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Religion en Chine

V. Goossaert & D. Palmer, The Religious Question in Modern China, The University of Chicago Press, 2011


par Ji Zhe , le 22 juin 2012


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Le relâchement du contrôle étatique peut-il expliquer à lui seul le renouveau de la religiosité en Chine ? Dans un texte foisonnant, Goossaert et Palmer l’évolution des politiques et des pratiques religieuses depuis le XIXe siècle en Chine, sans oublier les Chinois d’outre-mer.

Recensé :

Vincent Goossaert & David A. Palmer, The Religious Question in Modern China, Chicago & London, The University of Chicago Press, 2011, 464p.

Le sociologue anglais Christopher Dawson l’a déclaré il y a plus d’un demi-siècle : « La religion est la clé de l’histoire » [1]. L’évolution de la civilisation chinoise depuis le XIXe siècle semble illustrer cette assertion. En effet, l’ensemble de la modernisation de la Chine s’apparente à un mouvement incessant de problématisation du religieux. Dans ce processus, les modes d’expression des différentes religions chinoises et leurs formes de légitimation, leur positionnement réciproque dans le champ religieux ainsi que leur rapport à la politique et aux autres forces sociales ont connu des changements considérables. Parallèlement, les changements religieux ont modelé la vie politique, culturelle et sociale tant au niveau collectif qu’individuel. C’est ce processus complexe de l’histoire chinoise qu’éclaire magistralement le livre de Vincent Goossaert et David Palmer : The Religious Question in Modern China.

Ordre décentralisé, histoire totale

Les auteurs de ce livre publié aux États-Unis [2] sont en fait des chercheurs formés dans la tradition française et européenne : l’un et l’autre ont eu pour maître le grand sinologue Kristofer Schipper. Vincent Goossaert est directeur d’études au Centre National de la Recherche Scientifique ; ses recherches sur l’histoire du taoïsme et sur le sécularisme chinois à l’époque moderne ont acquis un statut international. David Palmer est quant à lui maître de conférences au département de sociologie de l’Université de Hong Kong ; ses travaux sur les nouveaux mouvements religieux, en particulier sur le Qigong, lui ont valu une large audience. Le résultat de leur travail est digne du plus grand intérêt. Une première partie, intitulée « Religions and revolutions », déploie en sept chapitres les interactions du politique et du religieux au XXe siècle. Sous le titre « Multiple Religious Modernities : Into the Twenty-First Century », la deuxième partie analyse en six chapitres les évolutions religieuses dans le monde chinois depuis deux ou trois décennies. Le texte est construit en fonction de problématiques, et non selon un ordonnancement chronologique. Si la succession des chapitres implique une certaine progression diachronique, les différents chapitres, en fonction de leur thème (par exemple le problème de l’État moderne, celui de la citoyenneté ou encore celui de l’utopie politique), se focalisent tantôt sur quelques décennies, tantôt sur l’ensemble du XXe siècle. Cette structure polyphonique permet d’éviter l’écueil d’une narration évolutionniste et linéaire, pour donner au contraire à lire une histoire problématisée de différentes dimensions de la modernisation chinoise.

