« As we continue to drive down the number of new infections and drive up the number of people on treatment, we will get ahead of the pandemic and an AIDS-free generation will be in sight ». Hillary Clinton, 2012
Alors que les dernières avancées dans la lutte contre le VIH/Sida sont célébrées et que la communauté scientifique affirme qu’un « monde sans sida » est à notre portée, les derniers bruits de coulisse de l’année 2014 en provenance du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme (FM) sont plutôt inquiétants. Cette institution multilatérale, fondée en 2002, est en train de revoir des stratégies de « tarification différenciées » pour l’accès aux traitements antirétroviraux. Le primat de la santé des populations sur la recherche de profits pharmaceutiques est mis en cause. Cette nouvelle stratégie marque un changement important par rapport à la compétition entre fabricants de médicaments génériques qui prévalait jusqu’alors, et qui permettaient en 2012 de financer deux tiers des traitements dans le monde. Les avancées médicales dans le traitement et la prévention du sida, et le militantisme thérapeutique qui les a portés, seraient en passe de tomber dans le piège d’un projet biocapitaliste, défini comme la production et l’accumulation de valeur économique à partir de la vie biologique.
Toujours en discussion au sein des plus hautes instances du Fonds mondial et des organismes multilatéraux impliqués dans la lutte internationale contre le VIH/Sida, la nouvelle philosophie du Fonds mondial préoccupe [1]. En effet, l’industrie pharmaceutique semble bien placée dans cette redéfinition des rôles, au détriment d’un processus plus transparent, impliquant les pays. Dans ce contexte, les stratégies pro-génériques ayant permis de traiter des millions de personnes au Sud sont sérieusement remises en question. Plus généralement, les acquis des mobilisations sociales et politiques pour les droits des personnes malades, et pour l’aménagement des droits de la propriété intellectuelle sont directement menacés.
Pourquoi la nouvelle stratégie semble-t-elle en rupture ?
Officiellement, le directeur exécutif du Fonds mondial, Mark Dybul, cherche une nouvelle approche concernant une différenciation des prix pour faciliter l’accès aux traitements. L’institution était sortie du système des Nations Unies en 2009, entre autres pour pouvoir bénéficier d’une plus grande flexibilité dans l’attribution des marchés, notamment par rapport aux produits de santé incluant les médicaments, qui constituent plus 40% des dépenses du Fonds. Mais les premières propositions de réorientation stratégique, qui donnent une large part à l’industrie, ont suscité l’inquiétude de la société civile [2].
Le système de différenciation de prix orienté par l’industrie est fondé, comme dans d’autres domaines, sur la spécificité des demandes et des négociations particulières entre « clients » et « fournisseurs ». Alors que les institutions internationales ont précisément eu ce rôle d’intermédiaire limitant l’emprise du marché, la nouvelle approche semble renforcer une relation plus directement marchande. En théorie, ce système fonctionnerait sur une base volontaire des industries concernées. Dans son principe même, la modélisation économique de « client » pour un individu ou une population infectée dont le traitement est vital traduit une dérive problématique. En pratique, la politique de différenciation des prix aurait les conséquences suivantes :
– La fin de la compétition générique, qui a jusque-là permis des économies substantielles (10 000$/an/patient en 2003 vs. 140$/an/patient aujourd’hui).
– L’inscription du problème de l’accès aux médicaments dans une logique arbitraire de différenciation de prix.
– La limitation de la responsabilité des gouvernements qui ne sont pas conviés aux discussions.
– Un blanc-seing donné à l’industrie pour retrouver des marges, perdues depuis la crise financière.
Dans cette logique, une réforme de la propriété intellectuelle, notamment vis-à-vis des urgences de santé publique ne serait plus à l’ordre du jour. Par le passé, les combats sur les questions d’accessibilité au médicament mettant en avant le primat de l’intérêt des populations sur les profits ont emporté des batailles importantes. Mais dans un contexte de crise économique, lâcher du lest sur le droit des brevets devient un luxe que l’industrie ne pourrait plus se payer. Plus spécifiquement, le processus de « différenciation des prix » lui-même est largement orienté par l’industrie (à travers des partenariats publics/privés), et les pays concernés (à revenus faibles ou intermédiaires) sont exclus des discussions. Dès lors, les inquiétudes sont plus que légitimes, tant les évolutions qui se dessinent reviennent sur les acquis des mobilisations de patients. Au-delà du Fonds mondial, ces évolutions traduisent un déplacement historique plus global des intérêts en jeu dans la lutte contre le VIH/sida.
Une nouvelle logique : le traitement comme prévention
La nouvelle stratégie qui favoriserait davantage l’industrie du médicament de spécialité intervient à un moment important dans l’histoire de la lutte contre le sida, où l’on semble disposer des moyens techniques pour stopper la transmission du VIH. Depuis leur introduction en 1996, les traitements antirétroviraux se sont révélés d’une grande efficacité, aussi bien au Nord qu’au Sud. À tel point qu’ils ont contribué, depuis quelques années, à diminuer le nombre de nouveaux cas, et à inverser les courbes de prévalence, c’est-à-dire le nombre cumulé de personnes vivant avec la maladie, dans de nombreux pays. Au niveau individuel, l’efficacité de ces traitements rend le risque de transmission quasi nul, comme l’ont démontré plusieurs études depuis 2008. De ce fait, un large consensus scientifique et politique place le traitement au centre des stratégies de prévention. En d’autres termes : traiter individuellement, c’est prévenir collectivement.
