Recense : Albert Piette, Contre le relationnisme. Lettre aux anthropologues, Le Bord de l’eau, 2014. 93 p., 10 €.
Refonder l’anthropologie
Albert Piette travaille depuis quelque temps à refonder l’anthropologie. Il s’oppose radicalement à la réduction de l’anthropologie à la sociologie, discipline qu’il juge trop généraliste et impuissante à retrouver les présences singulières. La sociologie étudie des collectifs et des relations alors que Piette entend promouvoir une science de l’humain singulier dans sa relation aux autres humains et aux non-humains. Pour cela, il faut décrire chaque être humain ici et maintenant, en lien avec les autres dans une situation déterminée, et en même temps, parce que cet humain a une histoire avant la situation d’étude, il faut aussi rendre compte de cette histoire. Cette attention aux êtres présents s’inscrit initialement dans la lignée des travaux de Latour et dans la proximité de la sociologie pragmatique, qui ne visent plus à la critique mais bien à rendre compte en détail de ce qui est dit, expérimenté, quitte à peupler l’anthropologie d’êtres aussi inattendus que Dieu [1]. Mais progressivement, Piette a pris ses distances par rapport au nominalisme de Latour. Ainsi, Dieu sera d’abord mentionné parce qu’il est présent dans la vie de la communauté religieuse étudiée : Piette adopte un théisme méthodologique par provision qui décrit à égalité les présences des paroissiens et de leur Dieu. Puis, sa pensée progresse vers un réalisme reconnaissant que certains êtres ne sont pas seulement des effets de présence mais qu’ils existent bel et bien — tandis que d’autres non. Ce réalisme rapproche ainsi l’anthropologie de l’ontologie philosophique.
Dans sa Lettre aux anthropologues, Piette revient sur la méthode en anthropologie pour contester le primat des religions sur les êtres individués. Bien qu’Albert Piette ne soit pas le premier à attirer l’attention sur le danger d’une connaissance du général au détriment du singulier, il le fait avec une force nouvelle, dans un livre bref, clair et plutôt convaincant. Aristote (Seconds Analytiques, I, 31, 87b) considérait qu’il n’existait de science que du général. Pour penser scientifiquement un phénomène, il faut l’inclure sous une catégorie permettant de répondre à des questions comme « qu’est-ce ? ». Le particulier n’est donc connu que sous une catégorie. À cette connaissance par le général, on oppose alors le singulier qui n’est pas un simple cas particulier mais un cas irréductible à une pensée générale. On peut certes défendre une conception moins métaphysique de la connaissance, il n’en reste pas moins que le primat du général sur le particulier dans l’explication scientifique reste fondamental : telle est la position contestée par Piette qui entend défendre l’anthropologie comme science des singuliers humains.
En effet, Piette aspire à une connaissance délicate et rigoureuse du singulier. Les sciences sociales se doivent d’éviter la naïveté d’une connaissance de l’individu hors contexte mais pour éviter ce danger, l’inclusion de l’individu dans des relations qui le dépassent et le constituent semble empêcher la connaissance de sa singularité. Penser l’être humain individuel en fonction de relations, structures, interactions, c’est déjà le penser comme un effet, le résultat d’un processus qui, une fois compris, n’aide pas à saisir sa singularité mais au contraire la réduit à un exemplaire d’une catégorie. L’adversaire de Piette est dès lors le relationnisme, qu’il définit ainsi :
Serait ainsi relationniste une perspective qui considère qu’il n’y a que des relations et que tout s’explique par les relations. Seraient relationnistes aussi une théorie qui, tout en partant des individus, se focalise sur le « entre » individus, ainsi qu’une méthode qui valorise le jeu relationnel pour produire des connaissances. (p. 42)
Pour défendre son anti-relationnisme, Piette suit les définitions de « relation » dans le dictionnaire Le Robert. Le concept de relation qui se dégage de cette étude est d’abord celui d’une relation constituant les individus, l’individu apparaissant réductible et second par rapport aux relations. Cette lecture du dictionnaire n’est pas qu’un travail linguistique car elle permet de revenir sur les principaux courants relationnistes comme le structuralisme, l’interactionnisme ou bien encore la théorie de l’acteur-réseau de Latour déjà mentionnée. Quels sont les arguments contre le primat des relations et contre la réduction du singulier ? J’en repère quatre principaux, en reconstruisant l’argumentation de l’ouvrage sans adopter son ordre de présentation, qui n’a pas besoin d’être répété étant donné sa parfaite lisibilité.
Les êtres humains singuliers
Le premier argument est empirique. L’observation des êtres humains au plus près révèle toujours ce qui est irréductible aux relations que l’individu instancie. Avant d’adopter tel rôle ou d’être l’instance de tel nœud dans une structure, mais aussi après ces mises en relation, l’individu continue d’être plus que ces relations. Même dans une situation déterminée, il est rare que l’individu soit totalement absorbé par sa tâche, sa fonction, son habitus, son interaction. Piette nomme cet état le mode mineur de l’existence [2] et il lui accorde une importance anthropologique cruciale. Dans le récent L’origine de la croyance (Berg International, 2013), il voit dans cette capacité à être présent tout en relâchant son attention une des singularités d’homo sapiens par laquelle il en est venu à croire en l’incroyable : les morts sont encore vivants [3].
