Paul Feyerabend ne cessa de critiquer le rationalisme et l’approche abstraite de la philosophie des sciences, enfermée dans son jargon et son logicisme. Quitte à prêter le flanc au relativisme et à passer pour « le pire ennemi de la science » ?
Paul Feyerabend ne cessa de critiquer le rationalisme et l’approche abstraite de la philosophie des sciences, enfermée dans son jargon et son logicisme. Quitte à prêter le flanc au relativisme et à passer pour « le pire ennemi de la science » ?
« Un type aussi désinvolte ne semblait pas être la personne idéale pour enseigner un sujet aussi sérieux que la philosophie. » [1] Par cette formule, Paul Feyerabend (1924-1994) a résumé sa personnalité paradoxale. Celui qui adoptait volontiers une posture de détachement et d’ironie, manifestait une volonté de contredire à tout prix, et affichait dans ses textes un certain relâchement de style pour contester l’esprit de sérieux, vécut souvent dépassé par la complexité des phénomènes moraux, incapable de distinguer le bien du mal. S’il fit parfois mine de regretter n’avoir pas eu la clarté de l’engagement d’un François Jacob parti combattre avec la France libre, c’est pour ajouter : « les événements que je remarquais ne faisaient aucune impression sur moi, ou bien ils m’affectaient de façon accidentelle ». Ainsi de la persécution des Juifs : « Tous ces événements étaient aussi étranges et lointains que les jongleurs et les chanteurs de rue d’autrefois […]. Il ne m’est jamais venu à l’esprit d’aller plus loin ; l’idée que le destin de chaque être humain particulier était d’une manière ou d’une autre relié à ma propre existence était totalement en dehors de mon champ de vision ».
Adolescent lors de l’Anschluss qui rattache son Autriche natale à l’Allemagne nazie, il ne s’engage ni dans un sens ni dans l’autre : s’il n’adhéra pas au parti nazi, c’est, dit-il, parce qu’on ne le lui a jamais demandé ; il n’entrera pas non plus dans la résistance, mais se battra au côté des Allemands sur le front russe. Rétrospectivement, l’attitude de Feyerabend paraît manquer de lucidité ; c’est surtout la réaction d’un homme enfermé dans ses propres préoccupations. Ainsi, le 14 mars 1938, Hitler entre dans Vienne et Feyerabend est très contrarié de ne pouvoir se rendre là où il avait prévu : « Pour moi, l’occupation allemande et la guerre qui s’ensuivit constituaient une gêne et non un problème moral ». S’il a pu lui arriver au lycée de comparer dans une copie Goethe à Hitler, ce n’était, explique-t-il, ni par fascination pour le Führer, ni même dans l’espoir d’obtenir une bonne note, mais simplement du fait de « sa tendance [à] adopter des points de vue étranges et de les pousser à l’extrême ». On ne peut faire l’économie, pour décrire Feyerabend, des ambiguïtés de sa personne, de cette fragilité et de ce profond scepticisme qui le caractérisa. Il traversa la vie comme il traversa la guerre, en manifestant « une combinaison assez instable entre l’esprit de contradiction et la tendance au conformisme ».
En dépit de ce refus de se conformer, Feyerabend, enfant chéri de l’université globalisée, se vit offrir toute sa vie les meilleurs emplois et les meilleurs salaires. Selon ses propres mots, « article de choix » sur le marché académique, Feyerabend fut titulaire à Berkeley et appelé à Londres, Berlin, Yale, ou Auckland. Souvent, reviennent sous sa plume des parallèles entre son expérience de la guerre et sa carrière de professeur : entre le moment où, placé à la tête d’une compagnie de vétérans sur le front russe, il fut un « rat de bibliothèque consciencieux, sans expérience, les signes de l’autorité sur les épaules, confronté à une bande d’experts sceptiques », et celui où, vingt ans plus tard, il est « censé instruire les Indiens, Noirs et Hispaniques qui étaient entrés à l’Université grâce aux programmes pédagogiques de Lyndon Johnson » : « Qui étais-je pour dire à ces gens ce qu’il fallait penser ? Et qui étais-je en 1944 pour donner des ordres à des hommes qui avaient fait la guerre pendant des années ? » La vie de Feyerabend raconte une allergie profonde à l’autorité. Ainsi, à l’université de Berkeley en 1968, pendant la révolution étudiante, il fait lire Cohn-Bendit, Lénine ou Mao et propose de valider son séminaire non par un essai mais par une manifestation ; mais il fait finalement peu grève pendant cette période : doutant que la parole des grévistes représente l’ensemble des étudiants, il reproche au mouvement étudiant de reproduire, sans le dire, les travers de « l’autoritarisme habituel ».
