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Essai Société

Talents masculins, dons féminins
Les vocations sexuées des classes populaires


par Dominique Memmi , le 16 octobre 2015


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Revenant sur quelques études récentes sur les classes populaires, Dominique Memmi montre que la construction du talent n’est pas seulement dépendante des rapports de classe, mais aussi des rapports de genre. Les hommes auraient un don qui les distingue, les femmes donnant d’elles-mêmes pour les autres.

À la lumière de Beverly Skeggs (Des femmes respectables, Marseille, Agone, 2015), de Julien Bertrand (La fabrique des footballeurs, Paris, La Dispute, Coll. Corps Santé Société, 2012) et de Manuel Schotté (La construction du “talent”. Sociologie de la domination des coureurs marocains, Paris, Raisons d’agir, 2012).

Constructivisme et talents sportifs

La construction du “talent”. Sociologie de la domination des coureurs marocains
Manuel Schotté, Paris, Raisons d’agir, 2012

Les ouvrages de Manuel Schotté et Julien Bertrand, parus la même année, et portant, l’un sur les coureurs marocains, l’autre sur les apprentis footballeurs français, avaient la double particularité de porter sur des agents sociaux appartenant très majoritairement aux classes populaires et de prendre à contrepied toute interprétation naturaliste pour expliquer les performances sportives [1] : « fabrique » des footballeurs, « construction du “talent” », l’entreprise de déconstruction du naturel est ici d’entrée explicite. Le premier entend, avec Bourdieu, « ne conclure à la nature qu’en désespoir de cause », l’autre proclame, avec Simone de Beauvoir, qu’on ne naît pas footballeur, mais qu’on le devient [2]. Ils s’efforcent alors en deux temps, inversés d’un ouvrage à l’autre, de mettre en valeur les conditions sociales endogènes et exogènes de la vocation de ces agents : en restituant, pour l’un, le travail exercé en sa faveur par et dans l’institution sportive (Bertrand), pour l’autre le rôle joué dans sa fabrication par l’histoire de l’espace colonial (Schotté), et, pour les deux auteurs, le rôle joué par les trajectoires individuelles. Introduire la sociologie (ici dispositionnelle) et l’histoire (ici coloniale), mais aussi l’intervention propre de l’institution dans la fabrique du talent sportif se vérifie alors comme deux sûrs moyens de dénaturaliser celui-ci. Les objets choisis pour cette démonstration se révèlent aussi excellents : les deux ouvrages portent sur des sports à faible coût (le football, et, a fortiori, la course) où le corps seul semble convoqué, sans adjuvant technique. Les deux ouvrages portent par ailleurs sur des agents dominés, à la réussite improbable : quand cette réussite se produit, l’extraordinaire mythologie sociale du don, très répandue dans les média, a ici d’autant plus de risque de se déployer.

La fabrique des footballeurs
Julien Bertrand, Paris, La Dispute, Coll. Corps Santé Société, 2012

De ce point de vue, les deux ouvrages font merveille. Ils font découvrir les trois conditions de la fabrique du talent : il faut une élection (par un entraîneur, et/ou un père, a fortiori quand celui-ci, ancien sportif, est devenu entraîneur), cette élection fonctionnant alors rétroactivement (l’intéressé découvre qu’il avait un don depuis l’origine), enfin cette élection doit se voir ensuite étayée par un ascétisme sans faille et des investissements souvent exclusifs encouragés par cette institution sinon totale, du moins « enveloppante » qu’est l’institution sportive (Bernard). L’institution scolaire joue alors souvent la figure de l’institution concurrente tandis que la famille joue un rôle ambivalent, selon qu’elle se fait appendice et relai de l’institution sportive – les frères, et les pères, eux mêmes coureurs ou footeux, étayant alors de l’extérieur l’entre-soi sportif du groupe des pairs – ou au contraire se met à entrer en concurrence avec elle (Schotté).