En rassemblant une grande quantité de cas concrets et de données chiffrées, les auteurs ont tenté de fournir un schéma explicatif intégral pour la période allant de la fin du XIXe siècle à notre XXIe siècle. C’est là une nette différence avec les travaux existants, qui se limitent la plupart du temps à une région, à une religion ou à une problématique particulières. Les auteurs soulignent d’abord qu’en dépit des grandes différences entre l’Empire, la République, le colonialisme et le communisme en tant qu’ordres politiques, l’évolution de la société chinoise moderne est marquée par une tendance d’ensemble. Partant, le livre se fait un devoir de rendre compte des continuités observées entre les périodes concernées. Ensuite, l’ouvrage insiste sur la diversité des trajectoires de la modernité chinoise, laquelle se manifeste non seulement dans la coexistence des divers espaces constitutifs du « monde chinois » et de leurs évolutions propres, mais également, parfois, dans des phénomènes d’influence réciproque. C’est la raison pour laquelle ce livre, loin de prendre seulement pour objet l’évolution religieuse sur le continent, traite aussi bien – de manière tant rétrospective que comparative – de la vie religieuse, politique et sociale à Taiwan, Hong Kong, Macao, Singapour et d’autres zones peuplées par les Chinois d’Outre-mer : tout localisme est banni dans la méthode adoptée ici. Plus essentiel encore est le fait que les auteurs prennent le religieux comme un « fait social total », résultant de l’imbrication de différentes institutions et pratiques. D’une part, c’est sur un même fond de modernité et de mondialisation que sont abordées et discutées les différentes traditions et formes religieuses (du taoïsme institutionnel à la pratique individuelle de la « méditation assise »), de même que des mouvements religieux d’origines et de compositions diverses (comme par exemple le christianisme, l’islam et le bouddhisme tibétain). D’autre part, les domaines de recouvrement du religieux et du non-religieux (dans certains discours ou certaines campagnes politiques, de même que dans la médecine traditionnelle, les arts martiaux et les pratiques funéraires) sont analysés comme ils le méritent. Si bien que ce livre ne propose pas tant un échantillon d’« études religieuses » au sens traditionnel qu’une recherche d’« histoire totale » sur l’évolution des reconfigurations politique, sociale, culturelle et morale de la modernité chinoise.La mise en œuvre de cet objectif ambitieux nécessitait de trouver un point d’insertion pertinent. C’est ce à quoi s’emploient les auteurs en insistant sur l’un des fils rouges de la modernité chinoise : la « question religieuse », qui se préoccupe de la place des religions dans la vie publique, et en particulier dans leurs relations avec l’État (p. 2-3). D’après les auteurs, la religion chinoise traditionnelle peut être considérée comme un tout formé de diverses composantes : d’un côté, du fait de la longue coexistence et des emprunts réciproques de diverses institutions et traditions religieuses, aucune de ces composantes ne revendiquait l’adhésion explicite et exclusive d’une majorité de la population ; mais de l’autre, cette diversité foisonnante des productions religieuses de la société chinoise impliquait un « centre de gravité ordonnateur » (ordering center of gravity) : l’État politico-religieux. Cependant, avec l’avènement de la modernité et la tendance irrépressible à la laïcisation et la sécularisation, les élites politiques et culturelles confrontées au défi de la modernité occidentale abandonnèrent ce centre ordonnateur, si bien que, la réforme de l’État s’accompagnant de la réforme religieuse, on aboutit à « un univers religieux décentré et centrifuge, explosant dans toutes les directions » (p. 3) : « Étant donné que la cosmologie et la société chinoises traditionnelles étaient structurées religieusement, le résultat est celui d’une société décentrée, d’une Chine décentrée : un Empire du Milieu qui a perdu son Milieu. D’où la question religieuse : le monde chinois retrouvera-t-il un jour un centre de gravité spirituel ? » (p. 3)  [3]

Pour les auteurs, cette dynamique centrifuge de l’ordre spirituel est à l’origine de l’histoire moderne de la religion chinoise.

Reconstruction de l’État, réinvention de la religion

Le moment de ce changement profond se situe pour les auteurs en 1898. L’Empire du Milieu ayant perdu son « Milieu », ce qui reste n’est naturellement plus un empire, mais un État-nation moderne à construire. L’année 1898 est marquée par la Réforme des Cent Jours, qu’entreprend l’empereur Guangxu avec le soutien des réformateurs. En dépit de sa brièveté, cet épisode constitue en Chine le premier effort institutionnel pour établir un État moderne. Un des aspects essentiels de cette réforme, que mènent les élites politiques et culturelles, correspond au projet de « construction d’écoles avec les biens des temples » : une grande partie des possessions des temples bouddhiques et taoïstes doit être réquisitionnée afin d’ouvrir de nouvelles écoles délivrant des savoirs occidentaux modernes et de former de nouveaux citoyens adaptés à la concurrence internationale. Bien que les objectifs de ce projet n’aient pas été atteints entièrement, pour la première fois il opposa la construction étatique et les religions traditionnelles, tout en détruisant les bases religieuses de l’organisation sociale chinoise. Dès lors se trouvait fixé le motif fondamental des politiques religieuses chinoises au XXe siècle (p. 43-50).