Fondamentalement rétif aux engagements, Feyerabend fut un individualiste farouche, rebelle aux engouements collectifs. Cet aveuglement à l’épaisseur morale des événements, on la retrouve dans sa thèse épistémologique, fondatrice de l’anarchisme méthodologique : son fameux « tout est bon » (Anything goes). Cet éloge de la prolifération comme seule règle méthodologique fait valoir qu’aucune idée n’est assez mauvaise ou moralement condamnable pour être repoussée, pas plus qu’aucune idée n’est si excellente qu’il nous faille absolument l’embrasser. On ne trouvera chez Feyerabend pas plus de condamnation du nazisme que du maoïsme, on ne devra chercher chez lui aucun respect pour les sacro-saintes idoles de l’épistémologie : la Vérité ne sera pas plus épargnée que la Rationalité ou la Science elle-même [2].
Pour comprendre l’œuvre épistémologique de Feyerabend, il faut rappeler son excellente connaissance de la physique contemporaine. D’abord l’élève à Vienne d’Oswald Thomas, savant connu dans le domaine de l’éducation pour adultes qui donnait de populaires leçons publiques d’astronomie, Feyerabend découvre Ernst Mach, dont il lit la Mécanique et la Théorie de la chaleur. De retour à Vienne après la guerre, il reprend ses études de physique, notamment auprès de Felix Ehrenhaft (1879-1952), « une montagne humaine, pleine de vitalité et d’idée hétérodoxes », auprès duquel il prend conscience du « caractère précaire des connaissances physiques » : « presque toutes les théories tirent leur force d’un petit nombre de cas paradigmatiques et […] doivent être déformées pour pouvoir s’appliquer au reste » [3]. Plus tard, très impressionné par Niels Bohr, Feyerabend approfondit sa connaissance de la physique quantique, notamment par différents séjours au Danemark.
Encore étudiant, Feyerabend devient l’animateur du Cercle de Kraft, une version étudiante de l’ancien Cercle de Vienne. Deux rencontres vont décider de la suite de sa vie. Des conférences d’Elisabeth Anscombe l’amènent aux travaux de Ludwig Wittgenstein, qu’il invite au Cercle de Kraft lors d’un de ses passages à Vienne. Puis en août 1948, il est remarqué par Karl Popper lors d’un séminaire de l’Austrian College Society, à Alpbach. En 1951, il obtient à l’âge de 27 ans, son doctorat de philosophie et une bourse du British Council pour faire des recherches auprès de Wittgenstein. Le décès de celui-ci, survenu le 29 avril, met fin au projet : c’est finalement auprès de Popper que Feyerabend part étudier à Londres en 1952.
Est-ce à dire que Feyerabend devient alors un épistémologue élevé à l’école de son compatriote ? En fait, sa position parmi les poppériens sera toujours ambiguë [4]. Officiellement, Feyerabend reconnaît les mérites de l’épistémologie poppérienne, vantant surtout le plaisir « de critiquer des théories scientifiques en levant la baguette magique de la falsifiabilité ». Mais il reconnaît aussi les limites de cette thèse, lui reprochant son rationalisme abstrait, éloigné des pratiques scientifiques : « le falsificationnisme, me disais-je, est peut-être une bonne chose mais pourquoi devrais-je agir comme s’il s’agissait d’un sacrement ? » Surtout, les règles de Popper lui paraissent susceptibles de produire « une science byzantine » , au sens où, dans l’art byzantin, les visages sont peints de manière extrêmement schématique : trois cercles dont la base du nez est le centre suffisent à faire un visage. Si de telles règles ne sont certes pas totalement inefficaces, leurs résultats n’ont finalement « que très peu de chose à voir avec la science de Newton, Faraday, Maxwell, Darwin, Einstein et Bohr ». En août 1953, Popper propose à Feyerabend un poste d’assistant que celui-ci se paie le luxe de refuser : c’est Joseph Agassi qui prendra le poste à Londres tandis que Feyerabend, rentré à Vienne, devient pour un an l’assistant d’Arthur Pap, en philosophie analytique.
Quelle est alors la dette authentique de Feyerabend envers Popper ? Dans La Connaissance objective, Popper inclut un appendice : « Le seau et le projecteur », accompagné d’une note de bas de page indiquant que ce texte fut prononcé à Alpbach en 1948 — manière de signaler que Feyerabend a pu emprunter à cette source, puisqu’il a été l’auditeur de cette conférence [5]. Or, quelles sont les thèses de Popper dans ce texte ? que la première tâche de la science est l’explication ; mais surtout que lorsqu’une théorie nouvelle en remplace une antérieure (par exemple, Newton remplaçant Kepler), la nouvelle contredit l’ancienne, bien loin de l’inclure comme un cas particulier. Feyerabend reconnut parfois sa dette envers Popper, avant de la nier en bloc en déclarant que toutes ces idées sont déjà contenues dans l’œuvre de Pierre Duhem : si bien que si Feyerabend a parfois cité Popper, c’était, prétend-il, plus un signe d’amitié que celui d’un véritable emprunt [6].
