Le continent africain a été très tôt le plus affecté par le VIH. Le virus s’y est développé dès les années 1950 bien avant les premiers cas identifiés comme tels sur le continent au début des années 1980, il s’est transmis silencieusement, mais très efficacement, au sein des systèmes de santé qui ont eu un rôle amplificateur permettant au virus de se transformer et de se diffuser parmi la population. La progression rapide du VIH est sensible dès le début des années 1980 dans les hôpitaux africains. Par exemple en Ouganda 12% des donneurs de sang sont séropositifs en 1982 et au Congo 7,8% des femmes enceintes sont séropositives en 1985 [1]. Chaque année un nombre croissant d’adultes sont infectés par le VIH : 9 millions en 1993 parmi lesquels 1,7 million de cas de sida, de personnes ayant développé des infections en lien avec l’affaiblissement de leur système immunitaire. En 1998, l’Afrique subsaharienne comptabilise 70% des infections à VIH dans le monde, une proportion demeurée stable, voire en augmentation jusqu’à aujourd’hui. Tandis que la trithérapie antirétrovirale développée en 1996 s’avère efficace pour ralentir la progression du virus, ces traitements demeurent hors de portée des malades africains, et ce pour deux raisons principales. En premier lieu, le prix exorbitant des molécules protégées par les brevets ne permettait pas aux États d’en financer directement l’achat : en 2001, un protocole de trithérapie coûtait 15.000 dollars par patient et par an. En second lieu, des raisons politiques et idéologiques liées à la réticence de la communauté internationale à y œuvrer en raison de l’insuffisance des systèmes de santé, en termes d’infrastructures de laboratoire et de ressources humaines.
La généralisation de l’accès aux antirétroviraux dans les années 2000
La fin des années 1990 et le début des années 2000 représentent un tournant pour l’accès aux traitements avec d’importantes mobilisations au Nord comme au Sud. Des manifestations de très grande ampleur sont organisées sous l’impulsion de grandes ONG comme Act Up, Médecins Sans Frontières et la Treatment Action Campaign (Afrique du Sud) ou des ONG indiennes dès la fin des années 1990. Les accusations formulées par ces organisations contre les laboratoires pharmaceutiques contribuent à ternir leur image et à infléchir leur stratégie. L’inégalité radicale devient insupportable au monde occidental, alors que la « raison humanitaire » dicte les politiques internationales : « les malades sont au Sud, les médicaments au Nord » déplore le ministre de la Santé Bernard Kouchner, relayant un discours engagé du président Jacques Chirac lors de la conférence sur le sida en Afrique à Abidjan en décembre 1997. Certains États comme la France commencent à s’impliquer plus activement en faveur de l’accès aux médicaments en Afrique en proposant un Fonds de Solidarité thérapeutique. Aux États-Unis, le prisme sécuritaire gagne du terrain et bénéficie à la mobilisation pour le sida, perçu par l’administration Clinton comme une menace pour la sécurité du pays [2]. En 2000, lors d’une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU, le sida est présenté comme le « problème n°1 pour la sécurité en Afrique », position réaffirmée lors d’une Session spéciale de l’Assemblée générale de l’ONU en 2001 [3]. Cet élan international a été le prélude à la mise à disposition de ressources financières et humaines sans précédent via le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose en 2002. Peu de temps après, le plan du président George W. Bush pour le sida (President Emergency Plan for AIDS Relief ou PEPFAR) est mis en place. PEPFAR est destiné à aider 15 pays à lutter contre le sida par des programmes de traitement mais aussi par la promotion d’une approche de prévention fondée sur l’abstinence et la fidélité plutôt que l’utilisation du préservatif.
Cette mobilisation parvient à catalyser de nouveaux mécanismes de financements, acteurs et dispositifs de soin qui vont permettre les premiers programmes nationaux d’accès aux antirétroviraux (ARV) selon des modalités diverses. À titre d’exemple, au Sénégal, l’initiative sénégalaise d’accès aux ARV (ISAARV) fonctionne grâce à des négociations de prix auprès des laboratoires, de même que l’initiative Onusida en Côte d’Ivoire. Au Botswana, l’implication du gouvernement est soutenue par un partenariat public-privé avec la fondation Bill & Melinda Gates et la compagnie pharmaceutique Merck. En quelques années, la plupart des États d’Afrique subsaharienne ont pu mettre en place l’accès aux ARV pour les malades de façon gratuite ou à moindre coût. Tandis que seulement 100 000 personnes ont accès aux thérapies fin 2003, l’on en dénombre 810 000 fin 2005 et 2,92 millions fin 2008 ; 3,9 millions en 2010 (10 millions en auraient besoin). En quelques années le traitement médical des patients souffrant du sida est devenue une priorité mondiale.
