Originaires d’Asie et jadis connus sous le terme « Eskimos », les Inuit ont franchi le détroit de Béring il y a environ 8 000 ans, peuplant les côtes arctiques de la Sibérie au Groenland. Le vaste ensemble inuit compte de nombreux groupes aux dialectes et traditions fort différents mais qui partagent des valeurs communes, structurées notamment par la chasse et la pêche. Aujourd’hui, la population inuit compte plus de 150 000 personnes, 55 000 vivant au Canada, 50 000 au Groenland et 45 000 en Alaska. Au Canada, les régions du Grand Nord ont fait l’objet d’une colonisation tardive, si bien qu’il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que ces populations entrent massivement en contact avec l’Occident, d’abord à l’occasion de la chasse industrielle à la baleine orchestrée par des baleiniers euro-américains, puis avec la traite des fourrures, en particulier les agents de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et finalement avec les missions religieuses, l’État canadien ne s’étant vraiment établi dans ces régions qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. À l’heure actuelle, les Inuit du Canada vivent dans 53 communautés disséminées de l’Alaska au Labrador [1].
Lors du passage de l’explorateur danois Knud Rasmussen [2], dans les années 1920, les Inuit ne se considèrent pas encore comme un peuple. Ils refusent même de s’exprimer au nom de leurs voisins les plus proches : « Vous devez savoir que les hommes sont différents. Les Harvaqtormiut connaissent bien des choses que nous ignorons, et nous connaissons beaucoup de choses qu’eux ignorent… Vous ne devez pas nous comparer aux Harvaqtormiut, leur savoir n’est pas le nôtre, et le nôtre n’est pas le leur », insiste un Inuk [3] du caribou. Depuis 1999, cette population de 25 000 autochtones dispose d’un immense territoire de 2 millions de kilomètres carrés, le Nunavut [litt. « notre terre »], qui couvre toute la partie septentrionale du Canada. Cette expérience de gouvernance indigène a été rendue possible par la rencontre d’une longue lutte menée par les Inuit pour la reconnaissance de leur langue et de leurs droits, et de considérations stratégiques canadiennes au fur et à mesure que le Grand Nord devenait un espace géopolitique.
L’émergence d’une conscience collective et l’espoir d’un territoire
L’histoire remonte aux années 1950. En pleine guerre froide, les régions du Grand Nord jugées stratégiques, éveillent les premières convoitises : le territoire semble riche en minerais et en ressources énergétiques et les frontières doivent être protégées face au danger soviétique. Le gouvernement fédéral canadien instaure alors une politique d’assimilation et de développement du Nord [4]. Plusieurs mesures sont adoptées. Chaque Inuk se voit d’abord attribuer à la naissance un numéro d’identification, dit « numéro de disque », auquel s’ajoute une fiche individuelle contenant des informations sur sa famille et son état civil, ces données étant classées dans un registre général. Ensuite, un système d’allocations familiales est introduit ; il sera fréquemment utilisé par les fonctionnaires des Affaires Indiennes et du Nord pour faire pression sur les groupes les plus réfractaires à la sédentarisation. De nombreuses relocalisations sont organisées, comme en témoigne le cas de ces Inuit d’Inujuak (au Nunavik) transportés par bateau à des milliers de kilomètres plus au nord, à Resolute Bay, ou encore, celui des Ahiarmiut déplacés de force du lac Ennadai à Arviat [5]. Dans les nouveaux villages où l’on installe des maisons préfabriquées et où l’on ouvre des écoles et des dispensaires, l’occidentalisation paraît momentanément la seule voie d’avenir. Pour reprendre les termes de l’époque, ces sociétés doivent gagner « la civilisation » et tout ce qui renvoie à leurs traditions nomades est mis à mal. Ainsi, avec l’introduction massive de la motoneige, plus de 20 000 chiens sont éliminés par la police (RCMP), car jugés dorénavant inutiles et dangereux. Ces transformations et l’idéologie paternaliste qui les accompagne – il faut soigner, instruire et intégrer –, affectent brutalement les Inuit et les rapports sociaux.