Ce furent donc moins Popper et l’épistémologie qui lancèrent professionnellement la carrière de Feyerabend, qu’Elisabeth Anscombe et les études wittgensteiniennes, déjà rencontrées pendant les années viennoises. Feyerabend en effet fit ses premières armes critiques en publiant une recension des Investigations philosophiques de Wittgenstein dans le Philosophical review de 1955. Feyerabend reviendra souvent sur cette publication qu’il appelle son « monstre wittgensteinien » : « Je ne l’avais pas écrit en vue de la publication, seulement pour m’éclaircir les idées ; mais Anscombe l’avait envoyé à une revue philosophique réputée, il avait été accepté et d’aucuns en avaient été impressionnés. »
Cette même année 1955, Feyerabend obtient un poste à Bristol, pour trois ans. Ensuite, tout s’emballe pour lui. Bon connaisseur de la mécanique quantique, il donne plusieurs cours et séminaires à ce sujet autour de 1957, ce qui lui vaut plusieurs invitations : en 1958, un an à l’Université de Californie à Berkeley, où il arrive en septembre ; puis titularisé à Berkeley, il passe d’emblée un semestre sabbatique au Centre de philosophie des sciences du Minnesota, alors dirigé par Herbert Feigl. À partir de là, il ne cessera d’enseigner dans plusieurs universités, à cheval surtout entre les États-Unis et l’Europe. Pendant ses séjours à Londres et à la London School of Economics, il noue une profonde amitié avec Imre Lakatos. Tous deux formeront la paire du Rationaliste et de l’Anarchiste : Lakatos qualifiant Feyerabend d’anarchiste et Feyerabend, quant à lui, ne cessant de titiller en son ami « un rationaliste un peu spécial — du moins, c’est comme ça qu’il se présentait lui-même, chevalier de la raison, de la loi et de l’ordre » : « J’ai toujours pensé que le rationalisme d’Imre ne venait pas d’une conviction personnelle mais qu’il s’agissait d’un instrument politique dont il pouvait, ou non, se servir selon les circonstances. Il avait le sens de la perspective. » Les deux hommes ferraillent régulièrement, et engagent un dialogue qui sera interrompu par la mort soudaine de Lakatos en février 1974.
De cette amitié, résultera Contre la méthode (infra CM), décrit par Feyerabend comme un « collage », qui paraît en 1975. Ce livre rassemble des descriptions, des analyses, des raisonnements publiés, avec pratiquement les mêmes mots, dix, quinze ou même vingt ans plus tôt. Feyerabend dit devoir à Philipp Frank (rencontré à Alpbach en 1955) l’idée que les objections aristotéliciennes à Copernic s’accordaient mieux avec une attitude empirique, que la loi d’inertie de Galilée. De même, le thème de la défense du pluralisme ou les analyses de Galilée ou l’argument de l’incommensurabilité des théories entre elles, ont connu différentes élaborations et publications avant d’être présentés dans CM [7]. Feyerabend a publié un premier essai « Contre la méthode » dès 1970 [8], où il expose que théorie et expérience ne sont pas des entités indépendantes liées par des règles de correspondance mais qu’elles forment un tout indivisible. Toujours dans son dialogue avec Lakatos, il rédige des « Thèses sur l’anarchisme épistémologique » (1973), où il compare l’anarchiste épistémologique au dadaïste, selon la formule d’Hans Richter : « non seulement il n’a pas de programme, mais il est contre tous les programmes » étant d’ailleurs prêt à devenir « le défenseur le plus acharné du statu quo ou bien de ceux qui s’opposent à lui » : « Pour être un vrai dadaïste, on doit également être un anti-dadaïste. » [9] Comme l’indique Feyerabend avec ironie, les buts de l’anarchiste épistémologique « restent stables, ou bien changent, grâce à un argument, ou par ennui, ou au détour d’une expérience de conversion, ou parce qu’il veut épater quelqu’un, et ainsi de suite. » L’anarchiste épistémologique fait feu de tout bois, ne jugeant aucune conception, fût-elle la plus absurde ou la plus immorale, qu’il refuse de prendre en compte pas plus qu’il n’accorde à aucune méthode un caractère obligatoire. Le but est de ne s’opposer « catégoriquement et absolument qu’aux normes universelles, aux lois universelles, aux idées universelles, telles que ‘Vérité’, ‘Justice’, ‘Honnêteté’, ‘Raison’, et aux comportements qu’elles engendrent. ». Finalement, « il peut en remontrer à n’importe quel prix Nobel dans sa vigoureuse défense de la pureté scientifique ».
