Le roquefort n’est pas seulement un fromage français, célèbre dans le monde entier. Il est aussi le produit d’une histoire originale, celle de l’industrie agro-alimentaire qui naît en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle. S. Vabre retrace cette histoire, liée à l’émergence du capitalisme français.
Recensé : Sylvie Vabre, Le sacre du Roquefort. L’émergence d’une industrie agro-alimentaire (fin XVIIIe-1925), préface de Louis Bergeron, Tours, Rennes, Presses universitaires François-Rabelais, Presses universitaires de Rennes, col. « Tables des hommes », 2015, 350 p., 24 €.
Les liens entre l’économiste libéral Paul Leroy-Beaulieu ou l’homme politique socialiste Jean Jaurès et un fromage ne semblent pas de prime abord évidents. Ils existent pourtant et s’expliquent dans une histoire que retrace le livre de Sylvie Vabre, issu d’un travail de doctorat [1]. L’auteur s’intéresse à un moment précis qui ne concerne pas seulement le fromage mais bien l’ensemble de l’industrie agro-alimentaire qui se forme autour de celui-ci entre la fin du XVIIIe siècle et 1925. Le roquefort a en effet un statut particulier : produit alimentaire très renommé, son histoire est pourtant méconnue. Il ne s’agit pas ici d’écrire l’histoire des représentations autour d’un fromage comme cela a été fait pour le camembert [2], mais plutôt de suivre au plus près les transformations tout à la fois de la production, de la commercialisation et pour partie de la consommation du roquefort.
Ce fromage très particulier en comparaison avec d’autres cas mieux connus [3] permet de plus de s’intéresser très finement aux logiques du marché et de suivre sur une période ancienne l’adaptation successive de formes entrepreneuriales. L’historienne n’oublie pas de s’interroger sur les territoires de la production du roquefort – le Rouergue, ses causses, le village de Roquefort dans l’Aveyron, les caves – mais l’histoire du fromage ne se réduit pas à cet espace. Pour comprendre cette histoire, de nombreux documents déposés par l’entreprise Société aux archives départementales et quelques fonds d’archives familiales ont été mobilisés. Le récit est divisé en trois temps : une présentation générale centrée sur la première moitié du XIXe siècle, le développement à partir de 1851 de l’entreprise Société et l’adaptation du fromage aux transformations commerciales, enfin, à partir de 1881 et jusqu’à la Première Guerre mondiale, ce que l’historienne nomme une « adaptation sous contrainte ».
« Un fromage unique »
Si la consommation de lait et de fromages est ancienne, Sylvie Vabre souligne à raison que c’est seulement le XIXe siècle qui voit la consécration des fromages par la gastronomie. La conquête des tables par le fromage est en effet lente et progressive ; elle est longtemps marquée par les fromages anglais puis par le brie, connu comme le « fromage des rois », à laquelle succèdent l’importation de fromages suisses et hollandais puis le développement de la production française. Cette croissance bénéficie de l’essor des chemins de fer et du rôle des grossistes en fromage qui sélectionnent les marchandises. Dans ce cadre, le roquefort est original : le fromage est ancien [4] mais sa bonne réputation ne l’est pas. Fait à partir de lait de brebis sur les causses du Sud-Ouest du massif central, ce fromage devient au XIXe siècle l’élément dominant de la production sur le Larzac. Mais une des particularités réside dans le fait que l’affinage est dissocié de la production de lait et s’effectue dans les caves naturelles du village de Roquefort, construit sur un éboulis et dominé par une faille sous le plateau du Combalou.