Pour les acteurs biomédicaux (laboratoires, scientifiques, agences de financement), favoriser l’accès aux médicaments est devenue une priorité éthique puis un objet d’étude multiforme. En particulier, l’accès aux ARV devient le sujet de nombreux essais cliniques destinés à prouver l’efficacité des traitements, à mesurer l’observance des patients, à évaluer les toxicités et à surveiller l’apparition éventuelle de résistances aux molécules. Ce basculement correspond à un certain tarissement de l’innovation scientifique sur le VIH au Nord. Comme le notait le journaliste Jon Cohen en marge de la Conférence internationale sur les rétrovirus (CROI) de San Francisco en février 2000 : « les chercheurs spécialistes du sida se tournent vers l’Afrique en quête nouvelles idées » [4] et « l’Afrique offre aux conférenciers les résultats les plus intéressants ». Anthony Fauci, directeur du National Institute for Allergy and Infectious Disease (NIAID) confirmait quant à lui à la même période : « Quand cela bouge si vite, il y a tant de choses que l’on peut faire ». Autrement dit, l’explosion épidémique justifie l’intervention biomédicale sur le sida en Afrique, une intervention entreprise selon les modalités de l’essai clinique. Jusqu’alors envisagées comme des obstacles, les conditions singulières des systèmes de santé en Afrique ont légitimé une demande de connaissances nouvelles, révélant un nouvel enjeu de santé publique autour de la généralisation des ARV.
La ruée scientifique vers l’Afrique
En quelques années, le traitement médical des malades africains est devenu une priorité mondiale et un objet scientifique toujours plus compétitif, voire fascinant, pour une myriade d’acteurs biomédicaux cherchant à bâtir des partenariats avec des cliniques et des hôpitaux du continent. L’enrôlement dans des programmes de traitement s’est superposé au recrutement des patients pour des essais cliniques, et le comptage des patients sous traitement et des vies sauvées a rejoint des discours triomphalistes au sujet des avancées thérapeutiques et des succès des patients africains [5]. Les partenariats combinant recherche virologique et biomédicale sur le virus ont ciblé des milliers de patients et ont mobilisé des gouvernements africains, de grandes universités américaines, des scientifiques africains, européens et états-uniens autour d’objectifs de soin et de recherche. Au Sénégal, les scientifiques sénégalais (Hôpital le Dantec à Dakar), français (CHU Tours et de Limoges) et américains (Harvard School of Public Health) ont ainsi collaboré sur l’identification du VIH-2 [6] parmi les prostituées dakaroises, enregistrées dans un programme de suivi médical et transformées en cohorte d’observation. Soutenu par l’ANRS, le Sénégal met en place un programme gouvernemental d’accès aux traitements (ISAARV). A la suite de la collaboration à Dakar, la même équipe de chercheurs de Boston s’est ensuite tournée vers le Botswana où ils ont proposé à un gouvernement fortement engagé pour la santé publique de construire un laboratoire d’excellence. Il s’agissait de faire des recherches virologiques sur le VIH 1-C, de convaincre les laboratoires pharmaceutiques de s’impliquer en donnant des médicaments, puis de former les médecins à la prescription des antirétroviraux.
Le soin des malades africains est directement connecté à la compétitivité scientifique du sida sur le plan international, un nouvel humanitarisme médical orienté vers les maladies infectieuses. Le sida apparaît ainsi comme la maladie paradigmatique d’un nouveau régime de gouvernement de la santé au niveau mondial, en particulier dans les pays pauvres qui revendique le label de santé globale (global health). Celui-ci désigne généralement la diversification des acteurs (en particulier des acteurs privés), la concurrence de l’OMS par la Banque mondiale et les fondations philanthropiques, ainsi que la technicisation des interventions et des politiques de santé orientées vers l’accès aux médicaments. Le double régime de la santé globale – humanitaire et sécuritaire – est lié à ce nexus (King 2002) entre sécurité nationale et intérêts commerciaux formalisé dès 1997 dans un rapport de l’Institute of Medicine intitulé « America’s Vital Interest in Global Health : Protecting Our People, Enhancing Our Economy, and Advancing Our International Interests ». Les auteurs du rapport notent alors que « les États-Unis sont un leader mondial dans le champ de la recherche biomédicale (…). L’incapacité à s’engager dans la résolution des problèmes de santé globaux diminuerait la stature de l’Amérique dans le champ de la santé et mettrait en péril sa propre santé, son économie et sa sécurité nationale ».