Ainsi, la notion même de Science est mise dans la balance : Feyerabend met les prix Nobel au défi de prouver que la philosophie aristotélicienne, la magie, la sorcellerie sont inférieures à la science moderne. Pourquoi alors serait-on contraint d’accepter les standards de la méthode scientifique ? Parce que c’est ainsi que la science travaille (selon Lakatos) ? Au moins parce que ces règles nous permettent de comprendre la science (comme l’a défendu Popper) ? Ou bien parce qu’elles décrivent la science telle qu’on la rêve ou qu’on aimerait la connaître (selon Watkins) [10] ? Feyerabend ne se satisfait d’aucune de ces réponses et reposa inlassablement la question : si la science n’est qu’une tradition parmi d’autres, au nom de quoi lui accorder une légitimité supérieure ?
Le fer de lance des interrogations de Feyerabend est peut-être sa réflexion sur le langage et la vision. La grande tricherie, ou le coup de force de Galilée, notera-t-il avec insistance, est d’avoir fait passer le télescope pour un « sens supérieur et meilleur » [11]. Mais inlassablement, Feyerabend reprit la même question : comment voit-on ? que voit-on ? Un physicien qui voit un pot comme un fragment de matière auquel on a donné une forme, et un « sauvage » pour qui le pot est revêtu d’une signification magique et rituelle, voient-ils la même chose ? Pour Feyerabend, la réponse est négative, mais en quoi la différence peut-elle consister ? La question se redouble quand il s’agit de l’Antiquité. Anaximandre conçoit le soleil et la lune comme des trous dans des structures sombres, mais les voyait-il vraiment comme tels ? De même, quand Plutarque évoque le « visage dans la lune », s’agit-il d’un trouble visuel ? On peut se demander ce qu’était la lune pour les Anciens, comment elle était perçue.
Feyerabend se réclame ainsi clairement de Protagoras, et de son relativisme qui prête attention à la pluralité des traditions et des valeurs. Comment comprendre alors l’étiquette « anarchisme » qui lui fut apposée ? L’anarchisme traduit d’abord une volonté anti-institutionnelle : il revient à dire « que les approches qui ne sont pas liées aux institutions scientifiques pouvaient avoir de la valeur ». Plus généralement, Feyerabend tire à boulet rouge sur la philosophie des sciences abstraites, qui prétend saisir l’activité scientifique par des théories et des règles simples. Ici, Feyerabend peut s’appuyer sur des tendances profondes de la philosophie analytique : d’une part, il s’oppose à la traduction des théories scientifiques en énoncés logiques, trouvant ici des secours dans la philosophie de Quine ; d’autre part, sa critique de la philosophie des sciences s’apparente au travail fait par Austin sur la philosophie générale, Feyerabend n’hésitant pas à déclarer : « Il y avait deux types de tumeurs à éradiquer — la philosophie des sciences et la philosophie générale (l’éthique, l’épistémologie, etc.) — et deux champs de l’activité humaine qui pouvaient survivre sans elles — la science et le sens commun ». Écrire Contre la Méthode, témoignera-t-il, visait à « libérer les gens de la tyrannie des philosophes qui leur jettent de la poudre aux yeux et des concepts abstraits […] qui rétrécissent la vision des gens et leur manière d’être au monde. »
L’anarchisme est aussi une attitude méthodologique. Plutôt que de respecter l’expérience et les faits, CM invite à procéder « contre-inductivement » (counterinductively), appelant à user d’une « méthodologie pluraliste » : « un océan toujours plus vaste de possibilités mutuellement incompatibles (et peut-être même incommensurables) ». Feyerabend veut déboulonner les trois idoles que sont Vérité, Rationalité, Objectivité, et la notion corrélative de Science. Partant, il va plus loin que les tentatives précédentes de Michael Polanyi ou Thomas S. Kuhn qui ont admis que la science fonctionne en définissant ses propres standards de rationalité et en concluent qu’elle doit rester soustraite à toute critique, et recevoir les financements nécessaires. Feyerabend, au contraire, semble contester la légitimité même du travail scientifique, car pour lui, la science et le mythe ne peuvent pas être distingués nettement. D’abord parce que les plus grands scientifiques se sont intéressés à des discours jugés « mythiques » et non à la seule rationalité : c’est non seulement vrai des auteurs hermétiques de la Renaissance, mais aussi, plus avant dans l’âge classique, de la passion aujourd’hui bien connue d’Isaac Newton pour l’alchimie. Ensuite, parce que les pensées dites « mythiques » (comme le vaudou) sont recouvertes du voile d’une double ignorance : les anthropologues les étudient en étant incapables de les rapprocher des connaissances de base en physique, médecine ou astronomie ; les épistémologues en font « un paradigme d’arriération et de confusion » alors même qu’ils ignorent en réalité tout de leur contenu.
