Recensé : Regards croisés sur l’économie, « Pour sortir de la crise du logement », Numéro 9, mai 2011, La Découverte, 281 p.
Depuis plusieurs décennies, la crise du logement sévit en France, particulièrement dans les grandes villes. Ses manifestations les plus dramatiques sont régulièrement relayées par les médias : un nombre croissant de personnes se trouve privé de domicile personnel, des incendies font des victimes dans les immeubles insalubres, des campements apparaissent aux portes des villes, rappelant tragiquement les bidonvilles des années 1950. Ce numéro de la revue Regards croisés sur l’économie entend apporter sa pierre à la réflexion sur les voies possibles pour sortir de cette situation. Donnant la parole à des chercheurs issus de diverses disciplines (économie, sociologie, géographie, histoire), mais aussi à des experts institutionnels, le livre se découpe en quatre parties qui abordent chacune un aspect du problème ; la première explore les différentes dimensions de la crise, la deuxième porte sur les politiques de soutien à la demande de logement, une troisième partie examine les politiques de l’offre, et enfin la dernière partie s’intéresse aux voies possibles pour une meilleure allocation des logements. L’ouvrage alterne articles de fond, interviews et encadrés fournissant des éclairages ciblés qui permettent au lecteur d’approfondir un point technique ou de découvrir un aspect original de la question (on pense par exemple à un encadré passionnant sur la façon dont la société « loge » ses morts dans les cimetières, et la concurrence que cela crée avec les vivants pour l’occupation de l’espace). Au fil des contributions, la complexité de la crise du logement, qui est loin de se limiter aux situations médiatisées, est mise en lumière, un regard critique est porté sur les politiques publiques actuelles et des pistes de réforme concrètes sont proposées.
Une crise du logement multiforme
La crise actuelle se manifeste par une envolée du coût du logement. Alors que de 1965 à 2000 celui-ci a crû au même rythme que le revenu moyen des ménages, de 2000 à 2010, son prix a augmenté de 70 %. On assiste donc à une pénurie de logements à faible coût. Cette situation a des implications en chaîne. Sur le marché locatif privé, les propriétaires se trouvent en position de force et peuvent exercer une sélection drastique des candidats à la location. Selon les agents immobiliers, au-delà des critères économiques, la discrimination ethno-raciale est ainsi très répandue et l’étape de constitution du dossier comprend des pratiques parfois interdites par les textes de loi (demande de compte bancaire, d’une attestation de l’employeur, d’une autorisation de prélèvement automatique, etc.). Parallèlement, pour les ménages à faibles ressources, l’accès à la propriété est de plus en plus difficile. Pour acheter, ceux-ci sont contraints à s’installer loin des centres urbains et des transports en commun, ce qui suscite d’importants coûts énergétiques du fait du recours à l’automobile. Face à ces difficultés pour se loger, les listes de demandeurs de logements sociaux s’allongent.
En attendant qu’on leur fasse une proposition, certaines personnes sont privées de logement personnel. Une partie est prise en charge dans des structures d’hébergement, mais il ne faut pas oublier ce que René Ballain appelle la « zone grise » du logement, constituée de tous ceux qui ne recourent pas aux dispositifs publics et se rabattent sur des solutions de logement précaires (hébergement chez des tiers, habitat de fortune, squat, etc.). Autre implication de ces tensions immobilières : la ségrégation territoriale se développe. Ceux qui en sont victimes font face à un cumul d’inégalités : leur assignation à des zones résidentielles disqualifiées limite l’accès à l’emploi et est source de discriminations. La crise du logement revêt donc de multiples facettes et est loin de se limiter au problème de l’accès à un toit ou au confort. Elle affecte en outre de nouveaux publics. Aujourd’hui, au-delà des inégalités de logement « traditionnelles » liées aux ressources socioéconomiques, se développent des inégalités liées à l’âge, à l’origine nationale et à la situation familiale : les jeunes, les immigrés et les familles monoparentales constituent les visages contemporains de la précarité résidentielle. Que faire, dès lors, pour lutter contre ces nouvelles inégalités résidentielles et quelles sont les politiques publiques pertinentes ?
