Alondra Nelson est maître de conférences au département de sociologie de Columbia University. Elle est l’auteur de Body and Soul : The Black Panther Party and the Fight Against Medical Discrimination (University of Minnesota Press, 2011).
Contester l’idée de race sur le terrain de la santé
La Vie des Idées : D’après ce que vous appelez le « récit de victimisation » de la population noire américaine, après avoir été victime des sciences et de la technologie, celle-ci aurait fort justement perdu toute confiance dans les autorités scientifiques. Vos recherches sur la politique de santé des Black Panthers d’une part et sur l’utilisation de tests d’ascendance génétique de l’autre montrent au contraire que les Noirs ont recours aux sciences et technologies pour affirmer leur identité et gagner en autonomie en tant qu’individu et que groupe. Qu’est-ce qui explique, selon vous, ce renversement ?
Alondra Nelson : Pendant mes recherches de master et de thèse, j’ai étudié toute une série d’ouvrages qui expliquaient comment la science et la médecine avaient créé la notion de race, comme, entre autres, les travaux de Sander Gilman. J’ai été frappée par le fait que si ce type d’ouvrages, de même que des ouvrages plus récents comme Medical Apartheid d’Harriet Washington [1], prouvaient sans équivoque que la science et la médecine avaient asservi les populations en leur assignant une race donnée, ils n’offraient jamais qu’une vision du haut vers le bas. C’est pourquoi je me suis mise en quête d’espaces où des communautés noires contestaient le processus de racialisation à l’initiative de la médecine et de la science. Je me suis notamment intéressée au travail des Black Panthers sur le dépistage de la drépanocytose, le développement de programmes pour une meilleure nutrition et pour l’éducation… Aux États-Unis, la santé est un des domaines où la discrimination raciale est avérée ; des plantations de coton à la période actuelle, en passant par l’époque de Jim Crow, l’accès aux soins médicaux a donc toujours été une des revendications du mouvement des droits civiques. Dans Body and Soul, je resitue donc les Black Panthers dans la chronologie du militantisme de la santé qui débute avec Marcus Garvey. Si ce dernier n’est pas particulièrement reconnu pour sa politique de santé, l’une des photos les plus marquantes de son organisation montre pourtant les célèbres infirmières de la Croix Noire arpentant une des grandes avenues de Harlem dans leur uniforme blanc. Ces infirmières faisaient partie intégrante du projet de création d’un État-nation qui animait Garvey à l’époque. Mais l’existence de ce groupe est aussi à voir comme une critique du système infirmier de l’époque, dont les femmes noires étaient totalement exclues. Pendant la Première Guerre mondiale, la ségrégation était encore de mise dans les services hospitaliers, de sorte que la population noire se faisait nécessairement soigner par des infirmières et des médecins noirs.
Je situe également les Black Panthers dans la généalogie du Student Nonviolent Coordinating Committee et du mouvement des Freedom Summers. En effet, plusieurs des médecins et infirmiers du Nord des États-Unis, membres du Comité médical pour les droits de l’homme, qui vinrent officier pendant cette campagne lancée en juin 1964 dans l’État du Mississipi, participèrent à la création des cliniques des Black Panthers.
Dans mon livre, je montre que dans la mesure où la médecine était un lieu où de nombreuses allégations racistes sur le corps des Noirs étaient proférées, les militants de la santé n’étaient jamais à court de revendications sur le processus de racialisation des populations noires dans ce domaine. Le parti des Black Panthers fait ainsi partie des nombreuses voix qui, au cours de l’histoire afro-américaine, se sont élevées contre le processus de racialisation imposé par les autorités médicales.
La lutte des Black Panthers contre les discriminations médicales
La vie des idées : Dans quelle mesure les Black Panthers ont-elles eu recours au domaine de la santé pour transformer le groupe ? S’agissait-il d’un projet d’ingénierie sociale ?