Publié trois ans après CM, La science dans une société libre en offre une forme de défense, où Feyerabend précise la portée de l’anarchisme. D’un côté, contre ses adversaires, il rappelle que CM distingue dès ses premières lignes l’anarchisme politique (pas nécessairement à suivre) et l’anarchisme épistémologique en philosophie des sciences. Ainsi, « l’anarchisme » est « certainement un excellent remède pour l’épistémologie et pour la philosophie des sciences ». Il ne s’agit donc pas tant d’appeler la science à devenir « anarchiste », que de constater que l’épistémologie est malade et de lui prescrire une bonne dose d’anarchisme, « excellent remède » pour la remettre d’aplomb, provisoirement au moins. Ainsi, l’anarchisme n’est pas tant la proposition d’une méthodologie alternative pour la science que la prescription d’une purge temporaire pour débarrasser l’épistémologie de ce qu’il appellera ailleurs sa « constipation mentale ».
Mais, ayant si bien distingué l’anarchisme épistémologique de son contrepoint politique, Feyerabend donne de nombreux indices invitant par ailleurs à leur rapprochement. Comme l’indique assez le titre de l’ouvrage, Science in a Free Society, les arguments qui concernent la science retentissent dans la société dans son ensemble. En particulier, dans cet ouvrage, l’arrière-plan multiculturaliste de la pensée de Feyerabend est le plus mis en évidence. Le rationalisme, en effet, se voit dépouillé de toute légitimité intrinsèque, destitué de son statut d’arbitre incontournable des débats. Feyerabend souligne que requérir des interlocuteurs qu’ils adoptent le style de raisonnement rationaliste, c’est déjà leur faire violence, car la raison n’est jamais qu’un style de raisonnement parmi d’autres sans qu’on puisse présupposer qu’elle dispose d’une supériorité intrinsèque aux autres.
La Science en tant qu’art, qui rassemble des conférences tenues à l’École Polytechnique de Zurich de 1981 à 1983, distinguera également « le fait que notre époque soit visiblement dominée par une conception unique de la nature » et la croyance selon laquelle nous aurions « enfin trouvé ‘la’ réalité » [12]. D’autres conceptions restent valables, quand bien même on ne les connaît pas ou ne désire pas les découvrir. Feyerabend traite simplement la rationalité comme le choix d’un « style », comme on peut préférer le pointillisme au réalisme ou au naturalisme.
En première approche, on dira simplement que les scientifiques se voient sommés de justifier leur préférence pour la science plutôt que pour le mythe ou pour l’aristotélisme. Mais plus généralement, la rationalité est discréditée : elle n’est que l’action d’un tyran avisé qui fait passer ses oukases pour la volonté collective ou divine ! La question la plus urgente posée par Feyerabend ici n’est pas tant « qu’est-ce que la science ? » que « qu’est-ce qui fait la valeur de la science ? », autrement dit : pourquoi préférer la science à d’autres modes d’existence ? Feyerabend refuse de faire de la science une composante nécessaire de la société libre. « La science est une idéologie parmi d’autres qui doit être séparée de l’État, au même titre que la religion. »
L’autorité doit rendre compte d’elle-même et Feyerabend ne cesse d’en découdre avec les corpus officiels, fixés par des élites intellectuelles sclérosées. Il décrit ses collègues universitaires comme les parasites du système, ce qui biaise nécessairement leur expertise. Par contraste, « une société libre est une société où toutes les traditions se voient accorder dans droits égaux, un accès égal à l’éducation et aux autres positions de puissance », c’est-à-dire une société où « on peut faire place à de nombreuses croyances, doctrines, et institutions étranges » Or, que constate-t-on ? Aux États-Unis, note Feyerabend, l’égalité ne signifie pas l’égalité des traditions, mais « l’égalité d’accès à une tradition donnée — la tradition de l’homme blanc ». Feyerabend en appelle donc aux « contribuables » américains : s’ils veulent qu’on enseigne dans les universités publiques le vaudou, l’astrologie, la danse de la pluie, la médecine traditionnelle, c’est ce qui doit être fait. Les gens du public (« laymen »), et non les élites et les experts, peuvent et doivent superviser la science, et ce qu’on enseigne dans les écoles.