Ce nouveau paradigme apparaît comme une formidable opportunité d’enrayer, à moyen terme la transmission du VIH. L’Onusida se fixe désormais l’objectif d’un « monde sans sida » à l’horizon des années 2050. Son efficacité démontrée participe à une « remédicalisation » de l’épidémie [3], dont les promesses d’éliminer les nouvelles infections déjouent d’éventuels doutes sur les limites matérielles de son application.
Et le rôle préventif des traitements n’est pas l’apanage des personnes déjà infectées. Depuis plusieurs années, des recherches sont menées sur la prophylaxie pré-exposition (PrEP), c’est-à-dire la prise de médicament par des personnes séronégatives avant une prise de risque. Le concept de la PrEP part du principe que, dans un contexte où les comportements à risque se maintiennent à un niveau relativement haut dans certaines populations particulièrement concernées, l’usage systématique du préservatif ne peut plus être la norme absolue, et qu’il convient de proposer des outils alternatifs ou complémentaires aux personnes qui risquent d’être infectées, à un moment ou un autre de leur vie. L’approche, dont l’efficacité a été démontrée scientifiquement, est déjà proposée aux États-Unis pour les groupes les plus exposés. Là aussi, les promesses de la PrEP soulèvent de nombreux problèmes, notamment en terme d’acceptabilité sociale. Dans les communautés gaies, les débats sont déjà nombreux : certains estiment que cette nouvelle option préventive pourrait entraîner une baisse incontrôlée de l’utilisation du préservatif, et donc une augmentation des infections. Reste que, pour le moment, l’intérêt pour la PrEP semble cantonné à une minorité d’individus très concernés par le risque.
Mais plus largement, proposer un traitement antirétroviral à des personnes non infectées soulève des enjeux économiques et politiques considérables. La PrEP ouvre en effet un immense marché potentiel pour l’industrie pharmaceutique. Mais elle soulève également des défis éthiques majeurs. Dans un contexte de réduction des budgets de santé, l’accès à cette nouvelle stratégie menace de n’être réservé, à terme, qu’aux personnes les plus fortunées. Et fournir des antirétroviraux à des séronégatifs du Nord souligne cruellement le fait que des millions de séropositifs au Sud n’y ont toujours pas accès. Ces avancées biomédicales soulignent une fois encore l’impérieuse nécessité de garantir l’accès universel aux traitements antirétroviraux ; une revendication contradictoire avec le monopole de l’industrie pharmaceutique sur les traitements.
Ainsi, au moment où les usages des traitements s’élargissent à la prévention, l’approche discutée par le Fonds mondial de différenciation de prix pour l’accès aux médicaments s’avère plus que problématique. Le Fonds mondial finance le traitement de 5 des 8 millions de personnes traitées dans les pays du Sud. Les logiques thérapeutiques et les stratégies économiques sont intimement liées depuis la réalisation du passage à plus large échelle des traitements grâce à la compétition générique. Sur fond de crise économique, l’industrie pharmaceutique cherche ainsi à retrouver une influence dans les pays à revenus intermédiaires.
Le traitement comme un droit : un passé qui s’oublie
La nouvelle logique qui s’impose ne saurait faire oublier qu’avant d’être un enjeu de prévention, le traitement a dû se définir comme un droit. Les combats sociaux, politiques et juridiques ont permis d’instaurer un régime d’exception pour ces traitements contribuant à construire de nouvelles normes dans le droit. Lors du fameux procès de Pretoria en 2001 opposant les détenteurs de brevets au gouvernement sud-africain, la mobilisation de la société civile avait conduit les 39 industries pharmaceutiques à retirer leur plainte contre le gouvernement de Mandela. De nouveaux aménagements du droit international des brevets avaient alors été adoptés, avec notamment la possibilité pour les pays de déroger aux droits de la propriété intellectuelle, s’ils estimaient qu’un impératif de santé publique le justifiait. La « compétition générique », au cœur de la possibilité de donner accès aux traitements, est le produit de telles mobilisations. Actuellement, le droit international du commerce semble se réaffirmer, y compris sur la santé publique. Au moment même où, pour accéder au traitement, des millions de personnes dépendent du bon vouloir d’institutions internationales aux prises avec les répercussions d’une crise économique disséminée dans tous pays contributeurs.