Alondra Nelson : Leur militantisme dans le domaine de la santé s’inscrivait en fait dans une critique du Mouvement pour les droits civiques. Lors de la création du Parti en 1966, le Mouvement n’avait pas su provoquer de changements appréciables pour la majorité de la population noire, notamment pour les habitants des villes et des ghettos. La politique de santé était donc pour les Panthers un moyen concret de dénoncer la modération du mouvement qui les précédait. En effet, le fait que l’État ne se préoccupe pas du corps même de ses citoyens montrait les limites de ce que certains présentaient comme les bénéfices d’une véritable révolution. Mais ce fut également l’occasion pour les Panthers de développer l’idée d’un État-providence riche et raisonné, en soulignant les incohérences de l’époque dans la distribution des fonds pour la recherche médicale. Dans leur campagne pour la recherche contre la drépanocytose, les Panthers montrèrent que de nombreuses maladies génétiques touchent une race ou une ethnie en particulier, pour ensuite comparer le peu d’argent investi par l’administration Nixon dans la recherche sur la drépanocytose, affectant surtout les Noirs, avec les vastes sommes dédiées à des « maladies de Blancs » comme la mucoviscidose. Il s’agissait également d’une critique de ce qu’ils appelaient, à l’instar de personnes comme Barbara Ehrenreich, le « complexe médico-industriel ». La privatisation progressive des soins médicaux aux États-Unis, qui devenaient ainsi des biens de consommation, constituait selon eux une violation essentielle des droits de l’homme, et l’argument selon lequel « la volonté du peuple est plus forte que la technologie humaine » s’appliquait aussi bien à la Guerre du Vietnam qu’au domaine de la santé. Mais leur rapport au système n’en était pas moins complexe, puisque leurs revendications pour une politique de santé anti-capitaliste et anti-raciste n’excluaient pas pour autant une exigence d’accès aux soins et aux progrès de la médecine. Leur campagne contre la drépanocytose illustre d’ailleurs parfaitement cette vision complexe des questions de santé. Ils avaient à cette occasion créé un mythe fondateur de la maladie basé sur les travaux de généticiens des populations qui montraient que les maladies génétiques s’adaptaient ou non à différents environnements. Leur argumentation, basée sur les questions de migration et d’évolution, cohérente avec leurs objectifs politiques, mettait clairement en avant l’idée d’un génocide : « Nous souffrons de cette maladie en partie parce qu’on nous a fait quitter l’Afrique de force dans le Passage du Milieu. Ce marqueur génétique avait alors une sorte d’utilité biologico-écologique, puisqu’il protégeait les populations africaines de la malaria. Maintenant que nous sommes des étrangers en pays étranger, il nous tue à petit feu ». Ils se servaient ainsi des analyses scientifiques de la maladie à but politique.
La Vie des Idées : Diriez-vous donc que leur politique de santé consistait plutôt en une réponse à des inégalités médicales qu’une vraie rupture avec la médecine des Blancs ?
Alondra Nelson : Les Panthers reconnaissaient une certaine valeur à la Guerre contre la Pauvreté (War on Poverty) et à certains des programmes lancés par le président Johnson, mais ces programmes étaient censés octroyer une partie du pouvoir de décision aux communautés qui devaient en bénéficier, or ceci n’eut que très rarement lieu. Lorsque Huey P. Newton et Bobby Seale lancèrent les Panthers, ils travaillaient d’ailleurs pour un de ces programmes, et c’est en partie parce que la Guerre contre la Pauvreté les avait déçus qu’ils fondèrent le parti des Black Panthers, pour pouvoir exprimer une insatisfaction plus globale quant aux projets sociaux au niveau national. Les Panthers se définissaient également en réaction à ceux qu’ils voyaient comme des militants africains-américains bourgeois. Dans le cas de la drépanocytose par exemple, ils étaient très critiques des organisations noires qui tentaient d’attirer l’attention du public sur la maladie pour récolter des fonds sans avoir de cadre politique pour réfléchir à leur action. En somme, ils rejetaient les deux camps principaux.
À la fin des années 1960, la survivance de disparités importantes dans le domaine de la santé, malgré l’abandon des arguments scientifiques justifiant la discrimination raciale, était la preuve pour les Panthers que les Noirs n’avaient pas réussi à bénéficier d’une révolution dans les relations raciales. Si un tel discours sur les inégalités de santé était relativement nouveau dans l’histoire du pays, le phénomène lui-même est toujours d’actualité aujourd’hui, puisque sociologues et épidémiologues montrent que le taux de mortalité des Africains-Américains est resté plus ou moins le même depuis le début du XXe siècle. Je dirais donc que les Black Panthers furent l’un des premiers groupes militants à identifier le problème des inégalités de santé et à le placer sur le devant de la scène.
La Vie des idées : Comment les Panthers ont-ils intégré cette préoccupation pour la santé à leur programme politique et social plus large de lutte pour l’égalité raciale et l’empowerment [2] de la communauté noire ?