Des politiques publiques inadaptées
La suite de l’ouvrage consiste en une analyse des politiques de l’habitat. Les critiques ne manquent pas. Face à la crise et à l’exclusion du logement, l’action publique n’est pas à la hauteur : les moyens sont en baisse et les actions inadaptées aux nouvelles formes de précarité. En témoigne l’échec des récentes politiques mises en place. La loi DALO (Droit au logement opposable) et la politique du « logement d’abord » [1] se heurtent ainsi à l’absence d’une offre suffisante de logements accessibles.
Par ailleurs, faute d’évaluation, les politiques se trompent fréquemment de cible. Depuis 1984, les pouvoirs publics ont par exemple cherché à encourager l’investissement locatif privé par des mesures d’incitation fiscales, mais celui-ci n’a pas toujours été effectué là où il aurait permis une augmentation significative de l’offre locative. Ce manque d’évaluation, qui permettrait une meilleure efficience de l’action publique, est quasi général. Ainsi, le système des aides personnelles au logement n’est pas questionné alors qu’il n’a pas de légitimité économique évidente et que ces aides ont un effet inflationniste : selon les estimations, entre 50 % et 80 % des allocations logement perçues par les ménages à bas revenu sont absorbées par les augmentations de loyer. S’il existe bien peu de suivi des mesures, c’est en partie en raison du manque de données disponibles sur l’habitat, mais ceci est aussi lié à une réticence à remettre en question certains postulats idéologiques.
En raison de sa forte prégnance dans les doctrines politiques, l’idéal d’une « France de propriétaires », existant en France dès le XIXe siècle, n’est par exemple pas réellement interrogé alors que son efficacité économique est loin d’être démontrée. D’une part, l’immobilier est un placement intrinsèquement risqué et peu rentable. D’autre part, promouvoir la propriété, en réduisant du même coup la mobilité résidentielle qui permet de s’adapter à l’offre d’emplois, peut avoir des effets négatifs sur le marché du travail et favoriser l’entre-soi en cassant le désir de mixité sociale. Les avantages de la propriété sont donc loin d’être évidents pour la société. Les politiques de déségrégation, qui visent à favoriser le déménagement des citadins pauvres résidant dans des quartiers défavorisés à l’extérieur de ces zones – politiques menées dans le cadre de la rénovation urbaine engagée dans les quartiers « en difficulté » –, fournissent un autre exemple du peu d’autocritique des pouvoirs publics. En effet, l’évaluation largement ignorée de ces politiques apporte des conclusions mitigées : les familles relogées dans un quartier plus aisé ne voient pas forcément leur destin amélioré en termes d’emploi, de résultats scolaires ou de comportements déviants, et elles perdent de surcroît la ressource que constituait pour elles l’ancrage dans un quartier populaire.
D’une façon générale, les choix politiques sont effectués sans qu’il ne soit tenu compte d’éléments qui auraient pu conduire à privilégier d’autres méthodes. Tout se passe comme si les décideurs consultaient peu leur tableau de bord. D’ailleurs, aucune leçon n’est tirée des expériences étrangères : en témoigne la remise en question actuelle du modèle « généraliste » du logement social (voir encadré ci-dessous) pour tendre vers la « résidualisation » au moment même où plusieurs pays européens constatent les effets négatifs de ce modèle. D’une façon générale, la société ne parvient pas à s’attaquer aux racines du problème du logement. Comme le montre l’exemple du squat, la répression des symptômes de la crise continue d’être privilégiée au lieu de se focaliser sur les causes.
Les différentes conceptions du logement social
En France, la conception du logement social est « généraliste », c’est-à-dire que la cible des bénéficiaires est diversifiée (elle est constituée des personnes défavorisées et de certains groupes cibles, mais également de tout ménage disposant de ressources modestes). On retrouve cette conception dans des pays comme l’Allemagne ou l’Autriche. Ce modèle s’oppose à la conception résiduelle du logement social, présente notamment en Angleterre, où cet habitat loge uniquement les personnes défavorisées et des groupes sociaux exclus du marché du logement. Il se différencie également de la conception universelle du logement social, typique des pays scandinaves et des Pays-Bas, qui se caractérise par l’absence de ciblage sur une demande sociale donnée.