Dans le même temps, en ce début de XXe siècle, le discours « anti-superstition » des intellectuels modernistes se mua en politique nationale à partir de la fondation de la République en 1912 (p. 50-55). « Religion » et « superstition » furent ainsi opposées : si la science pouvait s’accommoder de la religion, la superstition en revanche était anti-scientifique et constituait dès lors un obstacle à la modernisation du pays. Aussi furent taxées de superstition une grande partie des pratiques religieuses traditionnelles (divination, écriture inspirée, culte des ancêtres et des divinités locales) qui devinrent à ce titre des comportements à éradiquer.

Comme le notent Goossaert et Palmer, ce triangle « religion-science-superstition » constitua une nouvelle coordonnée essentielle de la vie spirituelle chinoise (p. 91). La religion devait être « réinventée » conformément à l’idéologie moderne et à ses formes institutionnelles. Dans ces conditions, le modèle qui orienta les pratiques fut celui du christianisme du XIXe siècle et des relations religion-société qui lui était attachées – ce que les auteurs appellent le « modèle normatif chrétien-laïcisé » (christian-secular normative model, p. 73). D’une part, seules les religions institutionnalisées – c’est-à-dire dotées, à l’instar du christianisme, d’églises indépendantes, d’un clergé spécialisé, d’un système de dogmes et de textes sacrés – étaient jugées dignes de l’appellation de religion. D’autre part, dans la vision séculariste, la religion est considérée comme devant être séparée de la politique, et comme relevant d’un choix personnel. Ce nouveau modèle religieux n’a pas seulement relégué de nombreuses pratiques religieuses (en particulier les cultes locaux de la société villageoise) hors des religions officiellement reconnues ; elle a également incité les tenants des traditions confucéennes, taoïstes et bouddhiques à réfléchir à la reformulation de leur identité et de leurs institutions. Aussi vit-on dès la fondation de la République l’ensemble des grandes traditions religieuses, islam chinois compris, commencer d’imiter le christianisme et tenter de se constituer en autant d’« associations » d’envergures nationales afin d’obtenir la reconnaissance des autorités (p. 73-89). Cette réforme sans précédent remodela les relations entre religions et société locale, mais transforma également le modèle d’interaction entre les religions et l’État.

Naturellement, toutes les traditions religieuses ne purent s’adapter également à ce nouveau modèle. Dans les quatrième et cinquième chapitres, les auteurs mettent en avant deux points, avec force matériaux d’histoire locale : d’une part, on assiste dans la Chine du milieu du XXe siècle à un vaste mouvement de revitalisation culturelle qui s’incarne dans de nombreuses « sociétés rédemptrices » [4] ; d’autre part, dans les campagnes, l’impact du modernisme sur le paysage religieux suscite des résistances d’intensité variable selon les régions. Ces deux aspects reflètent l’existence de voies alternatives dans la façon dont les religions chinoises firent face au défi de la modernité. De tels mouvements ont été durablement maintenus à l’extérieur des narrations historiques officielles (politiques ou religieuses) ; leur peu de rapport avec les catégories modernes les a également empêchés d’être désignés en tant que tels, ou de faire l’objet de recherches approfondies.

Trajectoires multiples, religiosités évolutives

En soulignant l’hétérogénéité de la première modernité chinoise ainsi que la forme « diffuse » de son histoire, les auteurs manifestent l’influence sur leur travail de la « bifurcated history » de l’historien américain Prasenjit Duara, qui se trouve en bonne place dans leurs remerciements. Cette méthode historiographique vise à rendre compte à la fois de la dispersion du passé et de sa transmission à travers le temps ; ce faisant, elle tente de briser le monopole sur l’histoire d’un discours politique dominant, et en particulier la fausse uniformisation entraînée par le grand récit de l’État-nation [5]. Cette approche vaut ici pour la politique religieuse du Parti communiste chinois (PCC), mais aussi pour le renouveau religieux postérieur depuis les années 1980. Par exemple, en revenant sur l’ensemble de l’histoire du PCC depuis sa fondation en 1921 (chapitres 6 et 7), les auteurs montrent que sa politique religieuse ne se réduit pas au pur et simple athéisme marxiste ou à une gouvernance stalinienne des religions : en réalité, le sécularisme et le nationalisme des courants de pensée du premier XXe siècle, les modes de gouvernance et de réforme des religions adoptés par le gouvernement républicain, mais aussi l’expérience d’implantation rurale du Parti ainsi que sa politique face aux Japonais et dans la Guerre civile, tout cela a contribué à modeler la politique religieuse du régime communiste après 1949. En outre, comme les auteurs le soulignent, dans sa phase de construction et en dépit d’un discours en apparence diamétralement opposé, la rhétorique et les rituels adoptés par le PCC laissent transparaître l’influence sécularisée de pratiques religieuses traditionnelles.

