Recensé : Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014, 192 p., 18 €.
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L’ouvrage de Christophe Guilluy, La France Périphérique, a rencontré un important écho médiatique. Avant même la parution du livre, Marianne lui consacrait sa une en titrant « Les vraies fractures françaises ». Quelques jours plus tard, Libération lui consacrait quatre pages et le plus gros titre de sa une avec « Classes populaires. Le livre qui accuse la gauche ». L’éditorial de Laurent Joffrin s’ouvrait par ses mots « Voilà un livre que toute la gauche doit lire d’urgence ». Il faut dire que Christophe Guilluy n’en était pas à son coup d’essai. Déjà, en 2010, il avait marqué les esprits avec Fractures françaises, ouvrage qui avait fait beaucoup parlé de lui au moment de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012. Entre autres choses, cet ouvrage aurait été consulté par des conseillers de François Hollande et avait valu à son auteur d’échanger par deux fois avec Nicolas Sarkozy.
Cette attention n’est pas indue. Christophe Guilluy a un vrai talent d’essayiste et de polémiste et il expose en termes clairs et stimulants des évolutions souvent mal comprises ou ignorées. Beaucoup de ces évolutions sont déjà bien identifiées par les chercheurs, mais leur connaissance reste malheureusement confinée au monde académique. Les ouvrages de Christophe Guilluy permettent de nourrir une sphère de débat beaucoup plus large. Évidemment, dans leur traduction à destination d’un public élargi, les recherches dont Christophe Guilly s’inspire sont simplifiées et on pourrait relever beaucoup d’approximations et de simplifications. C’est toutefois la loi du genre. La véritable question est celle du sens et de la pertinence de ces simplifications.
Des banlieues populaires pas si mal loties ?
Cet ouvrage discute la dimension géographique des divisions sociales. Loin des habituels discours sur les ghettos des banlieues et sur la ségrégation dont sont victimes leurs habitants, Christophe Guilluy souligne les atouts de ces quartiers. Ils sont en effet situés dans des métropoles dynamiques où les opportunités d’emplois sont nombreuses. Christophe Guilluy rappelle également qu’on y observe une grande mobilité résidentielle. Celle-ci s’explique en partie par la surreprésentation des jeunes, mais pas seulement. Ces quartiers sont les points de départ de ménages en ascension sociale autant qu’ils accueillent des ménages en difficulté. Pour reprendre une formule déjà ancienne de Michel Wieviorka, les quartiers populaires de banlieue ne sont pas seulement des nasses, mais aussi des sas [1]. Cette insistance de Christophe Guilluy sur les atouts des quartiers populaires est bienvenue. On peut seulement regretter qu’emporté dans son élan et par sa volonté de combattre les idées reçues, Christophe Guilluy minore les difficultés des quartiers populaires des métropoles, pourtant tout aussi réelles que leurs atouts. Et quand il argue de l’importante mobilité résidentielle observée dans ces quartiers pour affirmer que la politique de la ville est une réussite (p. 44), il fait fi de toutes les recherches récentes sur le sujet.
Mais là n’est pas l’essentiel. Pour Christophe Guilluy, la question centrale est que les difficultés des banlieues en occultent d’autres, dans les espaces situés à l’écart des métropoles, ceux qui constituent « la France périphérique ». Cette thèse était déjà amplement développée dans Fractures françaises. Christophe Guilluy s’appuyait notamment pour ce faire sur un article de Dominique Lorrain comparant la situation des habitants de Verdun et celle des habitants du quartier des Hautes-Noues à Villiers-sur-Marne [2]. Ces réflexions ont contribué à faire évoluer la politique de la ville. Jusqu’à récemment, celle-ci concentrait ses moyens sur les banlieues des grandes villes. Sous l’impulsion de François Lamy, les critères d’attribution ont été modifiés pour faire entrer dans le périmètre de la politique de la ville de nombreux secteurs de villes petites et moyennes. Christophe Guilluy salue cette évolution à plusieurs reprises.
Par rapport à Fractures françaises, un des apports du dernier opus de Christophe Guilluy est de mieux définir la France périphérique et de la rendre visible par des documents cartographiques couleurs placés en encart au centre du livre. La définition de la France périphérique était restée floue dans Fractures françaises. À présent, on sait qu’elle est constituée par les territoires qui se situent hors de la zone d’influence des 25 plus grandes villes de France (zone d’influence définie grosso modo comme les aires urbaines amputées des parties socialement les plus fragiles de leur couronne périurbaine). Cette définition est appuyée sur la construction d’un indice de fragilité qui synthétise des données sur le taux de chômage, le taux d’emplois précaires, la part d’ouvriers et d’employés, etc. (p. 29). La comparaison de la carte montrant les aires urbaines avec celle montrant les fragilités est effectivement saisissante. La seconde est presque l’exact négatif de la première. Ces cartes montrent à quel point les difficultés sociales ne sont pas l’apanage des banlieues.
