Jusqu’où va la dématérialisation de l’œuvre ? Une première monographie sur l’artiste japonaise Fujiko Nakaya détaille comment celle-ci sculpte le brouillard, produisant des œuvres en transformation incessante et en dialogue avec les conditions météorologiques et topographiques de leur environnement.
Recensé : Fujiko Nakaya (Auteur et direction artistique) et Anne-Marie Duguet (Direction éditoriale et scientifique), FOG 霧 BROUILLARD. Anarchive 5, éditions Anarchive, Paris, 2012, 39 €.
Fujiko Nakaya sculpte le brouillard. Pionnière en cet art étrange, elle n’a cessé depuis 1970 de créer dans le monde entier des œuvres de brouillard, chaque fois différentes et spécifiques, conçues dans des interactions étudiées avec les éléments naturels, urbains et architecturaux, et/ou dans des collaborations avec d’autres artistes, musiciens, danseurs, metteurs en scène. Outre la beauté troublante de ces interactions, outre la force des expériences proposées, cette réitération et cette insistance sur le matériau mérite d’être interrogée. Qu’est-ce que faire œuvre de brouillard ? Comment sculpter l’éphémère et l’évanescent ? Quelle est la part d’artifice dans cette recréation d’un phénomène naturel ? Quels en sont les enjeux et les finalités ?
Cette première monographie exhaustive de l’artiste japonaise [1] donne prééminence à cet aspect majeur depuis trente ans, sans exclure pour autant ses autres œuvres, vidéos et peintures — lesquelles trouvent leur place en fin d’ouvrage mais éclairent rétroactivement la genèse d’une démarche qui conduit de la peinture et de la représentation des formes à l’appréhension du mouvement et du temps, aux processus de formation et déformation. Aux questions que suscitent ces sculptures de brouillard, la monographie propose des réponses. Elles sont nourries à la fois par des articles présentés en introduction au catalogue raisonné [2], par de nombreux commentaires de ceux avec qui F. Nakaya a collaboré (entre autres Bill Viola, Trisha Brown), et enfin tout au long du livre par les écrits de l’artiste elle-même. De cet élégant ouvrage multimédia trilingue (en français, japonais, anglais), on peut dégager quatre dimensions remarquables : les paradoxes d’un travail insituable, la redéfinition induite des statuts de l’œuvre, de l’artiste et du spectateur, l’originalité et la cohérence de la démarche, enfin la qualité éditoriale du projet d’édition.
Les paradoxes d’un travail insituable
Frappent d’abord les dimensions paradoxales de ce travail. Yuji Morioka souligne les paradoxes d’une « sculpture qui oscille entre matériel et immatériel, objet et phénomène, et que l’on pourrait peut-être qualifier de sculpture de situation » (p. 18), en raison de sa dimension interactive. Anne-Marie Duguet insiste, elle, sur l’originalité d’une démarche « naturellement artificielle » puisqu’il s’agit de produire artificiellement — par un dispositif technologique, élaboré et breveté par l’artiste —, un brouillard d’eau pure, donc « naturel » ; elle fait ce choix d’un matériau naturel pour qu’on puisse avoir plaisir à le traverser ou s’y attarder (p. 22), mais aussi pour protéger l’environnement et jouer avec lui. Il s’agit en effet de « conversation avec le vent » selon la belle expression de l’artiste (p. 233), qui qualifie aussi son travail de « sculptures d’atmosphère » (p. 217) ou de « sculpture négative » puisque les conditions atmosphériques jouent le rôle d’un moule : « en fait de sculpture, il s’agit de travailler avec l’atmosphère comme matière première et de laisser le vent manier le burin à sa guise dans le moule des conditions atmosphériques » (p. 354).