Ces nouvelles géographies de la recherche et du soin s’expliquent par des transformations historiques et globales. En premier lieu, l’essor de l’essai clinique sur l’homme qui s’impose dans la seconde moitié du XXe siècle comme méthode de validation de l’efficacité des médicaments, en raison de la nécessité de contrôler le développement de l’industrie pharmaceutique [7]. L’essai randomisé (dans lequel un groupe placebo assure un contrôle accru de l’efficacité) est le standard absolu de ces recherches. L’augmentation considérable du nombre des essais cliniques s’accompagne d’un besoin toujours plus grand de sujets de recherche. L’apparition du VIH a accéléré cette tendance à mesure que de nouvelles molécules et protocoles devaient être évalués avant d’être mis sur le marché et qu’il fallait tester sur une très large échelle, parmi des centaines ou des milliers de patients séropositifs, naïfs de traitement (pour une meilleure efficacité). La « migration au Sud » [8] des essais cliniques est motivée par la quête d’une « valeur de surplus », un terme désignant la rentabilité croissante du vivant (biologique) dans les stratégies d’accumulation capitaliste [9]. Ces reconfigurations globales du capitalisme autour de la bio-économie ou du bio-capital expliquent l’essor d’une nouvelle philanthropie de la santé globale dominée par la fondation Bill & Melinda Gates. En découle une multitude de partenariats biomédicaux avec des pays africains devenus autant d’entreprises très rentables sur le plan moral, scientifique, économique et financier, d’où l’expression de philanthrocapitalime revendiqué par les acteurs philanthropiques eux-mêmes [10]. Les objectifs d’innovation technologique et biomédicale et de rentabilité financière influencent directement les politiques publiques en Afrique et aboutissent à une « pharmaceuticalisation » de la santé publique, c’est-à-dire des politiques orientées vers le médicament [11].
Tout en transformant radicalement le paysage du traitement du sida, cette nouvelle économie de la promesse semble rejouer un scenario historique bien connu. Des interventions mêlant humanitarisme, philanthropie et recherche biomédicale font écho à des épisodes de l’histoire pendant lesquels la médecine fut le véhicule d’intenses expérimentations biomédicales et biopolitiques de la part des pouvoir coloniaux. Les métaphores du laboratoire et de l’expérimentation méritent certes d’être réservées à certains épisodes spécifiques de la médecine en Afrique [12] mais l’on peut reconnaître avec l’historienne Helen Tilley que « l’Afrique n’a pas été qu’un laboratoire métaphorique » [13]. La concordance entre les travaux récents en histoire et en anthropologie autour des pratiques de convoitise sur les échantillons sanguins et des « données de bonne qualité » au sujet du sida est particulièrement frappante et plaide en sa faveur. La concentration de l’intervention autour des capitales africaines comme Gaborone, Kampala et Dar-Es-Salaam offrant des infrastructures médicales et de laboratoire « up-to-the-standard » et un réservoir toujours plus grand de patients sous traitement permettant l’observation de l’exposition du virus aux molécules antirétrovirales à une très large échelle rappellent le découpage du continent en zones d’intervention notamment en territoires médicaux et plateformes de recherche [14].
La compétition autour de la recherche sur les antirétroviraux, notamment entre universités aux États-Unis, justifient sans doute l’emploi de l’expression de « ruée vers l’Afrique » ou Scramble for Africa qui se réfère à la période de conquête et de partage de l’Afrique entre les puissances coloniales entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Le langage des opportunités de recherche, de la facilité et de l’aisance (convenience) utilisé par les acteurs concernés, tout comme les objectifs de développement des populations, le registre des vies sauvées grâce à la médecine, les promesses de traitement voire d’éradication rappellent que l’Afrique a toujours été un terrain privilégié d’expérience et d’application de théories développées au Nord.