Il est une entreprise historique fréquente qui consiste – pour conserver aux dominants l’apanage de la culture et de la civilisation – à renvoyer, plus ou moins explicitement les dominés vers leur « nature » (le noir est paresseux, la femme émotive..). Présente ici sous la forme de l’idéologie du talent, elle est donc mise en échec grâce à ces deux analyses minutieuses : le talent dans les classes populaires, loin d’être liée à leur « nature », découle bien de conditions socio-historiques précises.

La « fabrique » des talents au féminin

Mais une domination peut en cacher une autre. Car ici, la déconstruction critique est involontairement sélective. Il existe en effet un autre point commun à ces deux ouvrages. À l’exception de trois pages (Schotté, p.116-119), les femmes y sont absentes. Or le caractère très sexué des pratiques sportives choisies ne suffit pas à expliquer : les deux auteurs nous confirment, lors de notre séminaire, que les femmes pratiquant la course ou le foot étaient faciles d’accès et auraient pu faire l’objet d’une investigation approfondie. Le dispositif d’enquête sociologique est donc venu ici en quelque sorte redoubler l’idéologie des institutions sportives elles-mêmes, réservées aux garçons. Celles-ci – et il est intéressant qu’elles soient dites ici non totales, mais « enveloppantes » – s’avèrent fonctionner au fond comme des rites d’institution. Ces derniers tendent, comme le souligne Bourdieu, non tant à « instituer » ceux qui passeront d’un état à un autre, qu’à exclure ceux qui échappent à ces ritualisations : les femmes, le plus souvent. La résistance des mères, plusieurs fois évoquée ici comme tendant à se mettre du côté de l’école contre la « vocation » sportive se révèle alors tout aussi éloquente que la disparition totale ici des sœurs, et, plus généralement, des filles.

Des femmes respectables
Beverly Skeggs, Marseille, Agone, 2015

Pour tirer toutes les conséquences de ce constat, il suffit de rapporter ce qui précède à un ouvrage récent (2015) portant cette fois sur les issues sociales possibles pour les femmes des classes populaires : Des femmes respectables, de Beverly Skeggs, paru en 2015. On s’aperçoit d’emblée que les trois conditions de la construction du « don », voire du talent, populaire se retrouvent parfaitement ici mais elles orientent bien autrement les destins féminins : vers la spécialisation dans le dévouement à l’autre. L’ascétisme sans faille et l’investissement souvent exclusif dans le sport a pour pendant ici l’investissement exclusif dans le service de l’autre – d’abord et autant dans le privé (la fratrie, les vieux parents, puis les enfants, et le mari, souvent chômeur et dépressif), que dans l’espace public, par le « choix » qui va être fait par les femmes des métiers d’ « aide » à domicile. La même continuité qui s’opère pour les garçons entre le plaisir sportif enfantin de la course ou du foot et l’investissement sportif se vérifie pour les filles entre leurs occupations de petites filles, chargées des nombreux (demi) frères et sœurs (mais aussi des vieux et des invalides hébergés dans la famille) et leur future activation de leurs « dispositions » au dévouement.

La proximité objective pour les femmes entre devoir familial et destin professionnel se traduit encore par la « proximité sémantique entre la prestation de service ou le soin, et le fait de rendre service, de prendre soin, de se soucier des autres qui associe spécifiquement le devoir féminin au rôle professionnel » (Skeggs, p.95). « Proposer (professionnellement) des services et rendre service, s’occuper (professionnellement) des autres et s’en soucier » (p. 109) : la socialisation primaire érige le sacrifice de soi – si caractéristique des positions dominées, en vertu privée, bientôt convertissable en aptitude professionnelle.

Ici aussi, une « élection » vient renforcer ce destin, et elle fonctionne bien rétroactivement : chez ces femmes jeunes, massivement orientées vers l’aide à domicile, elle leur est assurée par leurs formatrices, qui va leur faire découvrir leurs « dispositions » au dévouement : « Les stages, pour moi, ça a été une révélation. Au début je m’inquiétais, je pensais que je serais jamais capable d’y arriver. Je l’ai dit à personne mais au début, ben je me chiais dessus. En fait, c’était vraiment facile. La responsable, elle a dit que j’étais faite pour ça, elle a dit que j’avais ça en moi (…) » (Skeggs, p.122). La surprise féminine de se découvrir un « don » est alors similaire à celle des garçons… mais en beaucoup moins gai.

