Le théâtre n’existe pas sans comédiennes ni comédiens. Mais quelles étaient leurs conditions de travail au XVIIIe siècle ? Comment étaient-ils rémunérés ? Que se passait-il lorsqu’ils étaient malades et incapables de jouer ?
Le théâtre n’existe pas sans comédiennes ni comédiens. Mais quelles étaient leurs conditions de travail au XVIIIe siècle ? Comment étaient-ils rémunérés ? Que se passait-il lorsqu’ils étaient malades et incapables de jouer ?
Le passionnant Vies théâtrales. Le métier de comédien à Paris entre Lumières et Révolution confirme, si besoin était, que les historiens ont fort à apporter à la connaissance des spectacles donnés pendant l’Ancien régime et la période révolutionnaire. Ce robuste ouvrage (486 pages de texte, 551 pages au total) est la version remaniée d’un doctorat d’histoire intitulé « Travailler sur le devant de la scène : le métier de comédien et de comédienne à Paris (années 1740-1799) », préparé à l’EHESS sous la direction d’Antoine Lilti. Celui-ci avait, dans Figures publiques. L’invention de la célébrité (Fayard, 2014), exploré les ressorts de la renommée dont jouissaient les tragédiens François-Joseph Talma et Hippolyte Clairon, l’acteur comique Janot ou les comédiens anglais David Garrick et Sarah Siddons.
Dans ce texte fourmillant d’anecdotes, Suzanne Rochefort, elle-même fille et petite-fille de comédiens, nous fait pénétrer dans les coulisses des carrières théâtrales au XVIIIe siècle, à une période où les spectacles sont le divertissement le plus populaire parmi toutes les strates de la société. L’ouvrage se lit comme un roman et possède le grand mérite de donner chair aux comédiens et comédiennes. À travers ces « vies théâtrales », ceux-ci n’apparaissent plus seulement comme des êtres de spectacle jouant des personnages sur scène avant de disparaître en coulisse : ils sont des individus au travail, engagés dans des logiques individuelles et collectives de troupe, de carrière et de marché.
Suzanne Rochefort revisite les recherches récentes en littérature et en arts du spectacle sous deux angles complémentaires : l’histoire sociale du travail, dans ses dimensions sociologique et juridique, et l’histoire culturelle des loisirs et des médias. Son étude confirme une tendance contemporaine, qui voit les historiens s’emparer de la scène, en expérimentant, à la suite de Daniel Roche, les croisements entre les histoires urbaine, sociale et culturelle : on pense en particulier à Stagestruck. The Business of Theater in Eighteenth-Century France and its Colonies (Cornell University Press, 2013) de Lauren Clay, qui analyse l’industrie du théâtre du règne de Louis XIV à la Révolution française, et à Civiliser l’Europe. Politiques du théâtre français au XVIIIe siècle (Fayard, 2014) de Rahul Markovits, qui suit la circulation des troupes d’acteurs français à travers l’Europe.
Par son titre et sa méthode, Vies théâtrales s’inscrit dans la lignée de l’étude séminale de Max Fuchs (La Vie théâtrale en province au XVIIIe siècle, 1933), prolongée par Henri Lagrave qui, dans La Vie théâtrale à Bordeaux des origines à nos jours (1985), a raconté l’histoire politique et administrative des troupes bordelaises. Martine de Rougemont lui a emboîté le pas dans La Vie théâtrale en France au XVIIIe siècle (1988, rééd. 2001), ouvrant des pistes d’exploration fécondes pour mettre au jour les conditions matérielles de la création théâtrale et la sociologie des spectacles.
Ces ouvrages ont inauguré une vision du théâtre qui n’est plus exclusivement littéraire : plutôt que d’étudier les pièces comme des textes à lire, ils invitent les chercheurs à les considérer du point de vue de leur représentation. Cette méthodologie est particulièrement fructueuse pour analyser le théâtre du XVIIIe siècle, longtemps dévalorisé dans les manuels d’histoire littéraire et réduit à quelques pièces de Marivaux, de Beaumarchais ou de Voltaire. Envisager de façon interdisciplinaire les spectacles de l’Ancien régime et de la Révolution donne à comprendre en quoi ceux-ci sont le lieu de mutations décisives, qu’elles soient esthétiques (avec l’émergence du drame bourgeois et de la mise en scène), sociologiques ou politiques.
Plutôt que d’évoquer les comédiens et comédiennes à travers les écrits portant sur eux, Suzanne Rochefort a choisi de faire entendre directement leur voix, à travers leurs traces administratives (rapports de police et de justice) et leurs lettres conservées à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française. Elle donne ainsi la parole à plus d’un millier d’individus, illustres pour certains, peu connus ou anonymes pour la plupart.
Les passages les plus fascinants du livre concernent la manière dont les acteurs jugent leurs conditions de travail. Leur outil est leur corps, dont les maux commencent à être reconnus à partir des années 1770, à travers l’ancêtre du certificat médical. Revenant à la nuit tombée de jouer à Versailles, Mlle Luzy se foule la cheville, Molé attrape une « extinction de voix » et Mlle Dugazon est « frappée d’un coup d’air » qui la rend sourde (p. 215). Mlle Clairon met en garde les jeunes acteurs contre les dangers du « surmenage » (p. 233). Et Molé déplore de devoir jouer un rôle comique alors même que son épouse vit ses derniers instants : « je m’en ferai l’effort, mais quel affreux métier que le nôtre ! » (p. 231). L’autrice nous plonge dans les coulisses administratives du métier : elle décrypte sa comptabilité singulière, qui réside dans le nombre de vers à retenir, détaille le système des amendes (notamment pour retard ou absentéisme) et retrace l’émergence de la figure du régisseur, contemporaine d’une division accrue des tâches.
