L’émergence de la radicalisation comme problème public a poussé l’État français à développer de nouvelles politiques de prévention. La faible efficacité de ces tentatives semble lieé à leur caractère confus et parfois contradictoire.
L’émergence de la radicalisation comme problème public a poussé l’État français à développer de nouvelles politiques de prévention. La faible efficacité de ces tentatives semble lieé à leur caractère confus et parfois contradictoire.
L’ouvrage se fixe comme objectif de faire un état des lieux des politiques publiques de prévention de la violence djihadiste menées en France depuis 2010. Pour ce faire, Romain Sèze s’appuie sur des entretiens avec divers protagonistes qui sont intervenus dans leur conception et parfois leur mise en œuvre (R. Sèze évoque une soixantaine d’entretiens avec des « acteurs impliqués » à divers titres dans la prévention), tout en analysant les différents rapports parlementaires publiés sur la question et les discours les plus marquants de l’exécutif durant la période. Dès lors, il est important de préciser ce n’est pas un énième ouvrage sur les processus de radicalisation qui, comme le reconnaît l’auteur, n’apparaissent qu’en « filigrane » (p. 12) dans l’ouvrage. Il s’agit bien plutôt d’entrer dans la forge d’une politique publique, de comprendre comment le pouvoir s’est peu à peu saisi du problème, et quelles grilles de lectures ont progressivement structuré son action.
Au fil de trois parties répondant à différentes « séquences » (non strictement chronologiques), l’auteur retrace les grandes étapes de l’invention d’une politique de prévention en matière terroriste, alors même qu’en France, ces politiques ont longtemps été « dénigrées » (p. 7) au profit d’une approche « traditionnellement répressive » (p. 17). L’ouvrage propose donc de refaire l’histoire d’un « brusque infléchissement » (p. 9) rendu nécessaire par les différentes vagues d’attentats qui ont frappé le territoire français depuis 2012 et qui ont forcé l’État à investir un terrain religieux sur lequel il répugnait à s’aventurer.
La première partie du livre relate l’émergence de la radicalisation en tant que problème public et montre le lent et douloureux réveil de l’État pour concevoir une stratégie de prévention face à la « résurgence du “terrorisme intérieur” » (p. 23). La conception d’une première réponse publique passe notamment par l’action discrète, mais décisive de différents acteurs, que R. Sèze met en lumière, notamment le préfet Yann Jounot, qui rédige en 2013 un premier rapport sur « la mise en œuvre d’une stratégie nationale de prévention de la radicalisation ». L’auteur relève également le rôle central des familles de jeunes partis en Syrie, qui se heurtent d’abord à l’impuissance de l’État – pour qui le « fondamentalisme religieux (…) relève d’une liberté fondamentale » (p. 32) – et qui trouvent en Dounia Bouzar une sorte de « porte-parole » dans l’espace public (p. 48). L’interprétation du phénomène qu’elle propose, centrée sur les mécanismes d’emprise sectaire, permet en effet de reconnaître un statut de victime pour les jeunes comme pour leur famille et assoit l’idée que les profils sociaux touchés ne se résument pas à la jeunesse des quartiers périphériques : « le problème de ces familles est celui de l’ensemble de la société » (p. 48).
Le cadre étant posé, l’auteur présente de manière détaillée le « plan de prévention de la radicalisation et d’accompagnement des familles » adopté en 2014, dont l’originalité est « d’organiser, d’une part, une intervention en amont de l’infraction et, d’autre part, en dehors de toute démarche répressive et judiciaire. » (p. 58). Le plan a deux volets : la création d’une plateforme téléphonique de signalement, sous l’autorité de l’UCLAT et la création de cellules au niveau départemental afin de prendre en charge les individus signalés et leurs familles, vues comme partenaires de prévention et comme « victimes ». Une « vaste ingénierie institutionnelle » se met alors en branle pour « susciter une transformation des pratiques professionnelles et sociales », qui débouche cependant sur des « effets pervers » (p. 15) liés au fait que « les dispositifs de signalement objectivent un vaste bassin criminogène », que les services de renseignement n’ont pas les moyens de surveiller, faisant ainsi apparaître toutes les lacunes d’une politique qui visait paradoxalement à rassurer. L’ouvrage aborde ensuite les différentes initiatives pour élaborer une prévention « secondaire » consistant à « dé-radicaliser » des publics signalés aux cellules préfectorales, et notamment le Centre de Prévention, Insertion et Citoyenneté de Beaumont-en-Véron, un « échec » qui « participe néanmoins de la maturation des expérimentations en matière de désengagement » (p. 72). La première partie se conclut sur un constat d’échec des politiques de « déradicalisation », ayant par ailleurs constitué un marché sur lequel des acteurs de plus ou moins bonne foi sont venus se placer.