Un accès sexuellement très différencié à l’enchantement

Pas d’accomplissement nouveau, pas de souffle vers l’avenir ici, mais une simple confirmation d’un legs du passé :

« Je m’étais jamais vraiment vue comme une bonne aidante, c’est seulement en deuxième année que je me suis rendu compte que je savais faire et que je me comportais comme on le fait dans l’aide, tu vois, genre m’occuper de ma mémé et de la maison quand ma mère est au boulot. Je savais faire toutes ces choses pour aider avant, mais quand je les ai faites dans le cadre de la formation que je me suis rendu compte qu’en fait je savais bien les faire » (Skeggs, p. 122).

« Ben en fait, tu sais que tu vas t’en sortir dans ces cours, de toute façon, y a rien de nouveau, quoi… On sait toutes comment s’occuper des gens et tout, donc c’est agréable d’obtenir une qualification pour une chose qu’on est sûres de bien savoir faire » (Skeggs, p. 115).

Chez les jeunes femmes des classes populaires, l’excitation et l’illusio sont d’autant moins au rendez vous que l’activation de leur dévouement, en se routinisant, s’explicite assez vite comme une exploitation pure et simple :

« Ce qu’ils font, c’est qu’ils te refilent leur boulot pour se mettre en pause. Au début je m demandais où ils étaient tous passés. Mais bon, ça me dérangeait pas. J’aimais bien aller voir les patients pour leur parler et les aider. Mais bon plus je bossais, plus j’avais du boulot. Quand ils voient que tu te débrouilles bien, ils n’arrêtent pas de t’en rajouter. Mais bon ça va quoi (…) » (Skeggs, p. 120).

« Des fois par contre, il te refilent tout le sale boulot, comme à Alsworth (maison de retraite) où je devais tout faire, ils m’ont prise pour la bonne poire, quoi » (Skeggs, p. 120).

Il suffit, par comparaison, de revenir aux confidences masculines dans les ouvrages de Manuel Schotté et de Julien Bertrand pour vérifier que le romantisme biographique est clairement l’apanage des garçons. Cela peut se faire sur le mode assourdi :

« Si je suis là, c’est grâce à lui (…). C’est lui qui m’a dit que j’avais les qualités, tout ça, pour ça, quand il a vu qu’il y avait des clubs qui s’intéressaient à moi, il est venu me voir tout de suite, il m’a dit, il m’a fait travailler pour ça, pour que j’arrive » (Bertrand, p. 45).

« Il sentait [son entraîneur chez les benjamins, club de district] que j’avais du potentiel. Déjà, à mon âge, j’étais plus grand que tout le monde. Donc il me suivait, c’est lui qui m’a emmené faire des essais au FC, donc il voulait absolument que je réussisse. (…) » (Bertrand, p. 46).

« Ouais, j’étais, ben, la première fois, j’étais le seul [de son équipe à être sélectionné] et après on était trois. La première fois, j’avais été tout seul et ça fait... c’est toujours bien quoi. Ça fait un peu... un peu rêver à l’équipe de France, quoi. Ouais [...] » (Bertrand, p. 49).

Ou sur un mode plus inspiré :

« J’allais chercher Ali avant l’entraînement et après je restais chez lui, on parlait tout le temps de ça, les entraînements, les chronos, les champions. Tout le temps je pensais à ça. Avant de dormir je pensais que j’étais un champion, que je gagnais plein de courses. Je m’en foutais du reste… Que l’athlétisme, l’athlétisme ! » (Schotté, p. 81).

« Quand il est venu me voir (l’entraîneur qui l’a découvert) le jour du cross avec Ali, j’étais fier… Il m’a dit : ‘tu as les qualités pour être un bon athlète, tu dois venir (t’) entraîner’. – Et alors ? - Eh ben j’y suis allé ! Ah ouais, tout de suite, même (rires, il mime quelqu’un qui court)…(Redevenant sérieux.) C’est grâce à ce monsieur, ah oui, que j’ai compris que j’ai les qualités pour être un champion » (Schotté, p. 78).