Alondra Nelson : Les Panthers ont eu une place à part au sein du Black Power, puisqu’ils proposaient un programme solide de soutien aux communautés noires sans pour autant se définir comme séparatistes. Au tout début de la période, en 1968, Bobby Seale se présenta d’ailleurs aux élections présidentielles sous la bannière du Peace and Freedom Party. Le Black Panther Party (BPP) était favorable aux collaborations interraciales, militait contre l’homophobie, contre l’antisémitisme… Pour des militants du Black Power, ils étaient somme toute plutôt cosmopolites. De même, la plupart des partisans de leurs programmes de santé étaient blancs. Comme dans les années 1960 et 1970, seuls 3% des médecins étaient noirs, les Panthers n’auraient de toute façon pas eu assez de personnel médical à leur disposition pour mettre en place des cliniques exclusivement noires.
Les Panthers avaient mis en place ce que j’appelle un cadre social de santé qui fonctionnait par échelle. D’après eux, la santé de l’individu avait nécessairement un impact sur la santé de la communauté et sur la santé de l’État-nation. Ainsi, puisque la communauté noire n’était jamais en parfaite santé, il en allait nécessairement de même pour les États-Unis en tant que nation. Et c’est bien parce que santé et politique allaient systématiquement de pair pour eux que la question de la drépanocytose touchait non seulement à la génétique, mais aussi à la géopolitique. C’est également pour cette raison que leur réseau de cliniques offrait non seulement un espace où l’on pouvait se faire vacciner et se faire prendre la tension, mais aussi un espace où l’on pouvait apprendre à s’organiser et bénéficier d’une éducation politique. Comme le siège du parti, ces cliniques constituaient des espaces d’organisation importants où l’on entreprenait nombre d’autres actions sociales comme la formulation des revendications d’emploi. Les cliniques des Panthers fonctionnaient à mi-temps et employaient un personnel à mi-temps, ainsi que des militants et des médecins bénévoles. Ils avaient cependant la possibilité de référer leurs patients à des médecins partenaires dans d’autres établissements. Ils disposaient également d’un chauffeur, chargé d’amener les malades chez le docteur, ainsi que d’un représentant légal qui les aidait à trouver de la nourriture, un logement… Pour les Panthers, la santé allait donc bien au-delà du bon fonctionnement du corps.
On comptait entre douze et quinze cliniques. Suite à la fondation du Parti émergèrent des cellules locales auxquelles le siège cherchait à faire adopter les directives nationales. Ces cellules étaient censées ouvrir une clinique, lancer un programme de distribution de petits-déjeuners et vendre des journaux. Si, en 1966, le manifeste en dix points des Panthers ne comportait qu’une vague référence à la santé, toutes les cellules locales étaient censées avoir ouvert leur clinique dès 1969, de sorte qu’en 1972 le nouvel article 6 du manifeste révisé en dix points traitait uniquement des soins médicaux, accordant ainsi à la santé beaucoup plus d’importance dans l’œuvre politique du Parti.
La plupart des cliniques mandatées par le Parti étaient en fait des projets indépendants dont les cellules locales avaient la responsabilité, puisque la direction des Panthers n’avait ni les ressources ni le personnel nécessaire pour gérer le système entier. Leur fonctionnement dépendait donc beaucoup des réseaux locaux, et de la situation et des besoins de chacun. À Portland (Oregon) par exemple, c’était un docteur en chimie qui collabora avec les Black Panthers pour l’ouverture d’une clinique. Comme il s’occupait à l’époque d’un laboratoire d’analyses et était affilié à plusieurs hôpitaux de la région, la clinique bénéficiait de l’aide de nombreux étudiants des facultés de médecine environnantes. Dans la mesure où les communautés noires étaient trop souvent soumises à des soins de qualité très médiocre dans les universités, les Black Panthers se méfiaient des étudiants en médecine mal formés ou ayant à peine fini leurs études, pour lesquels la population noire était forcée de jouer les cobayes. D’un autre côté, une collaboration avec les étudiants s’avérant souvent nécessaire, les Black Panthers jouaient un rôle de médiation entre les communautés noires et les écoles de médecine, qui consistait à évaluer les professionnels de santé pour s’assurer qu’ils étaient bien ce que j’appelle des « experts de confiance ».