Une deuxième séquence, objet de la deuxième partie du livre, s’ouvre avec les attentats de 2015. Compte tenu de l’ampleur des violences et de la nature des cibles, la radicalisation commence à être perçue comme le symptôme d’un effritement du socle de valeurs sur lesquelles la République est bâtie. Dès lors, la lutte contre la radicalisation passe dorénavant par une entreprise de restauration de l’unité nationale, d’autant plus urgente que l’inflation constante du nombre de personnes « signalées » pour radicalisation, le recrutement social présenté comme très divers, renvoient l’image d’une épidémie incontrôlable qui appelle une réponse énergique. Cette omniprésence – très discutable – de la radicalité nourrit un « imaginaire paranoïaque » (p. 97) voyant la France en proie à un danger imminent porté par une « cinquième colonne » implantée dans l’hexagone. R. Sèze revient sur la manière dont le gouvernement va alors mettre en exergue la cohésion sociale comme réponse au djihadisme, à travers « une association étroite entre revivification de la religion civile et lutte contre la radicalisation » (p. 106). En puisant dans les rapports parlementaires publiés durant cette période, il voit la mise en marche d’« une machine à produire de l’unanimisme » (p. 113) qui revient paradoxalement à pointer du doigt la « ghettoïsation » ou « communautarisation » des quartiers (p. 114).
L’ouvrage aborde ensuite les campagnes de communication portées par l’État et les diverses initiatives visant à contrer la propagande politico-religieuse avec, là aussi, un glissement progressif d’un contre-discours centré sur la propagande à une forme de promotion généralisée des valeurs républicaines. Une telle mission incombe prioritairement à l’école, surtout après que les manifestations d’hostilité à l’endroit des hommages aux victimes des attentats de janvier 2015 ont « conforté l’idée d’une faille structurelle du modèle républicain, avec des effets criminogènes, dont l’école était à la fois victime et responsable » (p. 127). Mais R. Sèze évoque également d’autres initiatives telle la création du CIEC (comité interministériel égalité et citoyenneté) par F. Hollande ou la mobilisation des collectivités locales, des préfectures et des acteurs de terrain, notamment les travailleurs sociaux, qui se voient eux aussi promus « en agents de prévention primaire » par le guide interministériel de prévention de la radicalisation de mai 2016. Cette nouvelle mission affectée au travail social s’inscrit dans un processus de « sécuritisation » des politiques sociales (p. 139) qui revient finalement à transformer « la question sociale en enjeu de sécurité » (p. 130).
La troisième « séquence » (chronologiquement dissociée des deux précédentes) que se propose de traiter l’auteur porte sur le rôle des responsables religieux dans les politiques de prévention. Tout le paradoxe est que « l’islam apparaît à la fois comme une cause et une solution à la radicalisation, mais en des termes propres à l’expérience française » (p. 143). Cette expérience française renvoie à la quête sans cesse renouvelée d’un « islam de France », vieille thématique traversant le débat public depuis les années 1980, qui « émerge d’un débat intégrationniste » (p. 147), mais, à la faveur des évènements, se mue en question sécuritaire.
L’auteur analyse alors les ressorts des discours « exhortatifs » adressés par le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur aux responsables musulmans dans le contexte post-attentats. R. Sèze s’appuie en particulier sur les inflexions qu’il relève dans le discours de Manuel Valls le 3 mai 2015 à Strasbourg, qui dessine les contours de nouveaux rapports entre l’État et les représentants religieux musulmans, ceux-ci étant invités à se transformer peu à peu en « auxiliaires de l’État dans la lutte contre la radicalisation » (p. 161). Cela contribue à isoler les plus rigoristes et pose de manière croissante l’existence d’un « problème salafi » (p. 163), figure d’un « mauvais islam », un islam « importé », sous influence extérieure. Cette pression accrue implique des attentes formulées à l’endroit des imams et prédicateurs salafis de se désolidariser clairement des violences perpétrées au nom de l’islam.