Ou encore :

« Tu vois, c’est ici [nous sommes devant l’échoppe d’un jeune cordonnier]. Avant je venais tous les jours ici parler de course avec mon ami (le tenancier du magasin). Je me souviens qu’à chaque fois que je passais là et que je voyais Boutaïeb (en fait la photo de ce champion affichée au mur de la boutique), j’avais le cœur qui battait foooort (il met sa main sur sa poitrine et simule de grosses contractions) » (Schotté, p. 79).

Bref, dans les classes populaires, les femmes, comme les hommes, doivent dès leur jeunesse, et pour ne pas sombrer comme tant d’autres, dans le chômage, déployer ascétisme et investissement quasi exclusif dans ce qui constituera leur destin. Et elles aussi bénéficient – à la marge – d’une élection contribuant à fixer ce destin. La différence essentielle est que ce dernier – sans doute parce qu’entièrement tourné vers l’autre – ne laisse aucune place au jeu – quelque peu narcissique – avec le talent. Il est, du coup, beaucoup moins enchanté.

Une « ressource » féminine très contraignante

L’ouvrage de Skeggs – même s’il ne va pas au bout de cette analyse différentielle – nous fait aussi pressentir à quoi tient cette opposition fondamentale entre garçons et filles des classes populaires : au caractère singulièrement resserré des contraintes qui s’exercent sur ces dernières, mais aussi au fait qu’elles disposent néanmoins d’une ressource (la formation précoce au dévouement) devenue monnayable sur un marché (celui de l’aide à domicile) tandis que la force physique masculine tend désormais à se dévaluer sur le marché du travail. Mais si elles ont bien cette ressource dispositionnelle-là, elles n’en ont aucune autre à faire valoir : l’auteur explique que leur féminité et leur apparence n’est guère monnayable que dans les relations interpersonnelles et sur un marché matrimonial socialement restreint. Si ces femmes s’orientent massivement vers l’aide à domicile, c’est donc que, comme en France [3], il s’agit d’un choix professionnel par défaut : « c’était soit ça, soit le chômage », « ça me disait rien du tout d’être au chômage », « Ben je suis là parce que je pouvais rien faire d’autre », « J’arrivais pas à trouver un boulot, c’est simple, et c’était là que c’était plus facile de s’inscrire sans diplômes » (p. 112-113). Nous sommes loin du choix professionnel positif et enchanté des jeunes hommes finissant par adhérer à l’illusion sportive. Les jeunes femmes vont simplement et littéralement « faire contre mauvaise fortune, bon cœur », monnayant sur le marché de l’aide leur unique ressource monnayable, si chèrement acquise au cours de leur socialisation primaire.

Si les descriptions proposées dans cet ouvrage sont déchirantes, c’est parce qu’elles nous font sentir comment la possession d’une ressource de ce type, si elle empêche de chuter – contrairement à un certain nombre de leurs compagnons – voire permet de tenir un rang encore estimable (juste au dessus de ceux – les personnes âgées – qui ont désespérément besoin d’elles), c’est au prix du sacrifice quasi total de toute illusio narcissique. La satisfaction du souci désespéré de respectabilité personnelle et sociale qui les caractérise est à ce prix.

C’est donc un mélange de contrainte sociale forte, de ressource unique, et de souci désespéré de tenir une place sociale honorable – elles se veulent « des femmes respectables » rappelle le titre et leur mépris des femmes des classes populaires qui s’ « abandonnent » physiquement est incommensurable – qui leur interdit toute échappée vers le jeu avec le talent, apparemment pourtant encore possible pour les jeunes sportifs masculins. Si les investissements de ces derniers se révèlent socialement contraints – c’est ce que révèle la démarche constructiviste des deux ouvrages sur le talent sportif – ils disposent d’une petite marge de manœuvre permettant le jeu avec le risque et l’illusio narcissique. Bref un don masculin signe d’une élection, et des dons féminins qui consistent bien plus à se donner soi-même.