À Winston-Salem, la cellule des Black Panthers lança son propre service d’ambulances pour déjouer la discrimination en vigueur dans le système médical officiel, marqué par un racisme notoire dans les hôpitaux de la région. À Kansas City (Missouri) comme dans d’autres villes du pays, c’est un médecin radical qui prit en charge la création d’une clinique à la demande des Panthers. Malik Rahim, qui fonda la clinique Common Ground à la Nouvelle Orléans après les ravages de l’ouragan Katrina, était également un ancien membre des Black Panthers de la ville. Il expliqua lui-même qu’il était parvenu à mettre en place cette clinique de première nécessité grâce à son expérience passée avec les Panthers. Ainsi, même s’il est difficile de déterminer si les cliniques des Black Panthers furent un succès ou non, elles laissèrent une trace réelle dans le pays.
La négociation des identités raciales
La vie des idées : L’utilisation de tests d’ascendance génétique par une population noire en quête de son histoire familiale pourrait laisser penser que la théorie scientifique des races l’emporte sur les travaux de sciences sociales montrant que le concept de race est une construction sociale. Vous avancez au contraire que les tests génétiques n’en changent pas fondamentalement la définition. Qu’est-ce qui empêche alors ce retour à une conception raciste de la race et à la domination de la génétique sur la construction des identités par les tests génétiques ?
Alondra Nelson : Vous me posez une question tout à fait essentielle. En commençant mes recherches en 2003, je cherchais effectivement à comprendre pourquoi une population noire si méfiante de la médecine et des politiques de santé par le passé choisissait d’avoir recours à des tests d’ascendance génétique et acceptait soudain d’envoyer son ADN à un inconnu par la poste. La question de la « généticisation » et de la racialisation des identités est évidemment différente dans un contexte de justice criminelle, où il n’y a ni discussion ni évolution possible. Compte tenu des arguments avancés dans le cas des tests d’ascendance génétique, il semble que la démarche des utilisateurs africains-américains soit bien différente. Aucune de ces personnes ne m’a dit « Je pense que la race est une question de biologie et je fais ce test parce que je suis convaincu d’être l’incarnation de l’essence biologique de ma race ».
En 1991, à l’occasion de la controverse qui suivit la découverte d’un ancien cimetière africain à côté du World Trade Center à Manhattan, les militants africains-américains se mirent à faire la distinction entre un travail archéologique qui devait correspondre à ce qu’ils appelèrent « une identification biologique de la race », et un travail archéologique et des interprétations qui pourraient leur rendre leur ethnicité. C’est exactement ce dont il est question ici. L’un des scientifiques de Howard University qui avait participé à ce projet fonda ensuite la Société des Ancêtres Africains (African Ancestry Company), qui est l’entreprise dont je parle le plus dans mes recherches. Les ossements qui avaient été découverts sur le site du cimetière devaient à l’origine être analysés par le laboratoire médico-légal de Lehman College, rattaché à la City University de New York, où les étudiants et les chercheurs s’intéressent généralement à des questions criminelles, travaillant donc à partir d’hypothèses pour analyser les cadavres qui leur sont amenés. Demander à ce que l’analyse des ossements soit faite plutôt par le laboratoire de Howard University signifiait bien que les militants cherchaient à obtenir une analyse plus globale des restes trouvés dans le cimetière, pour passer de l’idée générale de race à celle plus spécifique d’ethnicité. L’historien Michael Gomez a montré qu’au fil des années, les multiples ethnicités africaines d’origine ont été fusionnées en une seule race aux États-Unis, symbole d’une vision particulière de la condition noire. Ainsi l’un des objectifs des militants africains-américains impliqués dans la controverse du cimetière de Manhattan était de replacer la question de l’ethnicité au cœur d’un débat encore dominé par la question de la race. C’est pour cette raison qu’il était si important de choisir le laboratoire qui allait analyser les ossements et la manière dont ils allaient être analysés. Cet épisode montre bien que la population noire a autre chose en tête que la biologisation de la race quand elle traite du lien entre la génétique et le corps des Noirs. Les tests d’ascendance génétique sont en quelque sorte un seuil à franchir pour des personnes qui n’avaient jamais réfléchi au lien entre génétique et identité. Dans mes entretiens, les personnes que j’ai rencontrées expliquent souvent que différentes formes de tests génétiques viennent en autoriser ou en permettre d’autres. Ils disent des choses comme : « depuis que j’ai fait ce test d’ascendance génétique et que j’ai été convaincu par les résultats, je comprends mieux ce que ce conseiller en génétique voulait dire en m’expliquant que ce gène cancéreux était courant dans ma famille ». Ou bien telle femme me disait : « comme je suis technicienne dans un laboratoire médico-légal, j’ai déjà vu des Noirs se faire acquitter dans un procès grâce à un test ADN ; du coup j’ai vraiment confiance dans les tests d’ascendance génétique ». Ces tests s’inscrivent donc dans un processus plus général d’utilisation de la génétique. Ils rendent possible un discours de justification qui n’est sans doute pas envisageable dans le cas d’autres formes de tests génétiques comme ceux effectués dans le cadre d’enquêtes criminelles.