Relevant les nombreuses initiatives prises en ce sens par des responsables religieux ou des prédicateurs médiatiques, il constate que « l’opinion semble pourtant sourde à ces démarches, quand bien même elles sont réitérées et dépourvues d’ambiguïté » (p. 154). L’analyse que propose l’auteur, sur la base d’une connaissance fine de ces terrains, est pourtant qu’en « canalisant » une demande de religion sans appeler à l’action violente, certains prédicateurs à succès éloigneraient finalement les jeunes de l’influence de l’EI ou d’Al-Qaïda. Cela éclaire la question d’un jour nouveau : « Si le salafisme est une partie du problème, il peut aussi être une partie de la solution » (p. 170). R. Sèze rend ainsi compte des efforts faits par les imams pour porter le « contre-discours » attendu d’eux sur les réseaux sociaux et dans les médias. À cette occasion, des figures ont émergé, ceux qu’il appelle les « spécialistes en prévention de la radicalisation » (p. 186) « prisés des médias et appréciés des institutions publiques » (p. 189), dont il dresse quelques portraits. Il liste enfin les nombreuses initiatives, souvent locales et « autonomes », qui visent à apporter une réponse aux processus de radicalisation (p. 193). Ce faisant, il apporte des éléments très probants pour montrer le décalage entre l’ampleur des initiatives portées par les religieux eux-mêmes et les impasses récurrentes d’une tentative de régulation « par le haut » du « paysage musulman » (p. 198).
En conclusion, l’ouvrage revient sur « le caractère confus, parfois contradictoire et souvent déroutant de cet ensemble d’actions regroupées sous l’expression de “lutte contre la radicalisation” » (p. 207), qu’il qualifie plus loin de « bricolage » (p. 211), et prend le risque de faire quelques recommandations. Reprenant le paradoxe voulant qu’en focalisant la prévention et l’éducation républicaine sur ceux qu’on suspecte d’un déficit en la matière, on attise le mal qu’on est censé combattre, il appelle à une lutte plus générale contre la fragilisation du lien social. Il critique ainsi une « culture de suspicion cultivée par la sécurisation des politiques sociales » et le « tropisme conjuratoire » qui l’emportent sur une « résilience qui reste difficile à bâtir » (p. 211). Puisque l’action à entreprendre ne peut s’inscrire que dans le long terme, il faut une politique elle-même dotée d’une vision de long terme. L’ouvrage se conclut sur sa regrettable absence.
Pour qui désirerait retracer le parcours méandreux d’une politique publique aussi complexe, cet ouvrage est d’une lecture indispensable. À la fois très analytique et très informatif, il parvient à nous faire suivre d’un même mouvement l’évolution des idées et des politiques qui visent à les concrétiser. Les conceptions successives du problème sont très bien rendues et il n’est pas d’initiative qui échappe à l’auteur, qui recense finement les très nombreuses institutions, associations qui ont apporté leur concours à la définition – toujours flottante – de cette politique [1].
Cette entrée très institutionnelle n’est cependant pas sans inconvénient. Ainsi, même s’il fait l’effort de toujours questionner les implications concrètes des mesures annoncées, l’auteur n’évite pas toujours l’écueil qui consiste à prendre le « plan » pour l’action et les incantations du pouvoir politique pour de purs énoncés performatifs. Un travail plus approfondi auprès des acteurs de prévention eux-mêmes aurait sans doute donné des résultats assez différents, tant les effets d’annonce ont été nombreux en la matière. La nature des matériaux (discours politiques, rapports parlementaires) et des interlocuteurs est sans doute en cause en l’occurrence. Notons d’ailleurs que sur ce plan, la troisième partie se distingue des deux premières, en ce qu’elle laisse une place plus importante aux terrains de prédilection de l’auteur ; les extraits d’entretien s’allongent, tous intéressants, et le livre s’éloigne de la veille institutionnelle pour rendre une part plus importante au travail empirique et compréhensif du sociologue.
Ces remarques n’enlèvent rien aux qualités de l’ouvrage qui assume un point de vue aussi engagé que documenté sur la question, et permet de comprendre combien c’est d’abord parce que la radicalisation demeure une question très mal posée qu’elle ne peut pas trouver de réponse satisfaisante. En ce sens, Romain Sèze nous invite finalement à envisager le fait que si les politiques de lutte contre la radicalisation peinent à être efficaces, c’est peut-être avant tout parce qu’elles minimisent les dimensions parfois très politiques de la radicalisation…
par , le 5 juillet 2019
Alex Alber, « Terrorisme et politique publique », La Vie des idées , 5 juillet 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Terrorisme-et-politique-publique
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[1] On sait d’ailleurs gré à l’auteur d’avoir joint à son ouvrage un index des sigles assez fourni et d’offrir une vision claire des multiples entités qui ont, à un moment ou à un autre, apporté leur concours à cette politique.