L’affinage est donc réalisé à Roquefort par des négociants et le premier XIXe siècle connaît aussi bien des réussites que des faillites. Sous la Restauration, une banque de Montpellier dirigée par Jacques Durand-Fajon investit en ces terres aveyronnaises. En 1839, une autre compagnie celle de François Rigal qui a connu un certain succès avec les salins de la Méditerranée apparaît et projette de construire un monopole sur l’affinage du roquefort. Le projet est un échec et sa compagnie est liquidée en 1851. Mais cas original, cet échec provoque l’association des anciens concurrents de Rigal qui forment une entreprise autour des meilleures caves : Société. Sylvie Vabre souligne que l’association paraît au départ hétéroclite puisqu’elle regroupe aussi bien des propriétaires fonciers que des négociants. Elle montre surtout la grande originalité d’une création d’une entreprise comme société civile et non comme société commerciale régie par le code du commerce. Ce choix est lié à la volonté de limiter les risques en cas de faillite. Cette forme s’accompagne de plus d’une extrême discrétion sur la composition de la société. Des alliances matrimoniales sont destinées à contrôler au mieux les différentes caves. L’objectif semble bien d’évincer toute concurrence et de tenir les meilleures caves du village. Un des hommes fort de cette organisation est Étienne Coupiac qui dirige l’entreprise entre 1858 et 1890 et dont le neveu et le petit-neveu sont députés au tournant des XIXe et XXe siècles. Mobilisant des archives notariales, l’historienne constate les fortunes construites autour du fromage, qui sans être comparables à celle du monde du champagne à la même époque, sont loin d’être négligeables.
Commerce, industrie et agriculture
Un des problèmes délicats qui se pose à la Société des Caves au milieu du XIXe siècle est de garantir la quantité et surtout la qualité des fromages produits [5]. Pour cela l’entreprise prend différentes initiatives dont l’extension du rayon de collecte avec le rôle des « ramasseurs » de fromage qui apportent ceux-ci à l’entreprise pour l’affinage. Société se montre aussi très stricte sur la qualité des fromages et donc du lait, proposant dans sa correspondance avec ses fournisseurs une « véritable pédagogie des bonnes pratiques » (p. 184). À partir des années 1870, des machines fonctionnant à la vapeur permettent de brosser et de piquer les pains de fromage. Une laiterie industrielle est créée à Lunel dans l’Hérault qui devient progressivement un fournisseur de fromages pour Société.
Les innovations ne viennent pas seulement de la production. Les relations commerciales sont aussi transformées. Se faisant écho aux analyses de l’historien Thierry Nadau sur les « itinéraires marchands » [6], Sylvie Vabre souligne combien la croissance de l’entreprise s’accompagne d’un élargissement de ses marchés. La question n’est pas simple car Roquefort est assez isolé et le progrès du chemin de fer n’est déterminant dans la région que dans le dernier quart du XIXe siècle. L’entreprise améliore l’emballage des fromages et se dote d’une nouvelle force commerciale avec la figure du représentant. La comparaison des cartes de France des clients de la Société des Caves entre 1854 et 1882 montre comment s’est construit un marché réellement national. L’entreprise se place sur des produits « haut de gamme » — on parle de produits « surchoix » — qui se distingue de ses concurrents et l’un des changements majeurs — réalisé en plusieurs étapes durant la décennie 1850 — consiste à marquer les fromages pour que l’estampille « Société » permette de les reconnaître. Entre réclames et présence aux expositions universelles, le roquefort entre aussi dans un nouvel univers médiatique [7]. Lors de l’exposition de 1867, Société fait un effort considérable : l’entreprise poursuit sa stratégie de distinction et se garantit dès lors une large publicité à l’étranger. À la même époque, seul le monde des vins, champagnes et alcools développe une telle politique commerciale et le Roquefort est un cas original parmi les produits issus de l’agriculture.
S’intéressant aux résultats de Société, l’historienne constate de confortables bénéfices et une forte croissance du chiffre d’affaires. Elle souligne surtout l’adaptation aux consommateurs :
« De New York à Guingamp, la conquête de nouveaux marchés est remarquable pour un produit alimentaire périssable au goût si particulier. Le marché national du roquefort s’épanouit, celui de l’exportation est en expansion et tous deux s’accommodent très bien des nuances de l’affinage du fromage. Il existe des roqueforts : New York, Moscou et Londres ne consomment pas tout à fait le même fromage ; Marseille et Paris non plus. […] Mais toutes les places commerciales connaissent la ‘Société’. » (p. 282)
Cette croissance commence toutefois à connaître quelques difficultés dans les années 1870 tant du côté de la production que de la commercialisation. La structure même de l’entreprise n’est plus aussi efficace et en 1881 est finalement créée une société anonyme, la Société anonyme des Caves et des producteurs réunis de Roquefort au capital social de 5100000 francs répartit entre 213 actionnaires, toujours majoritairement des propriétaires et des commerçants. Parmi les souscripteurs, l’économiste libéral et professeur au collège de France Paul Leroy-Beaulieu, lié au Rouergue par son épouse, la fille de l’économiste Michel Chevalier ; il préside d’ailleurs le conseil d’administration entre 1901 et 1916. La création de la SA relance à l’échelle du village la crainte d’un monopole et les quelques maisons d’affinage encore indépendantes tentent de maintenir une timide concurrence. Elles se transforment d’ailleurs parfois elles aussi en société anonyme et revendique le mot « société » non sans des procès concernant les marques de fabrique.