Les programmes de traitements, en permettant de « faire vivre » une partie de la population, constituent un « biopouvoir » qu’il faut préciser. En effet, à côté du pouvoir de « faire mourir », un nouveau pouvoir se déploie qui permet de « faire vivre » des populations ciblées, notamment biologiquement. L’approche humanitaire est ainsi une bonne illustration de ce biopouvoir dans la sphère géopolitique contemporaine. Dans le cadre de la lutte contre le VIH/sida, après s’être appuyées sur des mouvements progressistes et militants pour des droits dépassant les frontières nationales, des brèches ont pu être ouvertes pour permettre aux individus d’avoir accès à des médicaments qui jusque-là leur étaient refusés, souvent pour des raisons racistes ou culturalistes [4]. Un mouvement global, au nom des droits de l’Homme, a ainsi permis d’aller vers la généralisation des traitements. En 2014, environ 13 millions de personnes avaient ainsi accès aux médicaments antirétroviraux et des services associés (ONUSIDA, 2014).
Le Fonds mondial et de nombreuses institutions ont intégré certaines critiques notamment vis-à-vis de leurs programmes trop souvent verticaux, en proposant des mécanismes innovants pour renforcer les systèmes de santé. Bien que les résultats concrets soient discutables, un changement de culture semblait s’opérer. En laissant une large place à l’industrie pharmaceutique, la nouvelle stratégie du Fonds révèle des reconfigurations inédites au cœur de la lutte contre le sida et de nouvelles expérimentations et de nouveaux champs d’intervention regroupés sous la terminologie « santé mondiale ».
Biocapitaliser sur les corps infectés ?
Trente ans de recherche publique et d’activisme ont fait que l’infection par le VIH n’est plus une sentence de mort, et que des millions de personnes dans les pays du Sud bénéficient de traitements à prix raisonnable (largement financés par des subventions des pays du Nord) qui les gardent en bonne santé. La redéfinition des règles d’approvisionnement en médicament et la place centrale jouée par l’industrie dans un tel processus s’apparentent à une prise d’otages, celle des personnes infectées, rendues captives de programmes aux horizons temporels incertains et de mécanismes de solidarité qui les gardent en vie. On pourrait donc parler d’une biocapitalisation de ces vies, rendues disponibles pour générer des profits.
Cette « biocapitalisation » se définit simplement comme le processus de mise en produit de matériel biologique à des fins marchandes et de profit. Les cellules souches, les techniques de reproduction sont des exemples marquants des manières dont les liens se tissent entre capitalisme et biotechnologies et dont le corps humain devient un marché [5]. Les risques d’un repli du droit au traitement vers une capitalisation de la vie humaine doivent véritablement être pris au sérieux. L’histoire des dernières années de lutte contre le VIH est révélatrice de potentielles nouvelles formes de biocapitalisation engendrées par un pouvoir inédit et exceptionnel sur la vie.
Ce qui est spécifique dans la séquence rapportée ici ce sont ces deux temps : 1) médicaliser et 2) biocapitaliser. Cette forme de biocapitalisme s’appuie sur la dépendance (vitale) aux traitements des personnes infectées à des fonds multilatéraux globaux et sur la négociation de ces fonds avec l’industrie pharmaceutique selon des règles de marchés segmentés. Au bout du compte, ce processus ne résulte pas mécaniquement et nécessairement en une forme de domination capitaliste, mais il est important de rester vigilant. Les associations de personnes vivant avec le VIH trouvent leur compte dans l’objectif de réduction de la charge virale individuelle et collective, sans nécessairement s’interroger sur les dérives possibles.
La prise de position de l’industrie à cet égard montre combien une capitalisation de ces vies est ainsi l’enjeu actuel des discussions au Fonds mondial et plus largement des politiques de prise en charge du VIH/sida. Les risques d’un repli du droit au traitement vers une capitalisation de la vie humaine, engendrée par un pouvoir inédit et exceptionnel sur la vie, doivent véritablement être pris au sérieux. De plus, l’exemple de la Prophylaxie Pré-Exposition, évoqué précédemment, traduit une extension inédite de la biocapitalisation : celle de la gestion d’un risque sanitaire. Dans ce cas, les personnes séronégatives sous traitement constituent un terrain d’expérimentation autant qu’un investissement d’avenir.
Finalement, il serait paradoxal que quinze années de militantisme [6] pour donner droit au traitement aboutissent à un projet biocapitaliste. Dans le cadre de la lutte contre le VIH/sida, on a longtemps mis les projecteurs sur l’irrationalité des patients, parfois considérés comme culturellement inadaptés aux traitements. Au regard des développements actuels, c’est la rationalité scientifique et celle du marché conjuguées qui doivent être interrogées et discutées. On est en effet en droit de s’inquiéter des effets pervers de telles logiques mondialisées. Il est donc important que l’avènement du « traitement pour tous » ou du « traitement comme prévention », malgré leur potentiel mobilisateur ne nous fasse pas oublier les acquis des luttes du passé et les identités mises en danger qui ont dû s’affirmer pour combattre violences symboliques et structurelles qui restent des déterminants majeurs de l’épidémie. La promesse d’un « monde sans sida » ne peut se construire sur un monde sans mémoire. Une mémoire indispensable pour identifier et dénoncer les logiques capitalistes qui se cachent derrière le slogan consensuel d’une « génération sans sida » et rappeler qu’un monde commun, à travers les traitements, reste à matérialiser et à penser.