’est l’homme, est dénué de toute rationalité. On retrouve plus ou moins explicitement cette thèse chez des philosophes des traditions continentale, par exemple É. Bimbenet [3] qui, dans une perspective phénoménologique, soutient que si nous sommes de part en part des êtres de nature, donc des animaux, nous n’en demeurons pas moins radicalement distincts par notre comportement, comme analytique, par exemple D. Davidson [4] pour qui l’animal ne saurait penser dès lors qu’il est dénué de langage. L’animalisme récuse cette distinction : comment l’animal, qui partage toutes ses expériences, relations, etc. avec l’être pensant, et cet être pensant pourraient-ils avoir des pensées différentes (problème de l’animal pensant) ? Plus encore, pour quelles raisons l’être pensant pourrait-il avoir des pensées tandis que l’animal n’en aurait pas (ou problème de la possibilité pour l’animal de penser) ? Si l’on accorde qu’ils pensent les mêmes pensées, ne se trouve-t-on pas avec face à une surdétermination (ou problème de trop de penseurs) ? Ces questions, E. T. Olson va s’en servir comme d’outils discriminants afin d’évaluer et disqualifier des théories concurrentes : là où l’animalisme résout ces problèmes, la plupart des autres hypothèses échouent à les dénouer.
L’animalisme par provision
À l’heure de tirer un bilan, E. T. Olson présente les candidats « finalistes » (p. 263) en vue de résoudre le problème « que sommes-nous ? », soit : le nihilisme, la théorie des parties temporelles et l’animalisme.
Pour le nihilisme, nous n’existons pas : rien ne pense nos pensées. Attribuer des états de conscience à quoi que ce soit, ou croire qu’il y a un sujet substantiel auquel les états de conscience appartiendraient, relève d’une illusion linguistique [5]. Face à cette fausse évidence selon laquelle toute personne qui croit qu’elle existe doit avoir raison, le nihiliste demande : qu’est-ce qui justifie une affirmation comme « je crois quelque chose » ? Elle présuppose de manière excessive qu’il existe quelque chose comme un « Je » (qui croit). Ainsi, l’argument selon lequel le nihilisme est faux (il y a bien un « Je » qui croit, doute, etc.) présuppose le point en question (l’existence d’un « Je »). Tout au plus faudrait-il partir de l’affirmation selon laquelle il y a de la pensée. Or, on ne saurait inférer que quelqu’un existe de la seule prémisse qu’il y a de la pensée.
La théorie des parties temporelles, quant à elle, défend que, de la même manière que l’on s’étend dans l’espace, nous nous étendons dans le temps, en sorte que, par exemple, nous avons des parties communes avec nous-mêmes en 2000 et en 2010. Ainsi, nous sommes des objets concrets persistants composés de parties temporelles, qui nous appartiennent (sont nos parties temporelles) en tant qu’elles se chevauchent — sans quoi il faudrait les considérer comme les parties d’un autre être. L’intérêt de cette théorie, c’est qu’elle permet d’expliquer que nous puissions avoir des propriétés contraires. Nous avons des parties temporelles différentes qui ont, intrinsèquement, des propriétés différentes, mais qui, du fait qu’elles se recouvrent partiellement, sont bien les nôtres.
Si le nihilisme a l’avantage de résoudre radicalement les problèmes que rencontrent les autres théories — puisqu’ils ne se posent plus —, E. T. Olson trouve cette théorie à la fois peu claire et peu attrayante. De même, si la théorie des parties temporelles semble plus satisfaisante en ce qu’elle prend en charge ces problèmes et fournit des réponses convaincantes, elle n’en demeure pas moins fondée sur une idée confuse du temps (que l’on voudrait pouvoir diviser comme on divise l’espace) et sur la théorie des contreparties (une chose est possiblement F quand elle est une alternative plausible de cette chose F dans ce monde) franchement discutable et d’ailleurs discutée. Plus encore, elle est peu séduisante tant elle rompt avec la conception ordinaire de ce que nous sommes. Ainsi faut-il convenir que la réponse la plus attrayante, mais aussi la plus convaincante, est fournie par l’animalisme.
Trois remarques
Le livre d’E. T. Olson est un outil précieux tant par sa qualité argumentative qu’en raison du large panorama qu’il propose des discussions contemporaines. Toutefois, on pourrait formuler trois remarques générales.
La définition à laquelle parvient l’auteur peut d’abord sembler tautologique. Que sommes-nous, demande-t-il avant de préciser : nous, c’est-à-dire les humains (p. 15) ? Nous sommes des animaux humains. Or que désigne la catégorie « humain », sinon un animal d’une certaine espèce (l’espèce humaine) ? En sorte que la réponse soit déjà donnée dans les termes de la question tels que l’auteur les définit lui-même. Sans doute est-ce là, toutefois, le vice propre à toute tentative de définition, comme le remarquait Platon [6].
Ensuite, une alternative à l’animalisme — qu’E. T. Olson envisage — pourrait invoquer le principe d’individuation psychologique selon lequel des états mentaux sont ceux d’un même être pensant quand ils sont en relation les uns avec les autres, de sorte qu’ils soient disposés à interagir entre eux, mais pas avec ceux d’autres individus. Une réponse à la question pourrait alors être : nous sommes des esprits doués d’une vie mentale unifiée, ce que l’animalisme n’implique pas nécessairement — un animal pourrait tout au plus avoir des états mentaux non unifiés. L’auteur répond que ce principe lockéen n’est pas contradictoire avec l’animalisme. Il aurait pu aller plus loin et soutenir qu’un tel principe est même conditionné par — et ne vaut qu’en raison de — ce que nous sommes fondamentalement, à savoir des animaux humains.
On peut regretter que la distinction entre l’animal et la personne ne soit davantage discutée. Car il semblerait possible alors de mettre en doute l’idée qu’il puisse exister des personnes qui ne soient pas des animaux humains [7] — E. T. Olson mentionne cette hypothèse sans la développer (p. 16). Il se pourrait dans ce cas que la distinction entre l’animal et la personne soit, sinon douteuse, du moins plus complexe que celle que propose l’auteur.