Dans les années 1960 et 70, la puissante Compagnie de la Baie d’Hudson et les églises catholique et anglicane perdent leurs prérogatives au profit de nouvelles administrations locales. Des municipalités sont apparues et, avec elles, les premiers maires et conseillers municipaux, ainsi que plusieurs journaux et revues, puis de radios locales et régionales. Dans certains villages, comme à Igloolik au Nord de la Terre de Baffin, des Inuit s’investissent dans le mouvement coopératif initié par des missionnaires oblats de Marie-Immaculée, d’origine française pour la plupart, qui promeut des valeurs compatibles avec celles des Inuit, notamment soucieux d’une meilleure redistribution des richesses. À l’époque, les communautés du Grand Nord vivent toujours de chasse et de pêche, exportant occasionnellement des fourrures et de l’artisanat.
Pour les Inuit, la nécessité de se regrouper pour défendre leurs intérêts et obtenir plus d’autonomie dans la gestion de leurs affaires apparaît toutefois un objectif de plus en plus clair [6]. Scolarisés dans les premières écoles résidentielles, quelques leaders se réunissent à l’occasion et ces initiatives aboutissent en 1971, à la création de l’Inuit Tapirisat of Canada (ITC), plus tard rebaptisée l’Inuit Tapiriit Kanatami [7]. En 1977, sur la scène internationale cette fois, les Inuit fondent l’Inuit Circumpolar Conference (ICC), un organisme para-gouvernemental qui se donne pour mission celle de défendre toutes les populations arctiques qui se reconnaissent sous l’ethnonyme d’« Inuit », le terme ayant été adopté la même année, lors d’une conférence d’ICC réunie à Barrow, en Alaska.
Confronté à ces aspirations de reconnaissance et d’autonomie, et soucieux de régler les revendications territoriales des autochtones qui émergent dans tout le pays où divers groupes militent pour faire valoir leurs droits, le gouvernement fédéral modifie alors sa politique. Plusieurs événements accélèrent cette évolution. Par l’arrêt Calder (1973), rendu en Colombie-Britannique, la Cour suprême du Canada confirme d’abord que l’occupation de longue date du territoire par des Autochtones a fait naître des droits sur le territoire qui ont survécut à l’établissement des Européens, droits que l’on nommera bientôt des « droits ancestraux ». Du coup, de nombreux groupes, y compris les Inuit, se lancent dans des enquêtes d’occupation du territoire, voyant là un levier pour leurs revendications. Lors du rapatriement de la Constitution canadienne en 1982 [8], les autochtones obtiennent de nouvelles victoires. À la suite d’intenses négociations, ils parviennent en effet à faire reconnaître leurs droits en tant que collectivités ou peuples, les droits ancestraux étant par ailleurs garantis et enchâssés dans la Loi constitutionnelle. Si la notion de droits ancestraux s’accompagne ici d’une reconnaissance à l’autonomie gouvernementale, il est clairement indiqué que ce droit n’est pas celui de la souveraineté mais qu’il doit s’exercer à l’intérieur de la Constitution canadienne.
Les conséquences de ces événements sont considérables car s’ils relancent les revendications territoriales, ils obligent aussi le gouvernement fédéral à ouvrir une série de négociations et de réformes. À partir de 1987, le gouvernement met ainsi en place une politique dite de « règlement des revendications globales », où l’on ne parle plus d’extinction des droits ancestraux, mais où l’on propose des solutions de rechange qui impliquent une reconnaissance préalable de ces droits. Le gouvernement fédéral propose ainsi de nouvelles formules juridiques, axées sur l’échange des droits et des titres aborigènes contre de nouveaux droits économiques. Sur le plan culturel, il abandonne vite sa politique d’assimilation, se lançant à l’inverse dans la promotion des traditions culturelles autochtones, d’où sa volonté, par exemple, de financer des instituts comme l’Inuit Cultural Institute, ouvert en 1975. Il met enfin sur pied plusieurs commissions, comme la Commission Royale sur les peuples autochtones dont les conclusions apporteront de nouveaux appuis aux revendications autochtones.
