Retrouvant leur vie de couple et de famille, les vétérans de la Grande Guerre ont dû reconquérir une intimité mise à mal par la mobilisation, la violence et la séparation prolongée. Ce retour à soi et aux autres a été souvent douloureux et parfois impossible, tout particulièrement pour les blessés psychiques pris en charge dès avant la fin de la guerre.
Recensés :
– Gregory Thomas, Treating the Trauma of the Great War. Soldiers, Civilians, and Psychiatry in France, 1914-1940, Louisiana State University Press, 2009.
– Bruno Cabanes et Guillaume Piketty, Retour à l’intime au sortir de la guerre, Tallandier, 2009.
La sortie de guerre constitue un champ d’étude de plus en plus visité depuis quelques années, notamment pour l’après 14-18 : un premier état des lieux à l’échelle occidentale ouvrant bien des perspectives de recherche a été publié en 2008 par Stéphane Audouin-Rouzeau et Christophe Prochasson [1]. Deux ouvrages édités récemment apportent un éclairage nouveau sur cette transition entre guerre et paix, en France, du point de vue social et individuel : retour aux autres, retour à soi, dans un double mouvement conjoint que les anciens combattants ne parviennent pas tous à réaliser. Sous la direction de Bruno Cabanes et Guillaume Picketty, six chercheuses (Manon Pignot, Odile Roynette, Carine Trévisan, Clémentine Vidal-Naquet, Dominique Fouchard, Peggy Bete) éclairent ce Retour à l’intime au sortir de la guerre après 14-18, parmi des contributions sur d’autres conflits du XXe siècle, tandis que Gregory Thomas, dans Treating the Trauma of the Great War, décrit ce retour plus difficile à la vie civile des blessés psychiques français.
D’une certaine manière, la focale progressivement se réduit sur ce retour des hommes : depuis l’analyse de l’imprégnation sociale et culturelle de l’expérience combattante dans la société d’entre-deux-guerres dans l’ouvrage incontournable d’Antoine Prost [2] jusqu’à la description des processus de démobilisation, à la fois militaires, administratifs, sociaux et psychologiques par Bruno Cabanes [3], c’est désormais dans la temporalité plus courte [4], celle des retrouvailles et du retour dans l’espace intime, et sur une échelle sociale plus réduite (l’espace de la famille, du couple, voire le for intérieur de l’individu) que ce retour des soldats est approché.
Le « retour à l’intime » est le fruit de la rencontre de plusieurs interrogations qui ont émergé depuis une trentaine d’années, comme le rappellent les auteurs en introduction : histoire culturelle de la Grande Guerre, mais aussi histoire du corps et des sensibilités en temps de guerre, histoire de la vie privée depuis les travaux pionniers de Philippe Ariès. À la croisée des chemins, entre espace public et privé, cette approche de l’intime permet d’aborder sous un angle renouvelé la question des relations entre l’avant et l’arrière, les civils et les militaires, les hommes et les femmes, le père et l’enfant au moment de la transition de la sortie de guerre. « L’intime [est défini comme] l’espace où se construisent l’image de soi et le rapport profond aux autres, à travers le corps, les techniques corporelles (gestes, savoir-faire), la filiation (réelle ou imaginaire, les lieux de vie, les objets investis de souvenirs, les représentations de soi (écriture du for privé, portraits et autoportraits) ». L’originalité de cet angle d’approche tient justement dans le fait que la réflexion n’est pas centrée uniquement sur l’expérience du retour de l’ancien combattant, mais également sur le regard porté par ceux qui l’attendaient et le retrouvent [5].
Les auteurs insistent sur le contexte d’une démobilisation et d’une sortie de guerre qui « s’effilochent » jusqu’à la fin de l’année 1919, pour reprendre l’expression de Manon Pignot, mais sans omettre à juste titre de rechercher dans le temps de la guerre les origines de ce retour imaginé, et en soulignant la durée variable de cette transition, lorsque le passage à la vie ordinaire peine à s’installer. Le rôle des permissions dans cette construction imaginaire du retour définitif, barrée par un départ en guerre chaque fois rejoué, mériterait d’être interrogé. N’oublions pas également que certains soldats, blessés physiques ou psychiques, rentrent chez eux dans le courant même de la guerre.