On retrouve ici l’influence de la philosophie politique de John Stuart Mill, dont Feyerabend n’a cessé de citer le texte On Liberty. L’éducation actuelle, notait-il dans CM en empruntant à Mill, est comme les bandeaux dans lesquels on enserre et mutile les pieds des Chinoises : elle « empêche de ‘cultiver l’individualisme qui seul produit, ou peut produire, des êtres humains bien développés’ ». Tous ces thèmes seront repris dans différents essais et conférences, auquel le volume Adieu la raison (1987) donnera un titre provocateur et définitif.
Les deux volumes publiés en septembre 2014 par les Éditions du Seuil changent-ils notre perception de Feyerabend ? Les conférences de 1992 publiées dans le volume La Tyrannie de la Science [13], pourfendent encore l’idée selon laquelle la science serait « une force irrésistible ». Rejouant sans le dire les arguments du Contr’Un de La Boétie, Feyerabend déclare : « elle l’est en effet, mais seulement si vous croyez aux promesses de la mafia-science et que vous capitulez devant ses relations publiques. Elle est irrésistible si vous lui permettez de l’être. » « La » Science n’offre d’ailleurs qu’une unité de façade et il suffit pour le comprendre de comparer la vision du monde produite par la biologie moléculaire qui incline au réalisme, et celle qui se dégage de la mécanique quantique où les découvertes dépendent lourdement des procédures : « ce monstre unique, LA SCIENCE, qui parle d’une seule voix, est un montage construit par des propagandistes, des réductionnistes et des éducateurs. » À cette conception d’une science monolithique et parlant d’une seule voix, Feyerabend substitue un refus de la systématisation, voire de la généralisation. La pluralité est partout, jusque dans la philosophie des sciences, devenue « un tas assez chaotique d’opinions et d’approches » où l’on rencontre, pêle-mêle, les kuhniens, poppériens, et autres foucaldiens. Dans La Tyrannie, le style de Feyerabend est, par son oralité, plus que jamais familier et exaspérant à la fois. C’est ce même style qui lui posa problème dès Contre la Méthode, suscitant nombre de controverses purement verbales. Feyerabend s’est souvent plaint d’être mal lu par des lecteurs indigents, mais il se peut qu’en vérité, il n’existe pas de lecture correcte de ses textes. Dans La Tyrannie, Feyerabend s’évertue à pratiquer un coq-à-l’âne déconcertant, de la théorie du Big Bang aux émeutes dans les ghettos américains ou à la guerre qui déchira la Yougoslavie. Ces rapprochements stylistiques signifient un refus de la « déconnectivité », la manière dont la science prétend être une activité à part des autres et s’affiche dans un monde épuré, ou pour le dire autrement, appauvri.
Ce dernier thème est au cœur de Vaincre l’abondance, le manuscrit inachevé auquel travaillait Feyerabend lorsque la mort l’interrompit [14] : la connaissance requiert que nous simplifiions le monde, que seule une petite fraction de l’abondance des détails nous frappe, mais ce geste n’en constitue pas moins un appauvrissement. Dans ces deux ouvrages, Feyerabend épingle ainsi les déclarations de Jacques Monod, pour qui, la vision scientifique du monde, quoiqu’exigeant le renoncement austère à toute spiritualité, a pu emporter la faveur du public par son « prodigieux pouvoir de performance » : Feyerabend y voit plutôt l’expression la plus transparente du pouvoir de destruction incarné par l’entreprise scientifique, une décision éthique qui « a détruit les effets de milliers d’années d’existence humaine » [15].
Enfin, le texte paru sous le titre Philosophie de la nature date du début des années 1970 et devait paraître en 1976. Il fut donc rédigé de manière concomitante à Contre la méthode. Ce volume tend à dissiper l’impression de disparate qui peut parfois se dégager des travaux de Feyerabend. Il montre comment des conceptions du monde rivales de la science contemporaine peuvent avoir la même cohérence et la même efficacité explicative. Critiquant le « primitivisme », Feyerabend souligne l’extrême raffinement des hommes préhistoriques : « L’homme archaïque était plus développé et moins éloigné de notre époque que la science et l’opinion commune n’ont bien longtemps voulu l’admettre ». À l’inverse, Feyerabend tend à nous rendre plus étranges les Grecs ou les Juifs si centraux dans notre tradition : il rappelle par exemple l’importance des traditions orales dans ces cultures, pour la transmission de l’Iliade et de l’Odyssée ou celle de la Torah.