Au cours de ce long processus de négociation, les leaders de l’Inuit Tapirisat of Canada font preuve d’ouverture et de détermination. Dès 1976, ils proposent au gouvernement fédéral de créer un espace inuit autonome, le Nunavut. En 1975, alors que le Québec a pour sa part terminé de signer la Convention de la Baie James et du Nord Québécois (CBJNQ) avec les Inuit du Nunavik qui obtiennent pour la première fois une reconnaissance politique, des droits et des avantages économiques contre l’extinction de leurs droits ancestraux [9], les Inuit des régions plus au Nord choisissent une autre voie, refusant de céder leurs droits ancestraux. Le gouvernement fédéral semble d’abord hésiter, refusant l’idée d’un gouvernement ethnique. Mais sous les pressions combinées de multiples leaders inuit, des conclusions d’une enquête détaillée sur l’usage du territoire, l’Inuit Land Use and Occupancy project [10], et de la signature d’un accord avec les Inuvialuit en 1984, les autorités fédérakes acceptent finalement l’idée d’une autonomie gouvernementale et d’un gouvernement public. Le projet de redéfinir la province des Territoires du Nord-Ouest (TNO) pour en isoler la partie occupée majoritairement par les Inuit devient alors envisageable. La décision paraît d’autant plus souhaitable qu’en 1982, lors d’un référendum, les habitants de la province des TNO soutiennent massivement le projet en votant en faveur de la partition. Dix ans plus tard, en 1992, un accord est signé, qui prévoie la création officielle du Nunavut pour le mois d’avril 1999. Suite au vote favorable d’une majorité d’Inuit pour ce projet, le Parlement canadien adopte en 1993 la Loi sur le Nunavut et l’Accord sur les revendications territoriales.
Il serait inexact, pourtant, de croire que la création du Nunavut est le seul fruit des revendications inuit. Le gouvernement canadien a rapidement compris son intérêt à promouvoir et accompagner un tel projet. La souveraineté canadienne sur son territoire arctique ayant longtemps été contestée, une situation qui perdure avec les revendications actuelles des Russes, des Américains et des Danois, la meilleure stratégie demeurait bien celle de confier plus de responsabilités aux populations inuit, les véritables résidents de ces espaces jugés depuis longtemps inhabitables. Le gouvernement fédéral avait déjà créé une ligne de radars (la DEW line), quelques bases militaires et même un corps paramilitaire, les « rangers », composé surtout de chasseurs locaux ; mais il lui parut vite évident avec l’évolution du droit international et des questions indigènes que les frontières seraient plus légitimes et plus difficilement contestables, si plus d’autonomie était confiée aux Inuit à l’intérieur de la confédération. En outre, une telle initiative ouvrait la voie à l’exploitation des riches ressources minières et pétrolières du territoire – un point que les Inuit n’ont pas manqué de relever comme le montrent plusieurs caricatures d’Alotook Ipellie ] qui décrivent l’appétit insatiable du gouvernement fédéral. Enfin, elle contribuait à faire reconnaître le Canada comme un État responsable, capable d’accorder une partie substantielle de son territoire à une population dont elle avait longtemps nié les droits.
Le qaujimajatuqangit ou les valeurs de gouvernance indigène
L’Accord du Nunavut, le document officiel qui entérine sa création, a été conclu en 1993, mais il a été revu et modifié en 1999. Acte fondateur, il identifie à l’intérieur d’un vaste ensemble, plusieurs types de zones et types de terres qui appartiennent tantôt partiellement, tantôt entièrement aux Inuit, et clarifie les frontières extérieures du territoire [11]. Né officiellement le 1er avril 1999, le Nunavut est doté d’un gouvernement interne dont la structure a été copiée sur celle qui prévaut dans les deux autres territoires du Canada que sont le Yukon et les TNO. Le gouvernement est ainsi constitué d’un commissaire, d’un cabinet, d’une assemblée législative (composée ici de 19 députés), d’une fonction publique (environ 2000 fonctionnaires pour le Nunavut), auxquels il faut ajouter le personnel employé par les administrations municipales et des tribunaux territoriaux. Le chef d’État du Nunavut, qui représente la reine, est un commissaire choisi par le gouvernement fédéral. Depuis le 19 novembre 2008, Eva Aariak, ancienne Commissaire aux langues du Nunavut, a été élue au poste de première ministre du Nunavut, succédant à Paul Okalik qui avait, en 1999, reçu le président Jacques Chirac, le tout premier chef d’État à visiter le Nunavut [12].