Le retour imaginé
Le retour est d’abord un fantasme qui se construit dans la temporalité de la guerre à travers l’expérience de la correspondance, vecteur essentiel d’une redéfinition de l’espace intime. Clémentine Vidal-Naquet montre bien comment la lettre évite la rupture radicale entre temps de guerre et temps de paix et atténue ainsi la séparation entre combattants du front et ceux qui demeurent à l’arrière. La lettre permet en quelque sorte de « réconcilier deux temporalités » : partage du présent des conjoints et mise en scène d’un futur imaginé, le retour apparaissant comme une récompense à venir donnant sens à la séparation elle-même. Les retrouvailles sont ainsi anticipées comme un moyen d’effacer le temps de guerre sur un mode conjuratoire, l’obsession du retour constituant un réflexe de survie comme un refus de la mort éventuelle. Les hommes y expriment leur espoir de pouvoir s’épancher, de partager l’expérience du front. La correspondance prend dès lors la fonction de reconduire l’intimité du couple, de l’exalter, de le construire autrement.
Mais le retour est également construit en soi, dans l’imaginaire de chacun. Dominique Fouchard en propose un aperçu par l’étude de journaux intimes ou encore du courrier des lectrices des revues féminines ou médicales, et révèle l’influence profonde de la solitude des femmes, de la peur pour l’autre, des charges du foyer, sur la découverte de soi – leur « personnalité ». Elle permet de mieux saisir cet éveil à soi qui change les femmes au cours de la guerre. La construction en soi du retour à venir prend une autre importance pour les enfants. Manon Pignot, à partir de témoignages, pose la question de l’invention des pères dans les représentations, à travers ce père imaginé, absent, connu grâce à des objets médians (photos et lettres surtout). Elle invite à s’interroger sur les modalités de retour, insistant sur le pluriel : retours qui s’échelonnent dans le temps, différents selon les statuts dans l’armée, différents selon la zone où se situent les familles, retours heureux le plus souvent mais parfois aussi vécus comme un moment dramatique. Le choc des retrouvailles peut être en effet fondé sur un hiatus entre représentations collectives d’un père ou d’un mari auréolé de gloire et le désenchantement d’une « confrontation au changement corporel du père » ou du mari, grossi, amaigri, marqué par l’expérience, ou – pire – rendu méconnaissable par une blessure. Il arrive aussi que l’enfant découvre un homme simplement distant, un peu froid, gêné presque, un inconnu qu’aucun souvenir partagé ne rattache au vécu enfantin et dont la présence dérange, voire encombre, le quotidien établi. Le retour s’apparente alors à une vision plus tragique, une impossibilité de relier père ou conjoint imaginé et cet homme réel qui est autre ou l’est devenu.
L’enjeu des retrouvailles, qu’elles soient heureuses ou mal vécues, se situe dans le re-tissage de liens que l’éloignement a mis à mal, dans la confrontation entre des expériences différentes de la guerre, entre la rencontre d’images de vies rêvées qu’il faut faire coïncider avec la réalité du quotidien.
L’aspiration au retour à la normale
Dès lors, l’entreprise qui occupe toutes les familles dans la sortie de guerre est celle d’un retour à la normale, d’une normalité qui échappe puisque l’expérience des tranchées, celle de l’isolement pour les femmes, ont rangé aux rangs de souvenirs ce que pouvait être le couple ou la famille d’avant-guerre. Le retour à la normale passe par la reconstitution ou la création de liens affectifs, d’une redéfinition de l’autorité parentale. Le retour du père fait voler en éclat l’équilibre familial et les pratiques mises en place en son absence, obligeant chacun à ajuster son comportement. Certains pères se comportent alors comme des grands frères alors que d’autres agissent envers leurs enfants « comme avant ». À rebours de l’image heureuse du retour d’un soldat tant attendu, une « nostalgie enfantine de la guerre » est présente dans certains témoignages recueillis par Manon Pignot, quand l’autorité rétablie du père est vécue comme une intrusion dans l’équilibre existant.