Une France périphérique dans la nasse ?
Christophe Guilluy montre opportunément les spécificités, souvent ignorées, des problèmes sociaux hors des métropoles. La première, et sans doute la plus importante, est la plus grande difficulté à s’adapter à une perte d’emploi. Les habitants de la France périphérique ne bénéficient pas de la densité d’emploi des grandes métropoles. Un plan social dans une usine n’y a pas le même impact que dans la banlieue de Paris ou de Lille. Pour retrouver un emploi, il faut prospecter dans un rayon beaucoup plus large, souvent trop large. Trop large car les déplacements sont coûteux, notamment lorsqu’ils doivent être effectués en automobile. Il reste la solution du déménagement, mais la chose n’est pas simple. Et s’appuyant entre autres sur les travaux de Jean-Noël Retière [3], Christophe Guilluy montre toute l’importance de la sociabilité locale pour les couches populaires. Pour elles, déménager c’est souvent perdre les appuis familiaux, amicaux et associatifs dont elles bénéficient. Pour travailler, il faut faire garder les enfants et quand on gagne peu, la proximité des grands-parents est essentielle. En outre, quand on vit dans une zone frappée par la crise et par la désindustrialisation, il est difficile de vendre sa maison pour en racheter une autre dans une zone mieux lotie, où les prix immobiliers sont nécessairement plus élevés. Changer de logement quand on bénéficie d’un loyer social n’est guère plus aisé. Bref, dans un bassin d’emplois réduit, l’espace de résidence peut devenir une nasse. Les ghettos ne sont pas nécessairement là où on le croît. Christophe Guilluy rejoint ici des chercheurs tels que Laurent Davezies [4] pour montrer que les territoires ne tirent pas tous le même parti de la mondialisation. Les spécialistes de macro-économie ont certainement raison lorsqu’ils montrent que, prise dans son ensemble, l’économie française gagne dans certains domaines ce qu’elle perd dans d’autres. Cependant, ceux qui sont dans les mauvais secteurs économiques aux mauvais endroits (dans la France périphérique) ont du mal à bénéficier de ce que récoltent ceux qui sont dans les bons secteurs aux bons endroits (dans les métropoles).
L’opposition entre deux France proposée par Guilluy est donc en partie fondée. Elle est en même temps très, voire trop, schématique. Il est ainsi hasardeux de laisser penser que les immigrés pauvres se concentrent seulement dans les banlieues des grandes métropoles. Christophe Guilluy ne cite pas Ghetto urbain de Didier Lapeyronnie [5]. Cet ouvrage, référence majeure de la littérature récente sur les grands ensembles de banlieue, s’appuie pourtant sur l’étude d’une ville moyenne qui, selon les critères de Christophe Guilluy, fait partie de la France périphérique. Ce simple exemple montre à quel point il serait hasardeux d’opposer l’image du grand ensemble de grande métropole et celle du quartier pavillonnaire de la France périphérique. Christophe Guilluy ne le fait pas et s’en défendrait certainement si on lui posait la question, mais son travail reste suffisamment ambigu pour que la presse y puise de telles oppositions.
On pourrait multiplier les réserves de ce type. Ainsi, Douai fait partie de l’univers des métropoles tel que Christophe Guilluy le définit. En termes démographiques, elle est même au cœur de la quinzième aire urbaine française. Difficile pourtant de considérer que Douai se place dans la même catégorie que la première d’entre elles, Paris. Autre exemple, la Drôme n’est pas la Meuse. La Drôme fait partie de la France périphérique selon Christophe Guilluy, mais il s’agit d’un département, qui à la différence de la Meuse, bénéficie d’importants flux touristiques, est attractif pour les néo-ruraux, développe une agriculture dynamique orientée sur des créneaux porteurs et innove sur le plan politique, comme l’illustrent les récentes élections municipales à Saillans… Il est difficile de dire de la Drôme qu’il s’agit d’un territoire malheureux, qui souffre d’être à l’écart des grandes métropoles.