Au centre du projet de gouvernance inuit se trouvent les valeurs et la langue inuit que les leaders qui ont négocié le Nunavut défendent puis longtemps [13]. Depuis la création du Nunavut, les Inuit ont cependant décidé de franchir une étape supplémentaire en souhaitant dorénavant « inuitiser » les institutions mises en place lors des négociations. C’est dans ce cadre qu’ils ont identifié des principes inuit ou qaujimajatuqangit (littéralement, « les savoirs du passé qui disposent toujours d’une valeur actuelle » [14]). L’artisan de cette réflexion est Louis Tapardjuk, directeur, en 1998, du Nunavut Social Development Council (un sous-comité du Nunavut Tunngavik Inc. (NTI), l’organisme chargé d’élaborer des politiques socioculturelles et de fournir à tous les bénéficiaires inuit un soutien financier) [15]. Les huit principes holistes retenus sont aujourd’hui constamment rappelés par les leaders du Nunavut qui les présentent comme une alternative à l’individualisme des Qallunaat, les Blancs [16]. Chaque ministère du Gouvernement a ainsi reçu comme directive d’en faire la promotion et la mise en œuvre, ces modalités demeurant toutefois floues et parfois difficiles à opérationnaliser en raison de la méconnaissance de la langue inuit de nombreux fonctionnaires recrutés à l’extérieur du Nunavut.
Les huit principes de l’Inuit qaujimajatuqangit
1. Pijitsirniq : servir non seulement sa famille mais également sa communauté en mobilisant les expériences vécues, les savoirs et la générosité nécessaire pour que les intérêts individuels passent derrière ceux de la collectivité.
2. Aajiiqatingiingniq : principe de consultation et de compréhension mutuelles dans le but de parvenir à une prise de décision éclairée et consensuelle.
3. Pilimmaksarniq : conviction que le savoir s’acquiert avant tout par observation et par expérimentation, la pratique demeurant donc un élément essentiel de la transmission des savoirs et des habiletés.
4. Piliriqatigiinniq : volonté de travailler ensemble, de collaborer à la vie communautaire, l’idée sous-jacente étant que chaque personne dispose d’un point de vue original susceptible de contribuer d’une manière importante à la résolution des problèmes. Il est par conséquent attendu que chacun partage son savoir et ses expériences.
5. Avatittinnik Kamatsiarniq : respect et soins que les humains doivent prodiguer à l’environnement dont ils font partie, dont ils sont responsables et dont ils ne sauraient abuser. Les Inuit considèrent que tout ce qu’ils font de bon pour leur environnement, y compris les animaux, est susceptible de leur revenir en bien et inversement.
6. Qanuqtuurniq : valorisation de l’innovation et de la recherche continuelle de solutions.
7. Tunnganarniq : attitude toujours bienveillante et inclusive, permettant de travailler dans un climat d’intégrité.
8. Inuuqatigiitsiarniq : respect des autres ; affection, tolérance, compassion et attention que chacun doit porter à ceux et celles qui l’entourent.
Il faudrait ajouter à cette liste le respect des aînés et des rôles dévolus à chacun à l’intérieur de la famille, le respect de la personne selon les noms qu’elle porte [17] et sa position dans la parentèle, le sens de l’humour, la joie de vivre, l’humilité, la réconciliation et l’évitement du conflit. Les aînés, qui jouissent d’un grand respect dans le monde inuit contemporain, sont les garants de ces valeurs. Ils rappellent la valeur du travail collectif, l’idée d’un bien commun, et ne manquent pas de réaffirmer que chaque personne est responsable d’elle-même et des gens qui l’entourent et de sa famille, faisant de cette dernière la véritable clé de voute des rapports sociaux. Les Inuit valorisent également, autant que possible, l’harmonie entre les humains, mais aussi entre les vivants et les défunts, et entre les vivants et les esprits ou figures non-humaines qui peuplent encore la toundra. Dans un tel système, la colère et la violence dénotent une immaturité et un infantilisme qui ne permettent pas de « mener une bonne vie », pour reprendre une expression qui leur est chère [18].
Ces principes visent non seulement à promouvoir les valeurs inuit mais également à modifier les effets néfastes d’une modernité administrative encore perçue comme étrangère aux pratiques locales. À titre d’exemple, les Inuit n’endossent toujours pas l’idée d’extraire systématiquement les délinquants de leurs communautés pour les envoyer en prison à Iqaluit ou à l’extérieur du Nunavut, des mesures qui provoquent à leurs yeux d’autres drames, comme l’isolement des enfants des parents incriminés et la déstructuration des familles. Au contraire, les Inuit souhaitent réintroduire les délinquants au cœur de la communauté en les confiant à des chasseurs chargés d’assurer leur rééducation. Les refuges pour les femmes battues suscitent aussi bien des polémiques chez les aînés qui préfèrent travailler à une réconciliation rapide au sein des familles. Les activités des travailleurs sociaux ne recueillent pas davantage l’assentiment d’une partie importante de la population en raison de l’idéologie individualiste qui imprègne leurs protocoles et leurs initiatives. Les Inuit rechignent à ces interventions, réclamant des accommodements et la prise en compte des modes de résolution des conflits qui existent déjà au sein de leurs traditions [19]. En somme, pour de nombreux leaders, le Nunavut ne constitue pas un achèvement mais une simple étape, ces nouvelles institutions devant maintenant mieux s’adapter aux besoins et aux aspirations de la population.