S’adapter face à la crise
La décennie 1882-1892 connaît des résultats moins satisfaisants : si certains marchés étrangers sont peu touchés, c’est le marché parisien qui est en crise. Société essaye alors de faire baisser le coût de la matière première et les relations avec les producteurs se dégradent. De même des contestations du personnel envers le directeur montrent des tensions dans la gouvernance de l’entreprise et les actionnaires se font entendre lors des assemblées générales. Le choix est finalement fait de produire plus et de continuer la modernisation de l’outil industriel en améliorant l’organisation et l’état des caves. Un syndicat des affineurs se développe aussi pour s’opposer à la contrefaçon qui se traduit par des luttes judiciaires à différentes échelles. Une décision du tribunal d’Aix en 1892 va dans le sens souhaité et affirme le lien entre le nom « roquefort » et un territoire. Des décisions comparables avaient d’ailleurs été rendues peu de temps auparavant concernant le champagne [8].
Un effort sur la qualité est aussi réaffirmé et un laboratoire d’entreprise est créé. Il accompagne la meilleure compréhension scientifique des processus, en lien avec l’Institut Pasteur. L’impératif reste la question de la qualité du lait, compromise par les fraudes (en particulier le « mouillage » c’est-à-dire l’adjonction d’eau). La maîtrise de la conservation des pains de fromages avant leur affinage mobilise les techniques frigorifiques. Ce point est central pour les transformations de l’entreprise car il permet d’être moins dépendant de toutes les contraintes liées aux caves. De lourds travaux sont alors engagés dans le village et des investissements sont réalisés dans les laiteries ne laissant que de rares cas de fabrication fermière. Tout cela est accompli principalement à partir d’autofinancement.
En 1896, la Société des Caves absorbe son dernier concurrent majeur, la société Carrière. Le conseil d’administration présente alors ainsi cette opération : « Par cette annexion on devient donc à peu près les maîtres du marché d’achat et du marché de la vente » (cité p. 402). Cette décision reçoit un peu d’écho. Jaurès, à la tribune de la chambre des députés, critique cette « concentration capitaliste » :
« Il y avait à Roquefort, à portée de toute cette production aveyronnaise, un certain nombre de fabriques de fromages très renommés. Tant que ces fabriques ont été distinctes les unes des autres, elles se faisaient naturellement concurrence ; elles se disputaient le lait des brebis du Larzac, et ce lait se vendait un assez bon prix. Mais la concentration capitaliste a agi, la tendance au monopole s’est produite comme partout ailleurs. Peu à peu la plus importante de ces fabriques s’est transformée, d’usine personnelle, en usine par actions pour pouvoir faire appel plus facilement au capital. Au moyen de ces capitaux, elle a peu à peu ruiné les autres fabriques, elle a racheté une ou deux fabriques plus tenaces, plus résistantes que les autres et, en ce moment, à l’exception d’une petite fabrique, la société anonyme de Roquefort est absolument seule. » [9]
La prospérité revient au début des années 1890 et encore plus nettement à la fin de cette décennie. La production a bénéficié des progrès techniques comme le montre la diminution très nette des déchets dus à l’affinage. La hausse des ventes conduit à nouveau à augmenter le rayon d’approvisionnement en lait (y compris provenant de Corse). L’organisation de l’entreprise (souvent alors baptisée la « grande Société ») s’est complexifiée et les relations sociales ont évolué connaissant même une première grève des ouvrières en mai 1907 dont la principale conséquence se trouve dans le développement timide d’un paternalisme patronal. Le produit est lui-même finalement transformé pour accompagner les mutations de la consommation. Les changements techniques de l’affinage modifient l’aspect du fromage dont l’extérieur devient plus blanc et l’odeur moins marquée. La commercialisation et la publicité accompagne ces évolutions tout comme les innovations dans le processus de distribution (commerces de détail, épiceries, premières sociétés à succursales multiples, coopératives de consommation). Localement, Société affronte encore quelques concurrents mais alternent avec ceux-ci procès et transactions pour éviter une intervention trop étatique d’experts nationaux. Et en 1911, Société prend le contrôle mais sans fusion, d’un de ses derniers concurrents historiques avec les établissements Louis Rigal. En 1914, le village de Roquefort est donc transformé et l’historienne souligne que si la population reste modeste (moins de 1500 habitants) c’est « un village-usine qui offre un paysage original » (p. 478).