Les gens sont généralement intéressés par la généalogie. Tout le monde a des histoires de famille à confirmer, des mystères familiaux à résoudre. Et la puissance de ces aspirations généalogiques tient vraiment à la manière dont les gens choisissent un certain type de test en fonction des informations qu’ils cherchent à obtenir. Ainsi le test de « brassage génétique » (Admixture test) permet de déterminer si l’on a des ancêtres européens ou indiens d’Amérique. Les sociétés qui pratiquent des tests ADN sur le chromosome Y ou sur les mitochondries permettent, elles, d’identifier une ascendance africaine.
La Vie des idées : Pensez-vous qu’il soit nécessaire d’avoir recours à la généalogie génétique pour pouvoir affirmer son appartenance à la diaspora africaine ? Comment ce choix s’inscrit-il dans le contexte d’autres pratiques liées à la question de la diaspora comme le fait de changer de nom ou de fêter Kwanzaa ? Quels liens voyez-vous entre généalogique génétique et idéologie du panafricanisme ?
Alondra Nelson : La plupart des personnes avec lesquelles je me suis entretenue ne sont pas panafricanistes au sens politique du terme. Ce ne sont pas des militants afrocentristes, malgré leur intérêt pour la politique et la culture africaines. Cependant, sur la base des résultats de leur test d’ascendance génétique, de nombreuses personnes cherchent à bâtir une relation avec des expatriés africains vivant aux États-Unis, quand ils ne vont pas jusqu’à organiser un voyage en Afrique. Cette quête des ancêtres a donc donné naissance à un véritable marché. La Société des Ancêtres Africains possède un créneau bien particulier, puisqu’elle prétend disposer de la plus grande base de données d’échantillons génétiques africains contemporains, permettant d’authentifier l’identité de la population noire aux États-Unis.
Dans un autre projet de recherche, je me suis intéressée aux jeunes Africains-Américains qui ont recours à la généalogie génétique et choisissent de filmer leur réaction à la réception des résultats puis de les diffuser sur Youtube. C’est là le signe d’une évolution démographique intéressante, puisque, auparavant les généalogistes américains étaient généralement des gens d’un certain âge, disposant du temps et des moyens financiers nécessaires à un type de recherche qui était bien plus longue avant la création des bases de données sur internet. Ces vidéos, que j’appelle « révélations des racines », donnent à voir une nouvelle génération de jeunes généalogistes. Elles nous permettent également de réfléchir à la question de la diaspora dans la mesure où elles donnent lieu à des commentaires de personnes qui visionnent la vidéo et se disent membres de la diaspora, aux États-Unis ou en Europe, ou Africains vivant en Afrique. Elles renvoient aussi à la personne qui a mis la vidéo en ligne une vision de ce qu’être Africain veut dire, puisque la généalogie génétique y soulève la question de l’identité panafricaine, de ses limites et de ses possibilités. Ainsi si le test révèle une ethnicité africaine, la majorité des commentaires sont du type « félicitations ! bienvenue à la maison, frères et sœurs ! c’est fantastique ! ». En revanche, dans quelques autres cas, on trouve des commentaires du type : « Tu n’es pas Africain, tu n’as pas de pratiques culturelles africaines, tu n’es pas impliqué dans l’amélioration du sort des communautés en Afrique… ».
La Vie des idées : Vous êtes à l’origine de l’expression « Projets de réconciliation » (Reconciliation projects) pour parler des tests d’ascendance génétique. Avez-vous en tête une réconciliation avec le passé africain ou avec la société américaine ? Ne s’agit-il pas là de projets contradictoires ?