Et lorsque le père ne revient pas… Peggy Bette explore la façon dont le statut de chef de famille a été porté par les veuves de guerre, la façon dont elles l’ont assumée, à partir de l’analyse des conseils de famille des orphelins de guerre du canton de Chinon. Cette étude complète utilement le regard porté, voici quelques années, par Olivier Faron sur les orphelins de guerre [6]. La puissance paternelle est transférée aux veuves entièrement ou sous le contrôle de membres de la famille (souvent grands-pères et oncles), tandis que l’intrusion d’un conseiller de tutelle représentant l’État dans la sphère familiale est majoritairement refusée. La veuve de guerre bénéficie d’une image positive jusqu’au milieu des années 1920. Après quoi, remariée ou non, elle est vue davantage comme une privilégiée. Peggy Bette suggère que c’est sans doute le prix à payer pour continuer à bénéficier de la liberté et de la puissance nouvelles dont elle dispose au sein de la famille. Quant au beau-père, la presse combattante ou les témoignages d’orphelins véhiculent l’image négative d’un opportuniste ou d’un homme défaillant.
Il semble en effet que l’image de la paternité et les rapports de genre se soient redéfinis selon des modèles traditionnels. Cette hypothèse concerne aussi la redéfinition de normes conjugales ou sexuelles, à partir de poncifs qui ont le mérite de gommer les expériences du temps de guerre. Ainsi, d’après Dominique Fouchard, les journaux féminins montrent le renforcement de définitions simples des genres : l’image traditionnelle de l’homme viril, héros brave qui protège une femme mère, gardienne du foyer, épouse fidèle, constitue un commode rappel à la norme d’autant plus prégnant qu’elle est difficile à remettre en place. Le discours institutionnel, provenant de l’État ou de l’Église, contribue à ce raidissement sur les rôles convenus : l’obsession de la natalité comme la hantise du relâchement des mœurs, notamment chez les jeunes filles, ou encore la peur d’une « crise du mariage » par manque d’hommes illustrent l’ébranlement profond des imaginaires sociaux traditionnels. Le « train des maris » ou la « foire aux fiancés » organisés à l’époque ont-ils permis de reconstruire la norme attendue ? Toujours est-il que la perception de ce qu’est un couple s’est modifiée : les jeunes filles des classes moyennes et de la petite bourgeoisie ont désormais conscience d’avoir à s’assumer matériellement, tandis que le déséquilibre démographique entre hommes et femmes pose davantage la question de la séduction. Selon Dominique Fouchard, « les hommes et les femmes de l’entre-deux-guerres s’interrogent sur ce qui les construit, séparément et ensemble ».
La guerre enkystée dans la vie retrouvée
Le souvenir entêtant de la guerre paraît faire obstacle dans certains cas à la normalisation des relations conjugales, familiales, professionnelles. Plusieurs contributions soulignent la difficulté de ces hommes à retrouver leur foyer et les comportements attendus pour une vie commune, une vie affective. De la froideur autiste d’hommes enfermés dans le mutisme, à l’anxiété excessive, aux cauchemars nocturnes, ces éprouvés de guerre noient parfois leur mal-être dans l’alcoolisme, ou n’échappent pas à l’épanchement de leur malaise dans la violence conjugale. Par ses résurgences et son imprégnation dans les comportements, la guerre est enkystée dans la vie ordinaire, jusqu’à empêcher dans certains cas le retour à la normale, et c’est le mérite de cet ouvrage que de proposer quelques approches sur la déprise de la violence dans la sphère privée. Analysant plus finement l’interface entre vie privée et vie intime, Carine Trévisan et Odile Roynette font apparaître cette difficulté spécifique de l’ancien combattant à se retrouver soi et la longue quête souvent inachevée de retrouvailles avec soi, l’expérience de la séparation et de la violence suscitant le sentiment d’un décalage étrange entre le soi imaginé d’avant-guerre et celui que l’on cherche à redevenir. Le silence des anciens combattants peut apparaître comme une façon « de rayer la guerre, de l’enrayer » (Aragon). La plupart trouveront à partager ces souvenirs indicibles dans l’unique sociabilité excluant les civils, celle des associations d’anciens combattants, recréant ainsi symboliquement la camaraderie du front.