L’Afrique au monde : un continent toujours plus attractif
Pour l’anthropologue Jean-Pierre Dozon [15], l’Afrique – et la biomédecine en Afrique – oscille historiquement entre des phases d’attraction et de répulsion. Tandis que la conquête coloniale s’était faite dans un mouvement de rejet du « tombeau de l’homme blanc » synonyme de maladies et de mort, l’installation coloniale et la domination exercée notamment grâce aux révolutions scientifiques et à une biomédecine toute puissante dans les colonies avaient fait basculer la double contrainte dans le sens de l’attraction ou de la domestication. La décolonisation poursuivait cette phase d’espérance, de croyance en la modernité du développement et au progrès scientifique et, malgré les premières crises de la post indépendance, « l’Afrique demeurait attractive pour les Occidentaux ». Mais l’ampleur prise par le sida en Afrique, considéré comme son berceau et sa terre d’élection, avec son lot de peurs démographiques et d’images de mort, le sida redéfinissait pour J.-P. Dozon, le double mouvement d’attraction/répulsion en la faisant pencher à nouveau du côté de la répulsion.
La « massification » des antirétroviraux et le renouveau de la recherche biomédicale ont assurément marqué le basculement dans une nouvelle phase attractive. Plus encore, le sida a contribué à redéfinir la présence au monde du continent africain. Expression proposée par l’anthropologue James Ferguson [16] l’Afrique en tant que « lieu dans le monde » (« Africa as place-in-the-world ») ne désigne pas uniquement un territoire géographique mais bel et bien une catégorie sur laquelle le monde s’est construit. Le continent africain est connecté au reste du monde sur le plan de l’économie politique et de l’imaginaire par une réciprocité sans cesse alimentée. La persistance dans l’imaginaire d’un continent synonyme d’échec, de pauvreté, à la dérive et incapable de s’insérer dans la globalisation côtoie le portrait de l’Afrique eldorado, vue comme un vaste marché en plein développement, dépeint par les cabinets de consultants comme regorgeant d’opportunités économiques et commerciales [17]. La santé, en tant que secteur économique, occupe une place dans cet imaginaire de potentiel économique, de transformations socio-économiques en train de s’adapter et de se mettre à disposition des investisseurs étrangers. Toutefois, comme le rappelle James Ferguson : « any attempt to understand the position in the world that is Africa must take into account both this bleak political predicament and its broader implications with respect to Africa’s ‘rank’ in an imagined (and real) ‘world’ » (2006 : 14) (« tout effort pour analyser la place de l’Afrique dans le monde doit considérer à la fois la situation politique détériorée et ses implications plus larges par rapport à son ‘rang’ à dans un ‘monde’ imaginé – et bien réel »).
Le sida a révisé entièrement la place au monde du continent africain dans le sens de la répulsion puis de l’attraction [18] et cela engendre de nombreuses tensions et inquiétudes. Les États – les systèmes de santé, les acteurs du soin, les patients – sont amenés à se conformer aux exigences de ce type d’intervention : construire des infrastructures de laboratoire d’excellence, disposer des ressources humaines, des politiques de santé et mettre à disposition leurs patients pour se conformer à ces flux de capitaux convergeant sur l’innovation biotechnologique. La capacité des États à octroyer des droits et des devoirs s’en trouve soit fragilisée soit renforcée, par le contrôle voire la coercition exercée dans le cadre de ces programmes de santé globale. Des travaux de type ethnographiques continuent de montrer les non-dits, l’ignorance – voire les secrets [19] – et les oublis qui sont constitutifs des programmes verticaux répondant aux priorités scientifiques et stratégiques des donateurs bilatéraux, des compagnies pharmaceutiques ou des nouveaux philanthropes. Ces oublis, ces promesses non tenues ou encore ces « restes du passé » continuent de hanter le présent et de produire des maladies, des épidémies iatrogènes et des inégalités [20]. Autant de resurgissements du passé qui ne manqueront pas de repositionner à nouveau l’Afrique au monde. L’épidémie à virus Ebola – virus enfanté par ces nombreux oublis, catastrophe bien préparée [21] – le montre actuellement en Afrique de l’Ouest par sa virulence et sa capacité à repositionner aux yeux du monde le continent de la pauvreté, de l’ignorance et du désespoir en attente de l’intervention des soldats américains.