Alondra Nelson : Je ne pense pas qu’ils soient contradictoires, surtout si l’on pense à l’idée de « double conscience » de W.E.B. Du Bois. La généalogie génétique n’est certes la solution à aucune des controverses sur l’histoire du peuple noir, mais elle touche à une idée de réconciliation qui ne semble pas pouvoir être apportée par la science. Ce sont en effet des questions de reconnaissance et d’expression publiques qui poussent les gens à avoir recours à ce type de tests génétiques. Si la Commission pour la vérité et la réconciliation en Afrique du Sud et la commission du même nom qui se tint à Greensboro (Caroline du Sud) en 2005 n’ont pas connu de véritable succès, elles ont tout de même permis d’exprimer ces questions et d’en débattre publiquement. Je pense que c’est ce type de reconnaissance, cette forme de légitimation aux yeux de la société américaine, que cherchent certains utilisateurs de ces tests ADN. Mais la généalogie génétique appelle aussi l’idée d’une réconciliation avec l’Afrique, puisqu’elle permet un rassemblement de la diaspora.
Un retour à la racialisation de la santé ?
La vie des idées : Votre intérêt pour le lien entre race et science vous a aussi amenée à traiter de l’utilisation des catégories raciales dans les pratiques et la recherche médicales. Vous montrez que les médecins ayant recours au profilage racial – utilisé pour l’identification des populations à risque et le choix du meilleur traitement – ont tendance à négliger l’influence de la situation sociale et des antécédents familiaux. Les termes du débat opposent-ils donc toujours l’héréditaire à l’environnement, impliquant la question récurrente du soi-disant dysfonctionnement de la famille noire, la controverse des tests de QI, etc., ou s’agit-il d’un nouveau débat ?
Alondra Nelson : Il existe maintenant une nouvelle génération de médecins et de chercheurs en médecine qui ont, comme moi, bénéficié de la discrimination positive mise en place aux États-Unis après les droits civiques, et qui prennent part au débat sur l’influence de la race dans les domaines de la science et de la médecine. Grâce à eux, le discours sur le sujet a profondément changé, si bien que l’analyse des inégalités médicales est intégrée à un discours sur les droits civiques. Prenons l’exemple de BiDil, le médicament contre les problèmes cardiaques que l’Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux (US Food and Drug Administration) n’a homologué que pour la population afro-américaine. Dans la mesure où les Africains témoignent de la plus grande diversité génétique au monde, et où les Africains-Américains ont tous des ancêtres de races différentes, comment ce médicament peut-il être efficace pour l’ensemble de la population noire du pays ? Des associations professionnelles africaines-américaines comme l’Association des Cardiologues Noirs, et des organisations comme le Congressional Black Caucus et la National Association for the Advancement of Colored People utilisent pourtant BiDil pour montrer que la question des inégalités dans le domaine de la santé est au cœur de la prochaine lutte pour les droits civiques aux États-Unis. Ils ont donc demandé au gouvernement fédéral de reconnaître ce médicament qui prend en compte les spécificités du corps noir. Nous en sommes donc arrivés à ce que le sociologue Steven Epstein appelle très justement « le paradigme de l’intégration et de la différence » : le libéralisme américain exige désormais une meilleure inclusion de tous dans le système de santé général, mais cette inclusion repose sur la reconnaissance de groupes à l’identité et aux besoins différents, autant d’un point de vue social que biologique. Si l’ouverture d’un bureau spécialisé dans les problèmes de santé des minorités au National Institutes of Health tombe à point nommé, il faut cependant se demander quelles concessions politiques seront nécessaires pour que la communauté noire soit en position d’exiger de l’État les soins médicaux dont elle a besoin. On pourrait en effet voir dans la création d’un bureau pour la santé des minorités une forme de ségrégation médicale – cette dérive est possible même si ce n’est clairement pas l’objectif du bureau. Il faut donc garder en mémoire que les projets destinés à combattre les inégalités de santé peuvent sans le vouloir donner lieu à des formes de ségrégation et de racialisation. Il faut donc bien comprendre les liens historiques ambigus entre le racisme scientifique et la recherche sur les inégalités de santé, car la citoyenneté biologique est une revendication délicate qui naît le plus souvent du dénuement des populations.
Article d’abord publié dans Booksandideas.net. Traduit de l’anglais par Emilie L’Hôte avec le soutien de la Fondation Florence Gould.