Aussi puissant que soit le désir de se retrouver, dans une vie familiale, une vie bien à soi, ici et maintenant, le « revenant d’une guerre » (selon l’expression de Carine Trévisan) ne parvient pas complètement à abolir le lien qui le ramène au passé combattant. Odile Roynette analyse cette « nostalgie du front » en partant du texte éponyme de Pierre Teilhard de Chardin dans lequel il évoque ce sentiment d’être étranger, séparé des civils par une expérience qui éloigne. Autre expérience du temps, expérience au plus près de la mort, d’une « désindividuation », comme si le soldat montant en ligne et se préparant à l’heure H du combat, se déprenait de lui-même, se détachait de ses affections habituelles. Ce détachement, en s’installant, peut aboutir à une véritable conversion de l’individu dont le retour à la vie civile aiguise encore le sentiment d’étrangeté et souligne le décalage. Dans le temps du retour, Odile Roynette se demande « dans quelle mesure la nostalgie du front a […] constitué un mode de présence au monde qui exprimait la difficulté d’un retour à la normale pour des hommes dont l’identité avait été si profondément bouleversée par l’expérience combattante ». Dans certains cas, ce trouble a pu se muer en pathologie, une crise durable de l’identité, comme l’illustre l’Aurélien d’Aragon, qu’analyse plus précisément Carine Trévisan. « Le roman [écrit en 1941] met en scène une temporalité suspendue », évoquant un soldat dans l’après-guerre de 14, figure lazaréenne, entre la vie et la mort, soldat perdu dans des souvenirs d’avant-guerre dont le fil est brisé, dans des souvenirs de guerre trop lourds pour n’être pas envahissants. Ces romans du retour (écrits par Aragon, Montherlant ou Drieu La Rochelle) décrivent un « nouveau mal du siècle », le sentiment d’être déshabité de soi, « une modification durable du rapport de soi à soi », dans l’onde de choc de la violence extrême subie pendant le conflit.
Le retour à l’intime, vers l’autre et à soi, devient alors pour les anciens combattants, comme pour ceux qui vivent avec eux, une quête inachevée, sinon interminable, durant une vie entière parfois, lorsque le trauma demeure.
Le retour des blessés psychiques
D’un état mélancolique à d’autres pathologies, l’ouvrage de Gregory Thomas offre une première approche de cet autre retour (hypothétique ou réussi) de ceux qui sont restés trop saisis par la violence extrême du combat pour revenir à la réalité. En effet, parmi les soldats qui reviennent de la guerre, certains ont particulièrement attiré l’attention des médecins, mais encore relativement peu des historiens. Les blessés psychiques – ces anti-héros – représentent une partie importante des traumatisés de la Grande Guerre : plusieurs centaines de milliers en Europe, si l’on en juge par des statistiques, certes toujours difficiles à établir en ce domaine. Nous disposons cependant de quelques indices sûrs démontrant le caractère massif du phénomène : par exemple, plus de 150 000 Britanniques réclamèrent une pension pour des troubles psychiatriques entre 1914 et 1939. L’interprétation des effets psychologiques et neurologiques de la guerre sur les soldats est un sujet déjà bien balisé par les travaux des historiens européens [7]. Les fous, oubliés de la Grande Guerre, ont fait l’objet il y a quelques années d’une étude magistrale de Peter Barham pour le cas britannique [8].
Ce n’est pas tant sur le parcours de ces hommes que Gregory Thomas s’attarde dans son ouvrage Treating the Trauma of the Great War que sur les questionnements sociaux engendrés par leur retour. Dans le sillage des travaux de I. Dowbiggin et de J. Goldstein [9], il cherche à montrer comment la guerre a représenté un moyen de reconnaissance d’une psychiatrie mal considérée au XIXe siècle car jusqu’alors reléguée dans la gestion asilaire d’incurables. Avec des neurologues, dont la réputation était déjà plus assurée, les psychiatres ont formé un groupe de pression destiné à porter les exigences d’une profession jusqu’au cœur du processus législatif. Par ailleurs, le surgissement massif de ces troubles dans l’armée a imposé une transformation du régime des pensions militaires qui dit beaucoup du rôle respectif des groupes de pression et de l’État au sortir de la guerre.