Redéfinition des statuts de l’œuvre, de l’artiste et du spectateur
Dans un tel travail, l’œuvre n’est plus pensée comme une totalité close, achevée et pérenne, elle est processuelle et en devenir comme dans de nombreuses autres réalisations contemporaines. Encore faut-il souligner ici que, si elle est en transformation incessante, c’est parce qu’elle est en dialogue avec les conditions météorologiques et topographiques de son environnement (à côté du titre de l’œuvre, on trouve toujours mention du numéro de code international de la station météo où elle a eu lieu). L’artiste assume en conséquence une multiplicité de fonctions : concevoir et « sculpter » mais encore interpréter la « partition », élaborée en fonction du lieu par les rampes de buses, ou improviser en fonction du vent et des éléments, commandant l’ouverture ou la fermeture de ces buses (les notes des collaborateurs et les descriptions précises des œuvres donnent idée de cette dimension d’improvisation sur une partition, notamment dans la collaboration de Nakaya avec la chorégraphe T. Brown : l’une et l’autre cherchent à « donner forme » à ce qui est en perpétuel changement, le mouvement dansé et les mouvements des particules d’eau ; leur collaboration redouble les conditions de l’improvisation et sa potentielle richesse par l’interaction des mouvements des danseurs et de l’évolution du brouillard sur scène ; il les cache ou les dévoile mais peut aussi les rendre risqués (humidité du sol etc.).
Enfin le statut traditionnel du récepteur est aussi affecté par ces propositions de brouillards, dans lesquels on se trouve partiellement immergé ou totalement enveloppé, qu’on peut regarder de l’extérieur, ou pénétrer, dans lesquels on peut ou non rester. Par sa présence qui augmente la température, le visiteur modifie le brouillard, tout en étant modifié par lui. L’espace s’y défait et refait, les contours se perdent, les sens se distribuent autrement, les sons sont absorbés, l’imagination est sollicitée par les formes qui se laissent deviner par fragments, par les mouvements mêmes de la brume. Comme l’écrit l’artiste, « dans le brouillard, ce qui est visible devient invisible, et ce qui est invisible — comme le vent— devient visible » (p. 119 et 233). Pour autant, comme le préconise l’article de Kenjirô Okazaki, il ne s’agit pas de céder aux mystères de l’immatériel ou à une mystique « nébuleuse » de l’invisible, on doit apprendre à distinguer dans ce brouillard technologiquement recréé une matière faite de « particules d’eau légères et radieuses » (p. 75).
Originalité et cohérence de la démarche
Il faut consulter attentivement le catalogue raisonné, soigneux et copieux, qui constitue le cœur de l’ouvrage et permet à la fois de mesurer l’ampleur de ce travail sur le brouillard (une soixantaine de réalisations et projets sont répertoriés jusqu’en décembre 2011), d’en mesurer l’originalité, de le situer enfin dans la cohérence et l’évolution de l’artiste, de sa pratique de peintre à celle de vidéaste puis à la production de brouillard.
Chacune des sculptures de brouillard y est référencée et décrite avec relevés précis des mesures et des conditions topographiques, mention de la station météorologique, et indications du nombre de buses, de pompes, du type de valve, de capteur, de programmateur etc. Ces précisions données sur ce dispositif matériel sophistiqué permettent de comprendre à la fois l’originalité et la cohérence de la démarche de l’artiste.
D’une part, loin d’employer des fumigènes pour créer un halo ou un écran de brouillard, comme le font ou ont pu le faire d’autres (dans des registres très différents, on songe à la manière dont McCall ou A.-V. Janssens sculptent l’immatériel, ou à l’emploi réitéré des fumées dans certains concerts), loin de dissimuler les moyens employés pour susciter une illusion fascinante, loin de produire un « effet », elle cherche à produire une matière définie par des interactions entre artifice et nature sans rien cacher. La dématérialisation n’est donc que relative puisque le dispositif est exhibé. D’autre part, il y a là une grande cohérence car cette recherche, indissociablement artistique et scientifique, s’inscrit dans une filiation assumée (l’artiste est la fille de Ukichiro Nakaya, l’inventeur de la production de cristaux de neige artificielle), et se prolonge par sa participation aux activités de l’Experiments in Art and Technology [3]. La recherche se concrétise par les dépôts de brevet pour la production de brouillard par des buses en céramique, ainsi que par des projets. On peut donner l’exemple de Foggy Wake in a Desert (1983), une installation permanente en Australie d’une sculpture de brouillard, en collaboration avec Dr Y. Mitsuta dans le cadre d’un programme destiné à étudier les causes de la désertification.
Figure 1 : Fog Sculpture #94925 : Foggy Wake in a Desert : An Ecosphere, jardin de sculptures de la Galerie nationale d’Australie, Canberra. Source : Wikimedia Commons.