Financer, administrer, harmoniser : les défis de la gouvernance
L’intérêt de ce projet politique est souvent à peine perçu au Canada. Bien des universitaires, des instituts de statistiques et des journalistes pointent avec dérision les piètres résultats du nouveau territoire en matière sociale et économique. De fait, le territoire n’est pas seulement la région la plus pauvre du Canada avec le pire taux de chômage et le plus grand nombre de personnes à faible revenu. Elle détient aussi des records au niveau des suicides, des maladies transmises sexuellement, de la tuberculose, de l’alcool, du tabagisme, de la consommation des drogues, sans parler de la violence conjugale et de la criminalité, ou des faiblesses en matière d’éducation [20].
La réduction des problèmes du Nunavut à ces statistiques occulte certains des problèmes les plus fondamentaux de la gouvernance indigène. On ne peut, d’abord, considérer comme évidente l’application de critères de développement issus de la société industrielle et post-industrielle à des villageois vivant de la chasse et de la pêche, de l’artisanat, qui ne capitalisent jamais d’argent, préférant faire fonctionner le cycle des échanges. Les problèmes relevés sont anciens et s’inscrivent par ailleurs dans une longue histoire d’oppression sociale et d’occidentalisation forcée, les régions du Nord ayant connu des transformations rapides et brutales : passage du nomadisme à la sédentarisation, de l’oralité à l’écriture, etc. Les Inuit savent que le Nunavut n’offrira pas de solutions rapides susceptibles de faire disparaître ces difficultés. Mais les défis de la gouvernance inuit ne sont pas seulement culturels.
Le développement socioéconomique du territoire paraît d’autant plus difficile qu’il ne dispose que de moyens financiers limités, pour une population peu nombreuse, composée à 50% de jeunes, et répartie dans un espace plus vaste que l’Europe. Or le gouvernement du Nunavut ne bénéficie pas de tous les pouvoirs d’une province canadienne : il lui manque en effet la compétence sur le territoire et la gestion des ressources naturelles. Le gouvernement fédéral a conservé la prérogative en matière de prélèvement des revenus d’exploitation des ressources, et c’est lui qui finance encore, via des transferts fédéraux, près de 93 % du budget du gouvernement du Nunavut. À côté du gouvernement du Nunavut proprement dit, qui est public et non-ethnique, l’Accord du Nunavut a également mis en place une autre organisation inuit, la Nunavut Tunngavik Inc. (NTI). La NTI gère les fonds compensatoires qu’Ottawa verse au Nunavut, soit un peu plus de 1,15 milliards de dollars par année. Mais comme le gouvernement du Nunavut, elle ne reçoit que des bénéfices très insuffisants de l’exploitation du territoire dont les Inuit sont propriétaires ainsi que des redevances perçues sur d’autres revenus du territoire, encaissées par le gouvernement canadien. La question financière donne donc lieu à des partages fort déséquilibrés entre le gouvernement canadien et les organisations inuit. Comment ne pas voir dans un tel système de gouvernance financière, une forme de dépendance postcoloniale, le gouvernement du Nunavut demeurant tributaire de gouvernement fédéral pour son budget.
Depuis 2008, des négociations ont repris avec le gouvernement fédéral mais ces dernières n’ont pas encore abouti. D’une part, Ottawa ne semble pas prêt à céder sur un meilleur partage des revenus obtenus de l’exploitation des ressources naturelles –pourtant en pleine expansion avec la fonte des glaces et le prix élevé des matières premières qui rend aujourd’hui tout à fait rentables d’importants sites miniers et pétroliers largement convoités par la Chine et l’Inde, notamment. D’autre part, il entend maintenir sa souveraineté sur les sous-sols et les fonds marins du territoire, une position que les Inuit ne considèrent pas durable en raison de leur exploitation des milieux côtiers et marins. Le gouvernement du Nunavut demeure donc dans un rapport de dépendance vis-à-vis du gouvernement canadien.