G. Thomas précise le processus méconnu de tri des soldats en fonction de leurs pathologies. Celui-ci est évidemment orienté par le désir patriotique des médecins de renvoyer le maximum de soldats au front, mais il l’est aussi par la volonté des professionnels de montrer enfin leur efficacité thérapeutique. À la fin de l’année 1914, les médecins du front signalent le flot continu de soldats se plaignant de symptômes neurologiques sans blessures physiques : des cas surprenants d’hystérie masculine battent en brèche l’idéal de virilité consubstantiel à l’image du poilu français. Il s’agit donc, dans les premières années du conflit, de créer de nouvelles structures distinctes de l’asile d’aliénés pour prendre en charge ces soldats névrosés que l’on juge curables. Les premiers centres neurologiques qui voient le jour dans la première moitié de 1915 ont pour objectif de renvoyer au front les « pithiatiques » simulateurs et de traiter le traumatisme de guerre par une forme de psychothérapie rationnelle, par l’emploi de l’hypnose ou par usage de stimulations électriques.
Cette évolution de la prise en charge de la névrose, dans un contexte spécifique et la plupart du temps dans le cadre de l’institution militaire, est en fait programmée avant-guerre pour les civils par les tenants de l’hygiénisme mental. Les théories d’Édouard Toulouse connaissent un regain après le conflit car elles s’appuient sur l’idée que la guerre augmente les besoins en santé mentale parmi les militaires, mais aussi parmi les civils. Refonder la psychiatrie sur le modèle de la médecine générale, de la prévention contre la tuberculose ou l’alcoolisme, tel est le projet qui sous-tend l’ouverture des premiers services libres dans les années 1920 et particulièrement le service de prophylaxie mentale de Sainte-Anne (1922). Cette forme révolutionnaire de la prise en charge des malades mentaux – c’est-à-dire sans internement et avec une prise en charge sociale et préventive du sujet – brouille la frontière entre normalité et pathologie mentale, bien avant que les idées de Freud ne se diffusent en France.
Le programme de Toulouse se heurte cependant à un immobilisme politique qui n’est bousculé que temporairement par le Front populaire. La question de la réforme psychiatrique a donc été posée une première fois par le retour des soldats de la Grande Guerre et par la nécessaire gestion du traumatisme des civils. Elle le sera de manière plus profonde après la Seconde Guerre mondiale, en raison notamment du nombre de malades morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques sous l’Occupation [10].
La réponse institutionnelle : une aide au retour ?
Le retour des soldats blessés a aussi posé la question de la réforme du système des pensions militaires qui était devenu très confus avant-guerre et ralentissait les procédures d’attribution. Une première révision a lieu en 1915, établissant notamment une nouvelle échelle de gravité des troubles : on publie alors un « guide barème » destiné à standardiser les diagnostics médicaux et utilisé pour fixer le pourcentage d’invalidité. Influencé par les neurologues, le système refuse d’ouvrir les droits aux soldats atteints de troubles organiques fonctionnels d’origine hystérique. En cela, selon Thomas, le système français se distingue clairement de l’approche des autres États européens.
Il s’en distingue aussi par la reconnaissance légale du droit à la réparation. La réforme de la loi sur les pensions (31 mars 1919) découle de deux influences conjuguées. Celle des associations de vétérans qui organisent dès 1917 une campagne pour la réforme du système avec l’aide du Journal des mutilés et des réformés et de juristes ; celle des médecins qui profitent de cette révision pour pousser leur reconnaissance professionnelle en se présentant comme des experts incontournables. Ce n’est plus au soldat qu’incombe la preuve de son trouble et du lien de la blessure avec la guerre, mais à l’État et aux médecins qui doivent dire si la guerre est directement responsable du trouble ou si la prédisposition du sujet l’emporte sur les facteurs conjoncturels.
Au gré des diagnostics et des transferts hospitaliers, les expériences des combattants au psychisme défaillant furent variées. Rien de commun, en effet, entre le soldat jugé hystérique ou idiot, renvoyé au front dans les services auxiliaires, et la victime de troubles neurologiques démobilisée et pensionnée. Nombre de soldats atteints de « confusion mentale » – le diagnostic le plus utilisé par les médecins durant la Grande Guerre – sont, en l’absence d’institution spécifique pour les vétérans, versés progressivement dans les asiles d’aliénés après être passés par les hôpitaux civils et militaires de l’arrière.