Pour être honnête, l’explication de ces comportements sexuellement très différenciés ne paraît cependant pas complètement saturée par ces trois ouvrages et se profilent alors les limites de l’entreprise visant à rapprocher trois ouvrages différents. Car enfin, on a affaire à des garçons qui ont relativement moins de ressources (mais peut-on en être sûr – en l’absence de comparaison sérieuse de garçons et de filles du même groupe qu’aucun des trois auteurs n’a faite ?) et qui pourtant « jouent » le risque, et à des filles qui ont plus de ressources et qui pourtant font des investissements raisonnables en pariant sur le toujours possible don de soi. Répondre exigerait alors de s’interroger en termes d’efficacité psychique des investissements dont on fait l’objet 1) ceux dont les garçons ont fait l’objet : ils seraient insuffisants pour les faire réussir mais suffisants pour les faire parier et prendre des risques ? 2) ceux dont les filles ont fait l’objet : est-ce que l’idéologie du don de soi, dont on les a gorgées, est suffisante à expliquer le caractère terriblement raisonnable et auto-limité de leurs propres investissements ?

À ce type d’analyse plus serrée, devrait ajouter une autre qui prend en compte toute la puissance du social. Car si l’on y réfléchit bien, ce qui fait toute la différence entre hommes et femmes, c’est ce qui vient assurer une réception sociale à ce qui est rétroactivement construit comme leurs dons respectifs : soit un marché, bien prosaïque, où faire valoir la ressource féminine du dévouement, et, en revanche, une communauté charismatique capable de reconnaître et de célébrer le talent sportif masculin (il n’existe pas pour les femmes un équivalent de l’institution « enveloppant » et fabriquant les apprentis footballeurs). Cette double analyse permet sans doute de comprendre un peu mieux pourquoi les femmes tentent « d’éviter les pertes plutôt que d’échanger et de faire fructifier leurs ressources » (p. 313). Cela ne tient pas au fait que les femmes font « du mieux qu’elles peuvent avec ce dont elles disposent, mais il est rare que leurs ressources offrent des rendements importants » (ibid.). Cela ne serait pas tant du à 1) la faiblesse de leur ressource qu’à 2) la contrainte sociale à l’utiliser (elles sont socialement construites comme dévouées) mais aussi à 3) l’opportunité objective qui leur est ouverte de tout simplement activer cette ressource. Cette interprétation est plus complexe et beaucoup moins complaisante à l’égard des femmes. Le titre, Des femmes respectables, reprend alors toute sa valeur : les femmes, comme bien des dominés, se font coincer non tant par la faiblesse de leurs ressources que par la puissance des attentes dont elles font l’objet et la facilité relative à activer et incarner les dispositions attendues. Ce qui serait déterminant ici ce ne serait donc pas tant que « Ce qu’elles peuvent être est limité » (p. 316) mais le fait que « Au sein de ces contraintes, elles déploient de nombreuses stratégies constructives et créatives pour engendrer un sentiment d’elles-mêmes qui soit doté de valeur » (ibid., souligné par nous) et pour y parvenir « elles font le don de leur souci des autres ; ce don correspond, comme le souligne Diprose, à la dispersion de leur identité auprès des autres » (p.317 ; souligné par nous).

Identité pour soi et identité pour l’autre

Or pour jouer avec l’illusio – aussi dangereuse soit-elle – du talent, il faut précisément qu’une identité pour soi soit convocable, cette identité pour soi qui se montre si irrécusable pour les hommes, a fortiori dominants, même s’il se présente parfois comme un devoir moral, doté d’évidence, et parfaitement inverse de celui des femmes : « Foucault écrit : ‘On ne doit pas laisser le souci des autres prendre le pas sur le souci de soi. Le souci de soi précède moralement dans la mesure où la relation à soi précède ontologiquement’. Il n’en va pas ainsi pour les femmes de cette étude » (Skeggs, p. 127). Les femmes en effet « n’ont pas accès aux préoccupations egocentriques (…). À l’inverse, leur soi est saturé de devoirs et d’obligations liés à leurs relations aux autres » (p. 318) et « leur subjectivité ne s’inscrit pas dans le discours de l’individualisme » (p. 319) : ce discours de l’individualisme si présent en revanche dans celui sur la performance, la concurrence et le talent sportifs.