Le nouveau territoire fait également face à un problème de recrutement, revers de la politique de décentralisation des services gouvernementaux vers certaines communautés éloignées. Il peine à trouver une main d’œuvre qualifiée et des fonctionnaires formés et compétents. Une fracture importante sépare aussi les hommes des femmes, qui semblent mieux réussir et constituent plus de 80% des étudiants du Collège de l’Arctique. Les hommes restent pour leur part plus attachés à la chasse et à la pêche. L’éducation demeure ainsi un chantier majeur, l’objectif étant de recruter parmi les futurs employés du territoire, plus d’Inuit, ceux n’occupant pour le moment que 54% des emplois de fonctionnaires. Si l’Inuit qaujimajatuqangit semble un excellent outil pour « inuitiser » les institutions, l’objectif étant bien celui de gouverner selon les valeurs et les usages des Inuit, son application demeure délicate.
Depuis les années 2000, plusieurs lois et politiques ont cependant été votées dans le but d’appliquer autant que possible les principes de l’Inuit qaujimajatuqangit : Loi sur la protection de la langue inuit (2008), et création d’un office de la langue inuit chargé de développer la connaissance et l’expertise en langue inuit en vue de la normalisation de cette langue ; Loi sur les langues officielles (2009) établissant, pour la première fois au Canada, un régime de trilinguisme ; Loi sur l’éducation (2008), proposant une éducation plus respectueuse de la langue et des valeurs inuit devant permettre en enseignement bilingue, et faisant une place importante aux aînés. Ces dispositifs font du Nunavut une configuration assez unique au Canada où de nombreuses langues autochtones sont menacées de disparaître. Plusieurs institutions ayant pour objectifs de mieux articuler les valeurs, les perspectives, les compétences et les savoirs, ont également vu le jour au cours des dernières années. En témoigne la Piqqusilirivvik, cette école culturelle ouverte à Clyde River en 2011. À Ottawa, le Nunavut Sivuniksavut offre quant à lui une éducation postsecondaire hybride qui combine à la fois un enseignement classique et les valeurs et les perspectives des Inuit.
Ces réformes laissent apparaître plusieurs enjeux importants pour le Nunavut. Une partie importante de la population inuit s’inquiète en effet des nouveaux défis qui guettent la gouvernance au Nunavut : bureaucratisation et lenteur administrative, coût de la vie, problèmes de logement ou encore centralisation jugée excessive. Les chasseurs qui ont repris la chasse à la baleine, rappellent que les animaux ne se gèrent pas comme des stocks et qu’ils se déplacent sans cesse. Le gibier se trouve ainsi toujours au centre de nombreux débats. Les Inuit ne réagissent pas seulement, avec humour, à l’interdiction d’exporter des peaux de phoque en Europe ; ils mènent aussi une véritable guerre contre la politique des quotas pour la chasse à l’ours polaire ou au béluga, contestant avec vigueur les méthodes des biologistes. D’autres Inuit s’inquiètent de jeunes générations qu’ils trouvent affaiblies par l’adoption trop rapide d’un mode de vie blanc qui s’est accéléré avec la sédentarisation et la scolarisation depuis les années 1950. Certains observateurs perçoivent même l’émergence de classes sociales et aujourd’hui d’une nouvelle élite qui se compose des hauts fonctionnaires du gouvernement du Nunavut.
Dans les communautés locales, certains problèmes sociaux s’exacerbent et les Inuit n’acceptent pas facilement le travail des éducateurs et autres travailleurs sociaux. Une loi sur la famille est actuellement en projet afin de rappeler qu’elle demeure une institution essentielle à côté des nouvelles autorités du territoire. Enfin, certains leaders posent le problème de l’accès aux revenus des compagnies minières et pétrolières, pour accroître les faibles ressources du Nunavut. Des compagnies étrangères investissent massivement ces dernières années et, ce faisant, créent des emplois, mais leurs activités risquent de provoquer des dommages durables dans un environnement fragile. Ce dernier problème se pose à chaque municipalité. Le souci de construire le Nunavut sans affaiblir pour autant les pouvoirs locaux des municipalités représente ainsi probablement l’un des plus grands enjeux à venir de la gouvernance inuit.