Cette remarque illustre une limite importante de l’opposition binaire proposée par Christophe Guilluy. Cette opposition s’accompagne d’un discours excessivement défensif et pessimiste sur la France périphérique. Sans nier leurs difficultés, les territoires situés à l’écart des métropoles sont loin d’être uniformément en déshérence. En outre, si les métropoles disposent de ressources qui font défaut à la France périphérique, cette dernière possède des atouts qui font défaut aux métropoles : le logement y est moins onéreux, la proximité à la nature et à l’agriculture plus grande, etc. Bref, il y a une vie hors des métropoles et cette vie peut être heureuse. L’avenir de la France périphérique n’est pas totalement noir, il peut aussi être envisagé en prenant appui sur des dynamiques positives.
Résumons donc ce qui vient d’être dit. Il y a des éléments forts qui, à un certain niveau de généralité, permettent d’opposer une France périphérique et une France des métropoles. Il faut cependant être conscient des limites d’une telle opposition. Christophe Guilluy aurait été avisé d’en avertir ses lecteurs. Il est regrettable qu’il ne le fasse que pressé par des questions dans certains entretiens radiophoniques ou dans des interviews accordées à la presse.
Quand les fractures territoriales deviennent culturelles
Ce qui précède n’a rien d’une découverte. Cela fait longtemps en effet que l’on sait que les métropoles concentrent les richesses et les populations aisées, que les classes populaires sont surreprésentées aux marges des métropoles et dans les espaces ruraux et qu’elles y souffrent particulièrement de la crise et des restructurations économiques engendrées par la mondialisation. Christophe Guilluy développe d’ailleurs lui-même ses thèses depuis une quinzaine d’années, depuis notamment la publication de la première mouture de son Atlas des fractures françaises en 2000 [6].
En réalité, l’intérêt suscité par les thèses de Christophe Guilluy ne résulte que secondairement de la mise en évidence d’une opposition entre la France des métropoles et la France périphérique. L’idée qui retient généralement l’attention est que cette opposition va structurer l’avenir politique de la France. Plus précisément, l’écho rencontré par les thèses de Christophe Guilluy tient à qu’il voit dans la France périphérique le terreau d’une colère qui trouve son exutoire dans le Front national.
L’analyse de Christophe Guilluy éveille d’autant plus l’intérêt qu’il revendique un positionnement à gauche, se posant en porte-voix des catégories populaires, tout en tenant pour légitime certains discours qu’on pourrait attribuer au Front national. Ainsi, il écrit sans ambiguïté que la régulation selon lui insatisfaisante de l’immigration est la principale source des colères qui sourdent dans la France qu’il qualifie de périphérique (p. 162). Pour Christophe Guilluy, la gauche doit changer sur les questions relatives à l’immigration. Face à une gauche qui fait la morale aux ouvriers en condamnant le racisme, face à un parti socialiste qui sert un discours pro-mondialisation et multi-culturaliste à destination de la bourgeoisie intellectuelle des centres villes et des ménages issus de l’immigration, Christophe Guilluy considère qu’il faut entendre les catégories populaires. Et selon lui, ce qu’il faut entendre, c’est un malaise identitaire, le sentiment de ne plus être chez soi face à une immigration porteuse d’une culture différente. L’immigration n’est certes pas chose nouvelle, mais pour Christophe Guilluy elle a changé de nature, d’abord en raison d’un écart culturel supposé plus important, ensuite en raison de l’évolution des mentalités. Selon lui, la culture dont les immigrés sont porteurs peut plus facilement se montrer dans l’espace public, car, aujourd’hui, la différence culturelle est davantage perçue comme source d’enrichissement que comme menace pour l’unité nationale. Ainsi, les immigrés qui peuplent les banlieues des métropoles non seulement captent les ressources des politiques de redistribution mais peuvent aussi affirmer sans vergogne leurs particularismes et leurs différences culturelles dans l’espace public.
Dans ce contexte, ceux qu’à la suite de Michèle Tribalat [7], Christophe Guilluy appelle les « natifs » et qui peuplent la France périphérique ne peuvent qu’éprouver un désagréable sentiment de domination. Perdants sur le terrain économique, ils sont aussi perdants sur le terrain culturel, faute de goûter aux plaisirs de l’expérience de la diversité dans leur quartier. La fracture territoriale se redouble ici d’une fracture culturelle, opposant les métropoles cosmopolites où se concentrent des populations d’origines très variées et la France périphérique dont le monde idéal est selon Christophe Guilluy le « village », terme qui renvoie métaphoriquement au groupe social uni par une culture partagée (p. 129-173).
La faute à l’immigration ! Vraiment ?
