Quel rôle les musées jouent-ils dans la promotion des identités nationales et cosmopolites, mais aussi dans la conservation des récits mémoriels historiques et la fabrication des récits du futur ? Ces questions surgissent tout au long de Artifacts and Allegiances : How Museums Put the Nation and the World on Display (Artéfacts et allégeances. Comment les musées exposent la nation et le monde) et semblent particulièrement urgentes à l’ère du Brexit, de Donald Trump et du sentiment nationaliste croissant en Europe. En effet, l’accent mis par P. Levitt sur le cosmopolitisme idéalisé que privilégient nombre de musées contemporains semble singulièrement pertinent dans un monde où le libre-échange, les voyages sans frontières et les politiques de l’identité font l’objet d’un examen de plus en plus minutieux : « Où apprenons-nous ce que nous avons en commun et où apprenons-nous à nous sentir responsables de groupes et de problèmes qui ne sont pas les nôtres ? Comment apprenons-nous à vivre dans des quartiers de plus en plus diversifiés et à rattacher cette expérience à des êtres qui vivent à l’autre bout du monde ? Comment et où les musées peuvent-ils favoriser cela ? » (p. 6). Cet ouvrage académique est non seulement très documenté (les notes de bas de page et la bibliographie occupent 70 pages), mais P. Levitt s’y adresse admirablement au grand public « afin que les professionnels des musées, les collègues, les étudiants et mon père de 95 ans aient tous envie de le lire » (p. 12).
La mise en exposition des politiques de l’identité
Le développement des musées dans les contextes nationalistes de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe a été amplement traité dans la littérature scientifique, en particulier dans les travaux sur les institutions européennes et moyen-orientales [1]. P. Levitt adopte plutôt une approche ethnographique, voire sociologique, dans son étude : au lieu de contextualiser les origines des musées et l’importance continue de ces moments fondateurs pour les missions principales de l’institutions muséale (comme le ferait toute étude d’orientation historique), elle explore les dispositions, les opinions et les perceptions de soi actuelles des personnels et des principaux publics des institutions. P. Levitt s’éloigne également des analyses historiques en adoptant une approche interculturelle comparative fondée sur des études de cas en Europe, en Amérique du Nord, au Moyen-Orient et en Asie. Ses analyses diachroniques et synchroniques tiennent compte à la fois des histoires locales des institutions sélectionnées et de leurs contextes contemporains plus larges. En effet, sa volonté de comprendre les musées contemporains rend le livre particulièrement attrayant pour le grand public et les lecteurs spécialisés. P. Levitt démontre que les musées, loin d’être des lieux d’exposition innocents, sont en réalité des lieux où les politiques de l’identité se jouent à la fois au niveau local et international.
Par exemple, son premier chapitre comparatif étudie les expositions ethnographiques sur l’immigration en Suède et au Danemark afin de saisir comment les musées de ces pays présentent les récits nationaux (« Chapitre 1 : The Bog and the Beast : The View of the Nation and the World from Stockholm, Copenhagen, and Gothenburg »). P. Levitt soutient que l’histoire coloniale complexe de ces pays, leurs attitudes différentes à l’égard de l’immigration et la façon dont leurs gouvernements respectifs conçoivent leurs rôles sur la scène internationale ont influé sur les expositions permanentes et temporaires, les décisions en matière de recrutement et la programmation publique. S’appuyant sur de riches collections ethnographiques rassemblées au plus fort de l’entreprise coloniale de la Suède, les musées suédois tentent selon elle d’exprimer à la fois une responsabilité à l’égard du passé exposé et un engagement à présenter le rôle politique international du pays aujourd’hui. Les musées suédois peuvent ainsi souligner « les liens profonds avec le monde au-delà de leurs frontières » (p. 41). P. Levitt soutient en revanche que les musées danois se tournent vers l’intérieur pour « célébrer la danité », dans le cadre des efforts de ce petit pays pour saisir la signification de l’ethnicité et de l’identité danoises (p. 42).
Le chapitre 2 (« The Legislator and the Priest : Cosmopolitan Nationalism in Boston and New York ») se tourne vers les musées américains pour comprendre comment des problématiques similaires de cosmopolitisme et de nationalisme se jouent dans un pays d’immigrants. P. Levitt soutient d’abord que l’apparition des premiers musées aux États-Unis au XIXe siècle a posé des jalons très différents pour l’éventail qui va du cosmopolitisme au nationalisme exposé dans ces institutions. En tant que fondations civiques destinées à favoriser l’égalité et à éduquer le grand public, les missions portées par les musées américains ont dès le départ reflété les représentations conscientes que se faisaient les Américains de leur identité nationale. P. Levitt affirme toutefois que les institutions des différentes villes abordent l’identité « américaine » de diverses manières, témoignant des particularités de l’histoire et de la culture de chacune d’entre elles. Des institutions new-yorkaises comme El Museo del Barrio et le Brooklyn Museum se voient comme le reflet du melting-pot culturel des populations de la ville, avec un fort accent mis sur l’identité ethnique. En revanche, le Boston Museum of Fine Arts doit être compris dans le cadre du paysage culturel plus conservateur et cérébral d’une ville dominée par les universités.