Il y a plus. Les auteurs insistent sur le fait que le destin des religions sous le régime communiste n’est qu’un aspect parmi d’autres de la modernité religieuse chinoise. En effet, après 1949, il existe plusieurs entités politiques indépendantes en dehors de la Chine populaire, telles que Taiwan (qui se revendique comme la continuation de la République de Chine) et Singapour (qui fait figure d’État chinois engendré par la décolonisation en Asie). Ces différentes trajectoires de la modernité chinoise font apparaître une diversité dans les politiques religieuses adoptées, ainsi que dans les modes d’organisation des pratiques religieuses – d’où la grande variété du paysage religieux chinois ainsi créé (chapitre 8). Parallèlement, dans les terres de migration chinoise que sont Hong Kong et l’Asie du Sud-est, on voit se multiplier les cas de direction laïque des groupes religieux sur la base des associations lignagères d’origine commune : les élites de la communauté ont tendance à utiliser les temples comme organismes de mobilisation sociale ou de soutien économique pour la société locale. Ces trajectoires multiples ne doivent pas être vues comme des faits marginaux dans le grand récit de l’histoire religio-politique de la Chine : elles illustrent l’existence d’un riche potentiel pour différentes formes de modernités religieuses chinoises (p. 201). Le fait est que ces différentes trajectoires s’entrecroisent et s’influencent : depuis les années 1980, la reconstruction de la religion dans la Chine populaire suit dans une certaine mesure les modèles taiwanais et hong-kongais.

Le croisement de ces trajectoires se traduit dans plusieurs aspects, et notamment dans la question de la relation entre politique et religion. Les auteurs convoquent à ce sujet une grande abondance de cas intéressants. Ainsi, les religions communautaires ont connu depuis les années 1980 un renouveau de grande ampleur dans le monde chinois. Dans ce processus, les forces politiques tout autant que les groupes religieux sont partie prenante, quoique leurs motivations soient fort différentes. Lorsque des Chinois de Singapour décident de reconstruire un culte pour leurs ancêtres dans une province du sud de la Chine, le gouvernement local participe également à la reconstruction des temples, afin de renforcer ses relations avec ces Chinois de l’extérieur, les encourager à investir localement dans les infrastructures et les services publics (p. 259). Autre exemple, les cultes de la divinité maritime Mazu ont été réhabilités par le PCC, tout en étant soutenus par le parti indépendantiste taiwanais. Cependant, dans le premier cas il s’agit de présenter la divinité comme un facteur de rapprochement entre les deux côtés du détroit, alors que dans le second cas on promeut le symbole de l’identité taiwanaise.

S’il est vrai qu’une même pratique religieuse peut se réclamer de différentes motivations, c’est donc que le pluralisme religieux chinois peut donner lieu à différents types de religiosité : cela est particulièrement vrai dans les villes marquées par l’homogénéisation du cadre de vie. Depuis les années 1980, que ce soit à Hong Kong ou dans les villes de la Chine populaire et de Taiwan, les traditions religieuses sont à l’image de la culture populaire – c’est d’ailleurs d’emblée ce qu’elles sont, des pratiques populaires et culturelles (chapitre 11). Elles se développent en se renouvelant perpétuellement. Par exemple, on assiste à la réactivation de notions à coloration religieuse comme celles de destin et de rétribution, qui se voient mobilisées dans l’explication des incertitudes de la vie urbaine. De même, le végétarisme se répand parmi des classes moyennes urbaines favorables à l’association de la morale traditionnelle et d’une hygiène de vie. Comparativement à ces derniers cas, les pratiques de culture corporelle se réclamant du Qigong, les mouvements de renaissance confucianiste centrés sur la lecture des classiques, les mobilisations bouddhiques laïques à motivation philanthropique et jusqu’aux mouvements chrétiens évangéliques cosmopolites constituent des expressions plus institutionnelles de la religiosité urbaine dans la Chine contemporaine.