Disons-le tout net, ces thèses sont très discutables. Elles contredisent en tout cas les enquêtes empiriques disponibles. Christophe Guilluy n’en cite d’ailleurs quasiment aucune à l’appui de ses propos sur la crise identitaire. Pourtant, les enquêtes menées dans les milieux populaires du monde rural ou périurbain commencent à être substantielles [8]. Elles convergent pour montrer que ces territoires sont marqués par des dynamiques politiques et sociales très diverses, à partir desquels il est délicat de généraliser. Elles convergent ensuite pour montrer que les ressorts du vote Front national sont très variés, avec des différences très fortes entre le Sud de la France et le Nord notamment, mais aussi avec des variations parfois très importantes d’un canton à l’autre. Au-delà de ces variations, les explications du vote sont avant tout à chercher dans la profonde transformation des rapports au travail, dans l’accentuation des inégalités et dans les déstructurations des collectifs ouvriers (dans les lieux d’emplois, dans les activités associatives et dans la vie municipale). La question est donc d’abord économique et sociale. Elle est ensuite, Christophe Guilluy a raison de le souligner, territoriale, avec les problèmes posés par la restructuration de la géographie de l’emploi et par les centrifugeuses immobilières que sont devenues les métropoles [9]. C’est seulement en complément de ces facteurs qu’interviennent les questions culturelles et identitaires mises en avant par Christophe Guilluy. La déploration de l’invasion immigrée existe bien évidemment, l’islamophobie prospère également, mais ce n’est pas toujours là que résident les motivations dominantes de l’électorat frontiste [10]. Dans le bâtiment, l’agriculture, le nettoyage ou le fret, certains ouvriers et employés ont toutes raisons de percevoir comme concurrents des étrangers prêts à accepter des rémunérations inférieures et des conditions de travail dégradées. La situation est toutefois complexe. Premièrement, les concurrences semblent circonscrites à quelques secteurs économiques. Secondement, et c’est un point essentiel, elles s’exercent surtout entre immigrants. Troisièmement, l’immigration qui est ici en cause est de plus en plus européenne : dans de nombreux cas, la concurrence est exercée par des ouvriers venus de l’Est de l’Europe et payés selon les pratiques en usage dans leur pays d’origine. Bref, sur le terrain de l’emploi, il est difficile de trouver une justification à la fracture que Christophe Guilluy voit se dessiner entre les « natifs » et les immigrants récents au sein des catégories populaires.
Ceci étant, Christophe Guilluy ne s’embarrasse pas d’économie. Citant dans sa conclusion Alain Finkielkraut [11], il fait de l’identité la clé de lecture des problèmes politiques et sociaux de la France contemporaine. Pour lui, une des illustrations les plus frappantes du malaise actuel est la présence de drapeaux algériens dans les rues après les victoires de l’équipe de football d’Algérie. Cette présence donnerait le sentiment aux « natifs » de ne plus être chez eux. Admettons l’existence de ce sentiment. Admettons même qu’il est largement partagé. Mais en quoi faut-il en faire la clé de compréhension des problèmes économiques et sociaux qui agitent la France ? En quoi ce sentiment est-il légitime ? Ne faut-il pas plutôt en dénoncer les dangers et en souligner les illusions ? Face à de telles questions, Christophe Guilluy répondrait sans doute que ce sont des propos d’habitant de cœur de métropole favorable au multiculturalisme qui n’expérimente pas la diversité culturelle au quotidien, à la différence des ménages populaires. Il a sur ce point des phrases bien senties où il oppose « les classes dominantes qui vivent le multiculturalisme à 5000 euros par mois » et « les classes populaires qui vivent le multiculturalisme à 1000 euros par mois » (p. 152). Mais il ne faut pas confondre les errements des discours politiques sur la mixité sociale, avec lesquels on se donne effectivement bonne conscience à bon compte [12], et la nécessité morale de reconnaître la légitimité à l’autre d’exister dans toutes ses particularités, surtout lorsque le dit autre a été colonisé ou « invité » sur le territoire français pour faire tourner ses usines. En toute hypothèse, ce n’est pas en régulant l’immigration que l’on changera quoi que ce soit à la présence de drapeaux algériens dans les rues. Ceux qui portent ces drapeaux sont en large part de nationalité française. C’est donc une question franco-française…
Essai ou manifeste ?