Dans cette perspective, Rochefort explique en détail comment les théâtres privés contribuent dès les années 1760-1770 à faire évoluer l’organisation professionnelle des troupes, lesquelles ne sont pas structurées en académie ou en corporation, contrairement à la plupart des autres métiers. En effet, bien avant la loi Le Chapelier de 1791, le privilège conféré à trois théâtres officiels (la Comédie-Française, la Comédie-Italienne et l’Opéra, placés sous la tutelle monarchique) est sans cesse contesté par les théâtres forains, l’Opéra-Comique, puis les théâtres installés sur le boulevard du Temple ou au Palais-Royal. Rochefort montre comment, pour concurrencer les sociétaires, les théâtres salariés inventent de nouveaux modes d’organisation et de gestion du personnel afin de discipliner les travailleurs et de contractualiser les relations.
En mettant en évidence les liens multiples qui unissent les théâtres en activité à Paris au siècle des Lumières, l’ouvrage complète le travail mené sur le théâtre de la Foire et sur le bas comique, absents de la théorie dramatique et des périodiques. Il contribue ainsi à combler un manque pointé par l’historien américain Jeffrey Ravel lorsqu’il saluait le caractère innovant du livre de Martine de Rougemont : l’« articulation entre [l]es multiples théâtres » [1]. Grâce à cette approche surplombante, il peut interroger avec finesse la notion de « service public », entendue pendant la Révolution au sens de formation des esprits citoyens.
À l’aide d’archives jusque-là peu exploitées, il replace dans un contexte plus vaste des épisodes qu’on croyait connus, comme la parution du Mémoire à consulter, sur la question de l’excommunication, rédigé en 1761 par l’avocat Huerne de la Motte et la comédienne Mlle Clairon, la controverse entourant le Siège de Calais en 1765 ou la scission au sein de la troupe de la Comédie-Française en 1791.
Il bat en même temps en brèche quelques idées reçues. En débusquant plusieurs cas avérés d’excommunication de comédiens au XVIIIe siècle, il prouve que l’exclusion des comédiens n’était pas qu’un vain mot. Il documente la faible attractivité des scènes parisiennes et des salaires à la Comédie-Française. Il démontre qu’hormis dans l’administration des théâtres, où elles étaient minoritaires, les comédiennes jouissaient de rémunérations et d’opportunités de carrière semblables aux hommes ; c’est seulement au XIXe siècle que les condamnations du théâtre et des femmes iront plus systématiquement de pair.
En dépit des mérites incontestables du livre, il convient d’émettre deux petites réserves. La première, mineure, concerne l’appellation théâtre de boulevard : répétée à l’envi dans le livre, elle fait fâcheusement signe vers le XIXe siècle et son fameux « boulevard du Crime ». Le terme renvoie certes à une réalité, celle des théâtres populaires qui essaiment sur le boulevard du Temple à partir des années 1760. Mais le vocable ne se répand véritablement qu’à partir de 1806, lorsque Napoléon Ier publie un décret réservant le théâtre tragique et parlé à la Comédie-Française et à l’Opéra et les spectacles muets au boulevard, dont la popularité ne fera alors que grandir. À cette appellation anachronique au XVIIIe siècle, qui tend à occulter la persistance du théâtre de la Foire après 1750, on pourrait préférer les dénominations de théâtre privé, commercial ou encore non officiel.
La deuxième réserve, plus structurelle, tient à l’articulation entre la méthode historique et les travaux des chercheurs en études littéraires et théâtrales. Il serait fructueux de faire dialoguer bien plus systématiquement le corpus primaire (archives de police et de justice, correspondances de comédiens) avec un corpus secondaire, celui des textes littéraires imprimés, sur lequel les recherches sont nombreuses : les pièces méta-théâtrales et les divers textes consacrés au jeu, dont certains sont écrits par des acteurs, compléteraient avec profit les périodiques mobilisés par l’autrice [2].
Repérer les échos multiples entre ces sources, dans une démarche plus résolument interdisciplinaire croisant histoire et littérature, permettrait de mettre en perspective, voire de nuancer, plusieurs conclusions, notamment concernant la formation des comédiens et leur moralité, la distinction entre métier et art, les méfaits du jeu sur la santé du corps ou encore les relations houleuses entre comédiens et dramaturges.
De même, prendre en compte le genre et l’esthétique des pièces représentées offrirait la possibilité d’évaluer le rôle joué par la spécialisation ou la polyvalence génériques des acteurs dans les carrières et les stratégies de marché, ou encore de préciser les ressorts de la vocation citoyenne assignée au théâtre (à travers en particulier le drame et le mélodrame). Nous ne pouvons que nous réjouir de ces pistes d’approfondissement ouvertes pour les recherches à venir.
par , le 21 novembre
Laurence Marie, « Jouer, un travail », La Vie des idées , 21 novembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Suzanne-Rochefort-Vies-theatrales
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[1] Jeffrey Ravel, « Des définitions aux usages : une historiographie du théâtre français au XVIIIe siècle », Parlement[s], Revue d’histoire politique, hors-série n°8, L’Harmattan, septembre 2012, p. 39-52.
[2] Dans cette perspective, voir notamment Les Théâtres parisiens sous l’Ancien Régime (Revue d’Histoire du Théâtre, janvier-mars 2021, n° 289, dir. Emanuele De Luca), qui propose de relire les « spectacles parisiens sous l’Ancien Régime à travers une réflexion sur le dépassement des périmètres institutionnels et esthétiques des théâtres ».