Question chinoise, problématique mondiale

D’une manière générale, les mutations de la politique, de la religion et de la société chinoise au XXe siècle apparaissent comme résultant de la mondialisation d’une modernité historiquement née en Occident. C’est pourquoi la « querelle des Anciens et des Modernes » qu’a connue la Chine se répercute dans la « Rencontre entre la Chine et l’Occident », et ce jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, dans son analyse des tenants et aboutissants des changements religieux, le présent ouvrage accorde judicieusement une grande part au contexte mondial, politique et économique, des bouleversements qui affectent la vie au niveau local. Par exemple, il montre que la renaissance des religions communautaires et l’apparition d’une nouvelle religiosité urbaine ne traduisent pas seulement le relâchement du contrôle étatique, si fondamentale que soit cette condition. On voit ainsi une dynamique de mondialisation pénétrer jusque dans les campagnes et contrebalancer les projets de construction nationale par le tissage de liens horizontaux, par exemple entre les communautés et identités locales et les flux transnationaux de capitaux, de peuples et de mémoires (p. 242). Quant aux villes, les nouvelles formes de religiosité y expriment à leur façon les tendances à l’individualisme manifestes sur l’ensemble du globe, tout en impliquant pour les Chinois un réajustement des relations entre tradition chinoise et modernité occidentale (p. 303-313). Dans ce processus, l’impact de l’extension à l’échelle mondiale de l’économie de marché ne peut être négligé. D’une part, l’emprise d’un tel système sur la vie des gens impose bien souvent une redéfinition des repères moraux. D’autre part, les modes de production et l’accumulation des richesses qui accompagnent l’économie de marché dessinent de nouvelles conditions pour les religions dans leurs tentatives de diffusion et d’adaptation à la vie des laïcs.

Cependant, la mondialisation n’est pas un processus unidirectionnel. Comme les auteurs le suggèrent, s’il est vrai que ce mouvement s’est traduit il y a un siècle par la réinvention de la religion chinoise sous l’effet des catégories occidentales de religion et de modernité, par ses dimensions, sa puissance économique et son influence culturelle émergente, la Chine aura inévitablement au XXIe siècle un impact majeur sur la configuration religieuse de la société globale (p. 404). Considérant l’avenir des religions chinoises, Goossaert et Palmer fournissent, avec les précautions qui s’imposent, trois types de scénarii prospectifs (p. 397-400).

Le premier scénario est celui qu’appellent de leurs vœux la plupart des observateurs occidentaux : une extension de la liberté religieuse et un espace accru pour l’autonomie des communautés religieuses. Il est indéniable que, depuis les années 1980, la politique religieuse telle qu’elle a été reformulée en Chine va globalement dans le sens d’un relâchement du contrôle politique (avec naturellement de forts déséquilibres dans cette libéralisation, à la fois entre régions et entre religions) : les religions communautaires et les groupes religieux extérieurs aux associations officielles voient leurs activités accueillies avec une certaine tolérance. Les auteurs n’en considèrent pas moins que le modèle de gouvernance religieuse tel qu’il s’est constitué en Chine populaire depuis les années 1950 conserve un certain nombre de traits fondamentaux. C’est pourquoi, si les religions non-officielles voient dans une certaine mesure leur existence tolérée, l’acquisition d’un véritable statut légal reste pour l’essentiel hors de portée (p. 397-398).