Venons-en pour terminer au problème central que pose l’ouvrage de Christophe Guilluy, le fait que derrière l’essai se camoufle un manifeste. Ce camouflage est facilité par une dérive du raisonnement courante en géographie. Christophe Guilluy est en effet géographe et il tire de cette origine disciplinaire une partie de l’originalité et de l’intérêt de ses propos. Toutefois, en faisant des caractéristiques de l’espace des clés d’explication du social, la démarche géographique est sous la menace d’une tentation, celle de confondre les corrélations et les causalités, de faire du lieu où se trouve une catégorie sociale une cause en lieu et place de cette catégorie. Une telle dérive est clairement à l’œuvre chez Christophe Guilluy. Il identifie tout d’abord, avec justesse et pertinence, une différence entre la France des périphéries et la France des métropoles. Il constate, là encore avec justesse et pertinence, que la France des périphéries rencontre des problèmes particuliers, qu’en d’autres termes, la localisation périphérique est en elle-même un élément de difficulté pour les populations les plus fragiles qui y résident. Le raisonnement prend un tour problématique lorsque Christophe Guilluy fait de la France périphérique un opérateur du changement social et qu’il voit là une force politique favorable au Front national.
À ce stade de son raisonnement, Christophe Guilluy quitte le terrain de l’analyse géographique pour entrer en politique. Ce n’est évidemment pas un problème en soi, mais Christophe Guilluy masque ce glissement en gardant l’apparence d’une analyse qu’il qualifie de « froide » et « objective ». Son analyse est pourtant tout sauf « froide », même si le ton employé dans La France périphérique est nettement moins virulent et polémique que dans Fractures françaises. Et la posture adoptée est loin d’être objective. Christophe Guilluy ne fait pas qu’identifier une force sociale, celle de la France périphérique, il la construit, lui donne un contour. Son discours ne décrit pas la réalité, il contribue à l’engendrer. De ce point de vue, le succès qu’il rencontre montre la force performative de son discours.
La question qui se pose alors, et avec laquelle nous conclurons cette recension critique, est : doit-on suivre Christophe Guilluy lorsqu’il aide la France périphérique à se construire une conscience d’elle-même ? Répondre amène sur le terrain politique. Sur ce terrain, on peut s’interroger sur une construction sociale qui tend à opposer les difficultés sociales de ménages blancs et celles des ménages issus de l’immigration récente. C’est en tout cas l’impression qui ressortait de la lecture de Fractures françaises. Certes, dans La France périphérique, Christophe Guilluy a tenu compte des critiques souvent virulentes qui lui ont été faites [13] et il a modéré son discours. Il a notamment intégré le fait que les minorités dites visibles, originaires de Turquie ou du Maghreb notamment, sont très présentes dans la France périphérique (p. 164). Mais il reste que, pour Christophe Guilluy, la France périphérique se distingue de la banlieue par une plus forte présence des « petits blancs » (p. 107) [14]. C’est dans ce cadre que, pour lui, l’immigration et les « fractures culturelles » deviennent les questions centrales qui taraudent la France périphérique. On peut préférer mettre l’accent sur d’autres sujets, tels que l’emploi ou le coût des transports. D’autant que, comme on l’a vu, ces sujets semblent davantage préoccuper les ménages populaires de la France périphérique que leur supposée minorisation culturelle.
En tout cas, si comme les recherches récentes l’indiquent les fractures culturelles sont au mieux des symptômes, il est difficile d’en faire le cœur de l’action d’une gauche « populaire ». Ceci d’autant plus que la gauche s’est construite en recherchant la solidarisation des différentes fractions des catégories populaires plutôt qu’en soulignant leurs divisions. La virulence des critiques faites à Christophe Guilluy par de nombreux chercheurs et intellectuels de gauche vient de là. Pour ces derniers, l’enjeu pour la gauche n’est pas de convaincre l’ouvrier blanc de la France périphérique que son adversaire politique est l’immigré sahélien des banlieues de Paris ou de Marseille.
Ceci renvoie à un débat important : quelle place accorder aux conflits sur les valeurs par rapport aux dimensions économiques des fractures sociales ? Ce débat est multiforme. Christophe Guilluy n’incarne pas la seule tendance qui, à gauche, met les valeurs au premier plan. Ses positions sont d’une certaine manière symétriques de celles avancées par le think tank Terra Nova dans une note qui a fait couler beaucoup d’encre, où il est proposé que la gauche travaille les divisions culturelles et les conflits de valeurs plutôt que les tensions économiques [15]. Ce débat a en outre de profondes racines philosophiques qu’illustre entre autres un échange fameux entre Nancy Fraser et Axel Honneth sur la compatibilité des politiques de redistribution et des politiques de reconnaissance [16]. Il ne faudrait cependant pas que ce débat masque la contribution la plus intéressante de Christophe Guilluy, à savoir la mise en évidence des recompositions des territoires sous l’effet de la mondialisation et de la concentration des richesses dans les grandes métropoles.