Le bilan dressé par les experts est donc sévère. Même les politiques qui semblent a priori fonctionner ne trouvent pas grâce à leurs yeux car elles ne sont pas nécessairement responsables des succès observés. Ainsi, la loi solidarité et renouvellement urbain (SRU) de 2000, qui impose à certaines communes des grandes aires urbaines d’avoir au moins 20 % de HLM afin de favoriser la mixité sociale, n’a eu aucun impact significatif sur la production de HLM. Certes, la mixité sociale est en hausse, mais c’est le cas partout, que les communes y soient tenues ou pas. Ceci est davantage lié au besoin des villes de loger des travailleurs essentiels à leur fonctionnement rémunérés à des salaires modestes, ainsi qu’à une prise de conscience des habitants du fait que leurs enfants pourraient bien avoir besoin de ces logements à l’avenir. Les politiques actuelles se révèlent donc au pire inadaptées et, au mieux, peu optimales pour résoudre la crise du logement, tandis que les responsables politiques semblent aujourd’hui à court d’idées novatrices.
Les pistes de réforme
Dans leurs différentes contributions, les auteurs s’attachent à proposer diverses pistes de réforme. On en relèvera ici quelques-unes. On l’aura compris, la première nécessité est de mieux évaluer les politiques publiques. En améliorant leur suivi, celles-ci pourraient être plus justes, mieux ciblées et plus efficaces. Par exemple, s’il faut certes augmenter l’offre de logements en maintenant la construction à un niveau élevé, il est aussi nécessaire de tenir compte des différents contextes locaux et des besoins spécifiques. Autre impératif : atténuer les obstacles à la mobilité résidentielle. À cette fin, il faudrait remettre à plat le système fiscal actuel qui rend coûteux les déménagements et réformer le système du logement social. En l’état actuel, l’avantage de loyer pour ceux qui logent en HLM est en effet si important que peu de ménages prennent le risque de déménager, d’où le faible taux de rotation observé au sein de ce parc. Modifier le mode de calcul des loyers en les rendant fonction du revenu et en les liant davantage à l’état du marché local pourrait favoriser une telle mobilité.
L’aménagement du territoire constitue un autre chantier important. Contrairement à ce qui est souvent avancé, l’extension urbaine n’est pas en elle-même néfaste : c’est plutôt la façon dont elle se réalise actuellement, sous forme émiettée, qui est problématique. Il faudrait donc mettre en place une politique cohérente d’extension des agglomérations afin de desserrer l’étau foncier tout en évitant le mitage territorial. L’enjeu est aussi de favoriser le développement durable, dimension dorénavant incontournable dans la plupart des politiques publiques. Enfin, concernant la rénovation urbaine, prenant acte de l’échec de la politique de la ville, ne faudrait-il pas privilégier des actions en faveur de la mobilité sociale et résidentielle des habitants des zones défavorisées ? Certes, ces diverses propositions mériteraient d’être discutées, mais on ne peut que féliciter les auteurs pour leur engagement dans le débat sur les voies concrètes de la sortie de crise.
Ce numéro fournit donc un excellent tour d’horizon pour qui veut comprendre le problème du logement actuel, ses enjeux, et les blocages dans sa résolution. À travers les diverses contributions, les différentes facettes de la crise sont explorées et des pistes de réflexion concrètes sont proposées. On peut cependant regretter que les auteurs n’aient pas davantage cherché à replacer la question du logement dans un champ plus large, en la reliant notamment aux évolutions du marché du travail, du domaine de la famille, ainsi qu’aux autres politiques sectorielles. La crise du logement est en effet le reflet du développement des inégalités sociales qui traversent l’ensemble de la société et traduit des manquements dans la prise en charge de certains publics (les migrants, les anciens détenus, les malades psychiques, etc.) qui se retrouvent dépourvus de solutions de logement. Certes, des réformes sont essentielles dans le champ de l’habitat mais, comme le rappelait déjà Engels au XIXe siècle [2], l’idée que la question du logement peut être résolue uniquement par une intervention sur le bâti et l’urbain est une illusion : la résolution de la crise du logement appelle en réalité une politique plus structurelle de réduction des écarts sociaux.