Rejoignant la cohorte des dépressifs, des paralytiques généraux et des alcooliques, ces combattants s’écartent du modèle héroïque et vont être rapidement oubliés. À partir de sources de seconde main, Gregory Thomas évalue leur nombre à 4 000, certains étant passés par le Val de Grâce. Il est certain que de nombreux vétérans sont encore massivement internés dans ces asiles à la fin de la guerre : plus d’une centaine sont présents à Charenton en 1920. La loi de 1919 stipule que les soldats internés reçoivent automatiquement une pension, mais cette générosité étatique ne se retrouve pas systématiquement sur le terrain, notamment pour les aliénés mariés dont la famille reçoit l’essentiel de la pension une fois les frais d’hospitalisation déduits. La femme du combattant fou – jugé incurable – est souvent assimilée à une veuve de guerre. Pour ces couples disloqués, le retour à la normale est tout à fait improbable.
En définitive, un nouveau chantier de recherche émerge actuellement en France, après avoir été déjà visité dans les sociétés anglo-saxonnes, où la mémoire collective, depuis la guerre du Vietnam notamment, fait une place au vétéran brisé, à demi fou, incompris des civils (qu’on songe par exemple à un film comme Taxi Driver). Ce regard est fondé sur une approche privée, voire intime de la sortie de guerre, dont il faudra saisir les relations avec la démobilisation culturelle [11]. Dans les deux ouvrages, cette exploration est réalisée sous l’angle des modalités de déprise de la violence, mais également, ce qui paraît plus original, par l’exploration des mécanismes permettant de redéfinir l’intimité, de retisser les liens privés, de reconstruire les sociabilités familiales et collectives.
Hervé Guillemain & Stéphane Tison, « Revenir de 14-18. Expériences intimes et transformations institutionnelles »,
La Vie des idées
, 21 avril 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Revenir-de-14-18
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[1] S. Audoin-Rouzeau, C. Prochasson, Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’après 1918, Paris, Tallandier, 2008, 511 p.
[2] A. Prost, Les anciens combattants dans la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la F.N.S.P., 1977, 3 vol. (I : Histoire, 2 : Sociologie, 3 : Mentalités et idéologies), 237 p., 261 p., et 268 p.
[3] B. Cabanes, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2004, 555 p.
[4] Temporalité plus courte, mais analyse sur le temps long. Même si nous avons choisi de mettre en valeur ici les principales contributions qui concernent l’après 14-18, il faut souligner que l’ouvrage propose des études sur plusieurs conflits du XXe siècle (Seconde Guerre mondiale, surtout en France, en Allemagne, mais aussi en Union soviétique, aux États-Unis et guerre d’Algérie) qui sont l’ébauche d’une comparaison.
[5] À noter que cet ouvrage présente quelques aspects du cycle de recherche engagé de 2004 à 2008 à l’Institut d’études politiques de Paris, sous la direction de Bruno Cabanes et Guillaume Picketty, dans le séminaire sur « La sortie de guerre des deux conflits mondiaux », clos par le colloque sur le retour à l’intime (19-20 juin 2008) dont les contributions sont ici publiées.
[6] O. Faron, Les Enfants du deuil. Orphelins et pupilles de la nation de la Première Guerre mondiale (1914-1941), Paris, La Découverte, 2001.
[7] P. Leese, Shell Shock. Traumatic Neurosis and the British Soldiers of the First World War, Palgrave-Macmillan, 2002 ; P. Lerner, Hysterical Men : War, Psychiatry, and the Politics of Trauma in Germany, 1890-1930, Ithaca and London Cornell University Press, 2003 ; B. Bianchi, La follia e la fuga : nevrosi di guerra, diserzione e disobbedenzia nell’ esercito italiano (1915-1918), Bulzoni, 2001.
[8] P. Barham, Forgotten Lunatics of the great war, Yale University Press, 2004.
[9] I. Dowbiggin, La Folie héréditaire ou comment la psychiatrie française s’est constituée en un corps de savoir et de pouvoir dans la seconde moitié du XIXe siècle, EPEL, 1993 ; I. Goldstein, Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 1997.
[10] I. von Bueltzingsloewen, L’Hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’occupation, Aubier, 2007.
[11] John Horne invitait déjà à distinguer ce qui ressort des imaginaires collectifs et les expériences individuelles, insistant sur la nécessité de réfléchir à leur éventuelle interaction. John Horne, « Démobilisations culturelles après la Grande Guerre », in 14-18 aujourd’hui, Ed. Noësis, mai 2002, p. 45-53.