Dans la Philosophie de la nature, comme d’ailleurs dans les conférences sur la « tyrannie de la science », Feyerabend revisite certains textes clefs de la Grèce antique, revenant sur certains de ses personnages principaux : il évoque le tragique de Sophocle contre la philosophie de Platon (le rôle de celle-ci étant réduit à portion congrue) ; il dépeint l’ascension et le déclin de Pythagore à Crotone ; ou il analyse le discours d’Achille sur l’honneur véritable. Mais surtout, cette Philosophie de la nature s’emploie à modifier certaines images classiques des physiciens grecs : là où Aristote présente Thalès comme le philosophe qui pose l’eau comme principe matériel du monde, Feyerabend fait valoir un Thalès plus attaché à des énumérations individuelles et des explications locales qu’à un système général. Ainsi, les Grecs n’étaient sans doute pas si proches de la Rationalité que le laissent croire certaines présentations scolaires.
Toute sa vie, Feyerabend l’a consacrée à déboulonner les idoles. À l’aise comme un poisson dans l’eau dans le monde académique, il entreprit de tourner à la satire la pompe empruntée par les intellectuels. Doté d’une puissante aura, et d’une indéfectible lueur d’ironie dans l’œil, son irrévérence fit souffler sur la philosophie des sciences un air vivifiant, qui cristallisa les débats et les oppositions autour de sa personne et de ses idées. Au prix parfois d’une certaine mauvaise foi et de contorsions rhétoriques, Feyerabend affirma tout et son contraire et put changer souvent d’opinion. Ce n’était pas un homme à thèses, mais il jeta, avec une intarissable vigueur, bien des questions à la face de l’épistémologie.
Fut-il pour autant le « Salvador Dali de la philosophie académique et actuellement le pire ennemi de la science » comme le déclara un article de 1987 [16] ? Incontestablement, Feyerabend desservit la cause de la science souveraine en contribuant à diffuser un relativisme assumé, dans lequel elle n’est qu’un mode de discours parmi d’autres (le mythe, le vaudou…), sans supériorité ni prééminence. De fait, les thèses de Feyerabend se prêtèrent parfois à des reprises embarrassantes comme lorsque le Cardinal Ratzinger les cita pour conforter le point de vue de l’Église à propos de l’affaire Galilée.
Toutefois, du point de vue de l’épistémologie, Feyerabend créa une immense déflagration, appelant à reprendre plusieurs problèmes fondamentaux (qu’est-ce que la science ? qu’est-ce que la rationalité ?). Il permit surtout de purger l’épistémologie de tout le lip service avec lequel les scientifiques ont coutume de célébrer leur méthode [17].
Traversant l’existence dans un perpétuel étonnement, individu rétif à toute forme d’engagement politique et à toute forme d’enrôlement, refusant de louer autant que de condamner, Feyerabend développa une pensée caustique. Il rappelle que sa grand-mère paternelle se lavait tous les jours les yeux à l’eau savonneuse : « ça fait mal mais cela vous donne la vue nette ». Peut-être est-ce là la clef de la philosophie de Feyerabend : se laver les yeux, avec l’assurance de mieux voir et tant pis si ça fait mal. Une célèbre photo est exemplaire : on y voit Feyerabend à la cuisine, portant un tablier, riant aux éclats les mains plongées dans l’évier. « Que suis-je vraiment ? » demande la légende. « Un laveur de vaisselle ! » [18]
Feyerabend me semble surtout fécond pour cette dimension sceptique, où l’histoire des sciences devient un outil critique permettant de produire une meilleure philosophie des sciences, arrachée au formalisme appauvri de quelques opérations schématiques (comme la « falsifiabilité »). Mais au-delà de cette portée critique, on peut caractériser son épistémologie propre par plusieurs thèses positives : l’idée que la perception visuelle n’est jamais neutre, que les conceptions rivales sont incommensurables, que la science progresse mieux par la multiplication de théories et de méthodologies rivales et qu’il convient donc de les faire, autant que possible, proliférer [19].
par , le 7 avril 2015
Thierry Hoquet, « Paul Feyerabend, anarchiste des sciences », La Vie des idées , 7 avril 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Paul-Feyerabend-anarchiste-des-sciences
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Paul Feyerabend, Ammazzando il tempo, Rome, Laterza, 1994 ; Killing time, Chicago, University of Chicago Press, 1995 ; tr. Baudouin Jurdant, Tuer le temps. Une autobiographie, Paris, Le Seuil, 1996, p. 201 (cité infra, TT).