Le deuxième scénario correspond à une Chine sur le point de revenir à une configuration proche de la fin de l’Empire, dans lequel l’État agit comme l’ultime arbitre de l’orthodoxie religieuse, jetant parfois son dévolu sur certains symboles ou traditions religieuses au détriment des autres. Cette perspective se profile dans la tendance de l’État à soutenir le culte organisé de Confucius et de l’« Empereur jaune » [6], et à l’inverse dans la répression des nouveaux mouvements religieux assimilés à des « sectes », ou par exemple dans l’intervention directe dans la réincarnation des leaders du bouddhisme tibétain. Cependant, une différence majeure avec l’Empire est que le gouvernement du PCC demeure athée ; de ce fait, il ne peut prétendre à une forme d’autorité religieuse – les interventions et les collaborations gouvernementales ne pouvant dès lors que se faire sous un affichage non-religieux, que ce soit le patrimoine culturel, le développement économique ou l’identité nationale. Selon les auteurs, ce scénario conduirait à l’extension de l’activité religieuse sous la forme d’une zone grise, progressant sous le couvert d’autres labels et parfois transformée – ou déformée selon les cas – par la logique d’activités adventices et par son assimilation à une « religion » au sens restreint du terme (p. 398-399). Le troisième scénario verrait l’État réactiver sa mission civilisatrice et adopter certaines caractéristiques fonctionnelles des religions, d’une manière analogue aux pays dotés de religions « civiles » ou « politiques » – une tendance qui se manifeste de différentes façons dans le régime impérial, du temps de la République et sous le régime communiste. Mais les auteurs considèrent que ce mode d’action de l’État ne peut être que superficiel, incapable qu’il est de pénétrer les ressorts de la réflexion religieuse ou d’informer les visions cosmologiques ; si bien que dans cette hypothèse, on assisterait également à la croissance d’une zone grise de discours sur la spiritualité, la moralité, la tradition et la religion (p. 399-400).

Si la plus grande probabilité est celle de voir ces trois perspectives s’articuler sous des formes partielles, il reste que toutes ces prévisions annoncent un plus grand espace et une plus grande influence de la religiosité dans la société chinoise (p. 400). Cependant, la réserve des auteurs montre la complexité des rapports entre politique et religion, et notamment l’imprévisibilité d’une situation où un autoritarisme athée utilise les traditions religieuses tout en s’en méfiant. En d’autres termes, on peut dire que depuis 1898, l’Empire du Milieu n’est jamais parvenu à établir un nouveau « Milieu » spirituel répondant aux conditions modernes. Et de manière plus pessimiste encore, on peut supposer que quand bien même la Chine se démocratiserait, le problème ne serait pas facilement résolu pour autant. En effet, comme l’énonce la conclusion du livre (p. 401-404), la question religieuse chinoise concerne en réalité toute une série de problèmes à l’échelle du siècle : quelle peut être la place de la religion dans la vie publique moderne ? Comment comprendre les points communs et les écarts entre modernités religieuses occidentales et non-occidentales ? Comment la religion peut-elle trouver un équilibre entre exigences patriotiques et valeurs universelles ? Quelle influence les réseaux religieux en voie de mondialisation peuvent-ils exercer à l’échelle du monde ? Quel rôle peuvent jouer les religions dans la construction d’une société globale et dans l’intégration institutionnelle ?

Répondre à ces questions n’est pas chose facile. Mais s’il se peut que la religion soit la clé de l’histoire, en tant qu’observateurs nous sommes ramenés à une vieille leçon : la connaissance du passé est une clé fondamentale pour la maîtrise de l’avenir.

par Ji Zhe, le 22 juin 2012

Pour citer cet article :

Ji Zhe, « Religion en Chine », La Vie des idées , 22 juin 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Religion-en-Chine

Nota bene :

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Notes

[1Christopher Dawson, Religion and Culture, New York, Meridian Books, 1958, p. 50.

[2Une édition française paraîtra aux presses du CNRS à l’automne 2012.

[3«  Since traditional Chinese cosmology and society were religiously structured, the result is a decentered society, a decentered China : a Middle Kingdom that has lost its Middle. Thus the religious question : will there ever be, once again, a spiritual center of gravity for the Chinese world  ?  »

[4 Comme les auteurs le soulignent, le concept de «  société rédemptrice  » a été forgé par Prasenjit Durara dans son Sovereignty and Religion : Manchukuo and the East Asian Modern, Lanham, MD : Rowman and Littlefield, 2003, pour désigner l’ensemble des nouveaux groupes religieux de l’époque républicaine se réclamant d’un projet «  salvateur  » tant pour l’individu que pour le monde. Basés sur un bricolage de discours et pratiques provenant de traditions religieuses différentes, ces groupes s’organisent en associations de type

moderne et s’investissent beaucoup dans les entreprises d’intérêt général (philanthropiques et éducatives).

[5Voir Prasenjit Duara, Rescuing History from the Nation : Questioning Narratives of Modern China, Chicago, University of Chicago Press, 1995.

[6Héro civilisateur légendaire de la haute antiquité chinoise.

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