L’ouvrage de B. Skeggs, tout en exhumant des déterminations sociales similaires des destins populaires, apparaît d’ailleurs, du seul fait qu’il porte sur les femmes, comme la version totalement désenchantée des récits de soi mis à jour par les ouvrages de Schotté et Bertrand :

« Il était impossible (même si je l’avais souhaité) de proposer une version romantique ou héroïque des expériences et des réactions de ces femmes, comme l’ont fait, pour les hommes blancs des classes populaires, certains universitaires masculins issus de ce même groupe. En premier lieu, la masculinité prétendument authentique des hommes des classes populaires s’autorise de discours plus larges qui rendent possible cette héroïsation. Deuxièmement, il n’y a guère de matière héroïque dans le soin et la féminité » (Skeggs, p. 74).

On pourrait alors réinterpréter la production de la littérature récente sur le « care » à cette aune. Il s’agirait là de la tentative de certaines femmes - de groupes dominants, pour le coup – visant à redonner de la dignité, voire du talent, au soin (et du même coup au féminin). Mais cette construction (outre qu’elle exemplifie la facilité relative à activer et incarner, serait ce de manière originale, les dispositions féminines tant attendues) ne procède que de la capacité historique et sociologique conquises par une toute petite minorité de femmes pour héroïser ce qui n’a encore jamais pu l’être, a fortiori par celles pour qui le dévouement constitue un destin exclusif.

Talent et morale sociale

Toute autre issue à ce terrible rabattement des femmes vers le dévouement – qui aura tué dans l’œuf tant de potentiels destins féminins – semble en effet aujourd’hui bien ardue. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les rares films où une performance sportive improbable et la mythologie du talent sont conjuguées au féminin. Dans Billy Elliot, ou dans Whiplash les souffrances physiques, les larmes de sang et les sacrifices consentis par le futur athlète sont considérables mais n’emmènent pas moins les prétendants masculins vers le haut et la gloire : ce qu’illustrent le bond final vers la lumière du danseur-cygne dans Billy Elliot, ou la concentration lumineuse sur le batteur ayant surpassé son maître dans Whiplash). Ces blessures, larmes et sacrifices conduisent en revanche irrésistiblement les très rares et improbables prétendantes femmes… vers la mort : le bond final de la danseuse lui est fatal dans Black Swann, et l’héroïne, déjà condamnée, de One Million Dollar Baby, demande en outre au coach qui l’a menée là… de l’achever. Si la fin des histoires dans les romans et les films constitue souvent une morale en acte, le récit du talent, décliné au féminin, n’est pas seulement rare et particulièrement improbable. Il est terriblement menaçant.

par Dominique Memmi, le 16 octobre 2015

Aller plus loin

 Julien Bertrand, La fabrique des footballeurs

Pour citer cet article :

Dominique Memmi, « Talents masculins, dons féminins. Les vocations sexuées des classes populaires », La Vie des idées , 16 octobre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Talents-masculins-dons-feminins

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Le présent travail découle de la présentation de ces deux ouvrages, en présence de leurs auteurs, faite au Séminaire Corps et sciences sociales, «  La fabrique du sportif  », EHESS-MSH, le 29 mai 2015.

[2Comme le souligne Kevin Violet, auteur d’un mémoire en cours sur les coureurs kényans, dans ses travaux de validation de cours (Master 1 de Sociologie Générale, EHESS, 2015-2016). Qu’il soit ici remercié par ailleurs pour l’aide qu’il nous a apportée par sa propre lecture des ouvrages concernant le sport.

[3Cf. Christelle Avril, 2014, Les Aides à domicile : un autre monde populaire, Paris, La Dispute, 2014, et Florence Weber, Loïc Trabut, Solène Billaud (dir.), Le Salaire de la confiance. L’aide à domicile aujourd’hui, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2014.

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