[2] Voir la critique sévère qu’il fait de l’« Incantation » de Czeslaw Milosz, ode à la raison humaine « belle et invincible », dans Paul Feyerabend, Farewell to Reason, London, Verso, 1987, trad. B. Jurdant, Adieu la raison, Paris, Le Seuil, 1989 (infra AR, p. 121-2).
[3] Cf. Paul Feyerabend, Science in a free society, London, New Left Books, 1978 (infra SFS), p. 110 ; Against Method, London, New Left Books, 1975, trad. fr. B. Jurdant et A. Schlumberger, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Paris, Seuil, 1979 (infra CM), pp. 37-38.
[4] Cf. le point de vue du poppérien John Watkins, « Feyerabend among Popperians, 1948-1978 », in John Preston, Gonzalo Munévar & David Lamb, The Worst Enemy of Science ? Essays in memory of Paul Feyerabend, Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 47-57.
[5] Karl R. Popper, Objective knowledge : an evolutionary approach, Revised. ed., Oxford : Clarendon press, 1979 ; trad. Jean-Jacques Rosat, La connaissance objective, Paris : Flammarion, 1998 ; Champs Flammarion, p. 499 ; Watkins, art. cit. p. 48.
[6] Cf. en particulier, CM, pp. 32-33 (note). Feyerabend suggéra que son compère Lakatos partagea son admiration, et surtout sa déception envers Popper. Cf. TT, p. 167 : « ‘Qu’a fait Popper en plus et au-dessus de Duhem ? m’écrivit-il dans l’une de ses dernières cartes postales. Rien.’ »
[7] Sur l’incommensurabilité, cf. notamment, Eric Oberheim et Paul Hoyningen-Huene, « The Incommensurability of Scientific Theories », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Spring 2013 Edition), Edward N. Zalta (ed.), URL = <http://plato.stanford.edu/archives/...> .
[8] Paul Feyerabend, « Against method : outline of an anarchistic theory of knowledge », in Michael Radner & Stephen Winokur (eds), Minnesota studies in the philosophy of science, 4, “Analyses of theories and methods of physics and psychology”, Minneapolis : University of Minnesota press, 1970, pp. 17-130.
[9] Paul Feyerabend, « Thèses sur l’anarchisme épistémologique » (1973), trad. B. Jurdant, in Alliage, n°28 (1996), pp. 4-7 (infra TA). Ces thèmes sont repris textuellement dans CM, chapitre 16, en particulier, pp. 207-208.
[10] Cf. Paul Feyerabend, « In Defence of Aristotle : comments on the condition of content increase », in Gerard Radnitzky & Gunnar Andersson (eds), Progress and rationality in science, Dordrecht, D. Reidel, 1978, p. 166. Pour la référence à Watkins, cf. même volume, p. 24.
[11] Cf. CM, chapitres 9 et 10, en particulier, p. 113 et p. 150. Cf. également, Paul Feyerabend, Naturphilosophie, traduit de l’allemand par Matthieu Dumont et Arthur Lochmann, Philosophie de la nature (infra PN), Paris : Éd. du Seuil, 2014, p. 252.
[12] Paul Feyerabend, Wissenschaft als Kunst, trad. de l’allemand par Françoise Périgaut, La science en tant qu’art, Paris : A. Michel, 2003 (infra cité STA).
[13] Paul Feyerabend, La tyrannie de la science, Paris : Éd. du Seuil, 2014 (infra TS). L’édition française, traduite de l’anglais Baudouin Jurdant, a choisi de conserver le titre anglais, The Tyranny of Science, plutôt que le titre original italien, Ambiguità e armonia : manière de rester fidèle à l’image d’un Feyerabend anarchiste de la connaissance ?
[14] Paul Feyerabend, Conquest of Abundance : a Tale of Abstraction versus the Richness of Being, édition par Bert Terpstra, Chicago, the University of Chicago press, 1999 (infra CA). Le titre allemand est Vernichtung der Viefalt.
[15] Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Le Seuil, 1970, p. 213-217. Ces textes sont discutés par Feyerabend, dans TS, p. 22-23 et 122 ; CA, p. 6-9.
[16] T. Theocharis & M. Psimopoulos, « Where science has gone wrong », Nature, 329 (15 octobre 1987), pp. 595–598 (p. 596).
[17] Cf. Gonzalo Munévar, Beyond reason. Essays on the philosophy of Paul K. Feyerabend, Dordrecht, Kluwer, 1991, p. ix.
[18] La photo est reproduite dans TT et dans Munévar (éd), Beyond reason, op. cit.
[19] Cf. par exemple, l’essai de Paul M. Churchland, « A deeper unity : some Feyerabendian themes in neurocomputational form », in G. Munévar (éd), Beyond reason, op. cit., pp. 1-23.