Les nouvelles institutions culturelles : un devenir mondial
Le troisième chapitre de P. Levitt porte sur les musées nouvellement créés au Moyen-Orient et en Asie. Alors que les collections explorées dans les chapitres précédents reflètent l’héritage de siècles de collection et d’exposition, celles de Doha et de Singapour ont évolué à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, parallèlement à l’évolution rapide de leurs villes et nations respectives. P. Levitt soutient, par exemple, que l’acquisition de collections et la construction de musées au Qatar au cours des vingt-cinq dernières années témoignent des efforts consciemment déployés par le gouvernement pour intégrer les musées « dans un plan directeur stratégique visant à repositionner le pays comme acteur régional, voire mondial, par le biais des institutions culturelles » (p. 91). Les musées qatariens comme le Mathaf ou le Musée des arts islamiques recrutent des spécialistes étrangers dotés d’une expertise transnationale, dans le cadre des efforts délibérés du gouvernement pour amener ces nouvelles institutions au niveau des collections plus établies d’Europe et des États-Unis. P. Levitt note toutefois que les musées n’ont pas encore forgé de liens solides avec les populations locales, en grande partie parce que les publics qatariens n’avaient pas coutume de les fréquenter jusqu’à récemment (p. 114). En revanche, les institutions de Singapour s’inspirent directement de l’histoire locale de la ville en tant qu’entrepôt colonial où les définitions britanniques de la citoyenneté et de l’ethnicité (chinoise, malaise, indienne et « autres ») exercent toujours leur influence. Selon P. Levitt, les institutions singapouriennes défendent ces identités tout en tentant de définir les valeurs communes que se doivent d’adopter tous les citoyens : Les musées de Singapour se focalisent donc sur une identité locale distincte, laquelle a toujours été et continue d’être « éclectique » et « multiethnique » (p. 106). En créant un récit cosmopolite avant la lettre et en faisant de l’hybridité culturelle un atout sur le marché mondial, le gouvernement « voit dans les musées un vecteur important de transmission d’une version officielle du passé qui se traduit aisément dans le Singapour dont il a besoin pour l’avenir » (p. 132).
Conclusion
Le livre de P. Levitt est multidimensionnel, ouvrant des pistes pour quiconque s’intéresse à la muséologie, à l’histoire de la collecte des objets et aux liens entre les secteurs politique et culturel. Ses exemples explorent la perception de soi des musées sur l’éventail qui va du nationalisme au cosmopolitisme, suivant une approche rafraichissante que l’on retrouve rarement dans les travaux menés dans ce domaine. Curieusement, le positionnement de P. Levitt comme étrangère aux musées constitue à la fois une force et une faiblesse de ce livre. Par exemple, elle ne se penche pas sur les activités opérationnelles quotidiennes des musées, un point qui ressort plus particulièrement dans ses évaluations des expositions permanentes et temporaires des musées. Si P. Levitt s’appuie principalement sur la réalisation d’expositions pour développer son argumentaire concernant l’attitude des musées à l’égard du local et du global, on peut tout autant affirmer que les expositions reflètent en fait très mal leurs idéologies plus larges ou systémiques. Ainsi, il vaut mieux considérer les expositions temporaires comme des négociations idiosyncratiques entre les visions individuelles des conservateurs (esthétiques, intellectuelles ou idéologiques) et les besoins pratiques des musées (limites de temps et d’argent et limites des collections), plutôt que comme des énoncés à portée strictement sociale visant à façonner le discours public. La réalisation d’expositions permanentes, qui nécessite plusieurs années de recherche, de travail de conservation et de financement, s’effectue lentement et peut donc difficilement être comparée à l’évolution rapide des conceptions du cosmopolitisme. Il n’empêche que l’objectivité quant aux missions institutionnelles est rare dans les grandes institutions comme les musées, aussi les observations de P. Levitt sur la perception de soi des institutions sélectionnées sont-elles particulièrement précieuses.
Le rôle que jouent les musées dans la promotion de l’activisme social est peut-être le plus fascinant des thèmes qui sous-tendent ce livre nuancé. Après plusieurs décennies au cours desquelles le mondialisme, le libre mouvement et les connexions culturelles ont été considérés comme des attributs extrêmement positifs, un sentiment croissant de nationalisme, d’isolationnisme et de tribalisme est apparu en Occident : Les élections en Europe et aux États-Unis des dernières années l’ont démontré amplement, avec les communautés qui se replient sur elles-mêmes et ignorent l’expertise des élites. Le livre de P. Levitt arrive à point nommé, alors que les musées réfléchissent à leur capacité à promouvoir une pensée inclusive et empathique en exposant les visiteurs à d’autres périodes, d’autres cultures et d’autres communautés par le biais d’expositions, de programmations publiques et de publications. Plutôt que de se considérer comme des dépôts transparents de savoirs ou de collections de matériaux, les musées de toutes tailles et de tous types pourraient commencer à se voir comme des agents de la critique culturelle et de l’activisme social, favorisant les rencontres entre des individus et des groupes divers pour leur permettre de se réunir, de s’affronter et d’apprendre les uns des autres. Si le livre de P. Levitt pose les questions « D’où venons-nous ? » et « Qui sommes-nous ? », c’est aux directeurs, conservateurs, éducateurs et personnel de musée de répondre à la question : « Où allons-nous ? ».
Recensé : Peggy Levitt, Artifacts and Allegiances : How Museums Put the Nation and the World on Display, Oakland (Californie), University of California Press, 2015.
Pour citer cet article :
Elizabeth Dospel Williams, « Un monde de musées »,
La Vie des idées
, 6 juin 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Un-monde-de-musees
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