Un épilogue au volume donne quelques éléments pour comprendre que le roquefort soit le premier produit alimentaire à obtenir une AOC (appellation d’origine contrôlée) en 1925 [10]. Le choc de la Première Guerre mondiale et la crainte de nouvelles concurrences (en particulier de roquefort fait avec du lait de vache) conduisent finalement Société à s’engager dans ce processus de certification pour en faire un outil de défense nouveau. L’entreprise connaît par la suite au XXe siècle des transformations jusqu’à être intégré au début des années 1990 à l’un des principal groupe de l’agro-alimentaire français (Besnier, devenu Lactalis) [11].
Le livre de Sylvie Vabre parvient à bien croiser une histoire qui soit à la fois celle de la production (allant des enjeux matériels aux questions financières), de la commercialisation et de la consommation. Dans une histoire des industries agro-alimentaires encore trop peu écrite, le roquefort occupe une place à part. Son essor dès le XIXe siècle est précoce et il se fait avec des traits qui le rapprochent plus de l’industrie que du monde agricole. La structuration capitaliste des caves Société, un intérêt pour les innovations techniques et une ouverture au commerce mondial rapprochent le roquefort d’autres grandes entreprises françaises à la même époque. La Société des caves annonce un type d’entreprises agro-alimentaires qui se développent largement dans la France du XXe siècle.
Alain Chatriot, « Tout un fromage »,
La Vie des idées
, 12 février 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Tout-un-fromage
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Il faut souligner la qualité de l’édition de ce volume par des presses universitaires avec la présence de graphiques, de cartes et de très nombreuses illustrations dans et hors texte avec un cahier couleur qui présente des éléments sur la production et surtout la commercialisation du roquefort.
[2] Pierre BOISARD, Le camembert, mythe national, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
[3] Claire DELFOSSE, La France fromagère (1845-1990), Paris, La boutique de l’histoire, 2007 et de la même historienne Histoires de bries, Saint-Cyr-sur-Morin, Musée départemental des pays de Seine-et-Marne, 2008.
[4] Il est cité dans une « mazarinade » de 1649, poème satirique contre le cardinal Mazarin .
[5] C’est un enjeu majeur constant pour tous les produits alimentaires, cf. Alessandro STANZIANI, Histoire de la qualité alimentaire XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2005.
[6] Thierry NADAU, Itinéraires marchands du goût moderne. Produits alimentaires et modernisation rurale en France et en Allemagne (1870-1940), Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 2005, textes posthumes rassemblés et édités par Marie-Emmanuelle CHESSEL et Sandrine KOTT, préface d’Albert A. BRODER, postface de Martin BRUEGEL.
[7] Voir pour un autre exemple : Olivier LONDEIX, Le Biscuit et son marché. Olibet, LU et les autres marques depuis 1850, Tours, Rennes, Presses universitaires François Rabelais, Presses universitaires de Rennes, 2012.
[8] Cf. Kolleen M. GUY, When Champagne became French. Wine and the Making of a National Identity, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2003.
[9] Jean JAURES, Socialisme et Paysans. Discours prononcés à la chambre des députés les 19, 20 juin et 3 juillet 1897, pp. 75-76, brochure, accessible en ligne sous Gallica. Pour une mise en contexte, cf. Alain CHATRIOT, « Jaurès, le protectionnisme et la mondialisation ».
[10] Serge WOLIKOW, Florian HUMBERT (dir.), Une histoire des vins et des produits d’AOC. L’INAO, de 1935 à nos jours, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2015.
[11] Nicolas DELBAERE, « Michel Besnier 1928-2000 », in Jean-Claude DAUMAS, Alain CHATRIOT, Danièle FRABOULET, Patrick FRIDENSON, Hervé JOLY (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010, p. 88-90.