La cohérence n’est pas seulement intellectuelle, elle rassemble ces projets artistiques par-delà leur variété. Que le brouillard permette de rendre hommage au « Musée de la neige. Ukichiro Nakaya » (Groenland Glacial Moraine Garden, Fog-Environnement 1994 au Japon, p. 208), ou que les œuvres de brouillard prolongent des recherche déployées en vidéo ou, antérieurement, en peinture (Clouds, 1960-1961), ici et là, il s’agit toujours de souligner des processus de régénération et de décomposition, de démythifier en montrant les conditions matérielles tout en réenchantant le visible par les effets produits, de rendre sensible à la spécificité écologique des environnements. Nakaya a ainsi longuement filmée (dans une vidéo : Soji-ji, 1979) la pratique de récitation des soûtras par des moines d’un Temple Zen [4]. Dans la monographie, elle explique avoir été attentive au fait que, contrairement à ce qui se pratique dans un chœur de voix occidentales, chaque moine récite selon son propre souffle ; en conséquence, même si les syllabes sont légèrement décalées, le flux de la récitation collective n’est jamais interrompue, ce qui correspond à l’étymologie, « soûtra » signifiant « fil » en sanskrit [5]. Un article de Pierre-Damien Huyghe effectue un rapprochement suggestif, suggérant qu’il y a dans cette pratique de la récitation « un brouillard collectif » produit par les singularités ; le brouillard pourrait être « une manière d’offrir un équivalent plastique de l’atonalité et de la dissonance » parce qu’il sollicite davantage l’activation des perceptions que la reconnaissance d’une forme dans « une expérience sans guide ni orthèse » (p. 91-92).
Une réussite éditoriale
On doit saluer la grande qualité de la conception et de la mise en œuvre éditoriale. Outre une iconographie riche, l’édition comprend deux DVD livrés avec le livre. Ils l’accompagnent certes, mais ne se réduisent pas à une source de documentation supplémentaire et constituent un outil autonome. Le premier contient deux vidéos (Statics of an Egg de 1973 et Soji-ji de 1979) ; le second est un DVD-Rom qui livre des documents d’archives rares (dessins de l’artiste ou « partitions »), des simulations numériques mais surtout des entrées variées sur les œuvres. Parmi celles plus attendues — entrées par dates, par titres, thèmes, catégories —, soulignons l’initiative très heureuse de deux entrées plus techniques : le nombre de buses utilisées par sculpture de brouillard, le code de la station météo. Le processus de création est donc mis à l’honneur dans cette banque de données que l’on peut agencer de manière multiple et qui est conçue en outre pour pouvoir être réactualisée. Comme pour les autres titres de la collection Anarchive [6], il s’agit de présenter l’œuvre d’un artiste à partir d’archives diverses dans une perspective historique et critique, mais encore d’inventer chaque fois une forme de création originale.
C’est particulièrement réussi dans ce DVD, où un brouillard numérique conçu par DoubleNegatives Architecture réagit au mouvement du curseur, se déplace, se dissipe pour donner accès aux données. De la globalité au détail, du détail à la globalité, cette édition est donc remarquable.
Marianne Massin, « Sculpter l’impalpable »,
La Vie des idées
, 14 avril 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Sculpter-l-impalpable
Nota bene :
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[1] F. Nakaya est à la fois l’auteur et la directrice artistique du livre, en collaboration avec A.-M. Duguet pour la direction éditoriale et scientifique.
[2] On trouve dans cette introduction, un poème de M. Butor et des articles de U. Morioka, A.-M. Duguet, K. Okazaki et P.-D. Huyghe.
[3] L’E.A.T. réunit artistes et ingénieurs autour de projets communs, l’artiste en est la représentante à Tokyo.
[4] Les soûtras sont des écrits dans lesquels sont retranscrites les paroles du bouddha.
[5] « Du procédé à la méthode : la ‘forme du zen’ observée en vidéo », p. 338-359, on peut visionner la vidéo sur l’un des DVD inclus dans l’ouvrage.
[6] Qui en compte déjà quatre : Muntadas 1999, Michael Snow 2002, Thierry Kuntzel 2006, Jean Otth 2007