Pour décrire l’individu irréductible aux relations en jeu dans la situation présente, l’anthropologue doit se donner une méthode où la perception comme mise en présence de l’individuel hors des médiations linguistiques et culturelles joue un rôle central (p. 56-7). La méthode anthropologique sera donc une phénoménographie, une description ne négligeant pas pour autant ce qui ne paraît pas initialement pertinent dans la situation. Et la phénoménographie permet une ontographie, une description compréhensive de l’être singulier présent (p. 76-77).
Un autre argument, plus subjectif, vient étayer l’anthropologie du singulier. Nous sentons bien que nous sommes irréductibles aux relations qui devraient selon certains nous définir. Nous faisons l’expérience intime qu’exister individuellement, c’est durer au-delà des relations dans lesquelles nous entrons (p. 50-1). Nous le sentons en particulier à l’occasion d’expériences métaphysiques comme la conscience que nous sommes seuls à pouvoir « mourir notre mort » (p. 70) [4]. Une telle expérience a même des conséquences éthiques puisque Piette nous enjoint à apprendre à aimer le détail des gestes humains, la singularité des présences vulnérables (p. 79-80).
Cet argument subjectif peut paraître hors de propos, reposer sur une conception philosophique trop particulière de l’existence. Puisque l’argument insiste sur l’expérience singulière de soi, il pourrait bien reposer sur une illusion subjective dont on attendrait la critique grâce à un surcroit d’objectivation scientifique. Mais la posture critique externe suppose que les agents n’ont pas les ressources pour poser des diagnostiques et pour affirmer par eux-mêmes une distanciation par rapport aux contraintes. L’oubli de la critique interne, elle-même bien combattue par la sociologie de la critique [5], est plus profondément l’oubli du point de vue subjectif qui fait que je sens que je ne suis pas seulement ce que les relations font de moi.
L’évidence de l’existence que chacun est et ressent de diverses manières à chaque instant, l’effet que cela fait d’exister, de vivre ici-maintenant, c’est cela que je place au centre d’une anthropologie des existences. (p. 25)
La force de l’argument est donc d’en appeler à une subjectivité irréductible qui n’est pas celle d’un moi autonome transcendant l’empirique et les sciences de l’humain. Piette se garde bien de réactiver une tradition du moi triomphant.
La genèse des êtres singuliers
Contre le relationnisme, Piette propose un troisième argument (p. 59-68) plus spéculatif plutôt étonnant : les relations sont des individus perceptibles et non des constructions à des fins d’explication. S’inscrivant dans le tournant ontologique des sciences sociales [6], une telle approche adopte le point de vue de l’agent qui expérimente la présence de relations comme les hiérarchies, les différences sociales, les rapports amoureux, etc. Pour comprendre ce mode de présence des relations, il ne faut pas substantiver les relations mais les saisir comme existant d’abord virtuellement dans les individus avant de se concrétiser.
Une telle réduction des relations à des dispositions individuelles permet de penser la mise en relation. Partant d’un individu hors relation mais ayant la capacité à se lier, l’on peut voir émerger des relations. Ainsi, décrire un prêtre se préparant à dire la messe permet de suivre comment il va entrer en relation avec Dieu, posé lui aussi comme un agent présent dans la situation. Mais en ayant donné une épaisseur ontologique au prêtre et à Dieu, on ne les réduira pas aux relations qui vont naître dans la situation. Alors que Latour s’est donné comme projet de montrer comment le social naît, plutôt que de le supposer agissant [7], en faisant émerger les êtres des relations, Piette nous montre à l’inverse les relations naître des individus humains. Si l’on suit bien l’argument, la sociologie ou l’anthropologie focalisée sur les relations oublieraient la genèse réelle des relations telle qu’elle se manifeste dans notre expérience. Peut-être est-ce accorder beaucoup à l’expérience personnelle que de l’utiliser pour statuer sur la priorité du singulier sur les relations qui le constitueraient ?
Enfin, et c’est le quatrième argument, notre auteur semble s’appuyer sur une postulation ontologique et pas seulement méthodologique : ce qui existe est irréductiblement singulier. La singularité serait négligée par les sciences sociales, y compris l’ethnographie, qui veulent reconnaître dans l’individu les traces des relations passées et présentes qui le constituent. Son argument, à peine esquissé, est plus spéculatif qu’empirique : définir l’humain en sa réalité ultime par le singulier.
Mais quid de l’acquisition des dispositions à se relier ? Si toutes les relations supposent des individus, si l’individu n’est jamais le simple effet de relations, peut-on le décrire autrement que comme un sujet auto-fondé ? Gabriel Tarde, que Piette mentionne pour refuser à juste titre son annexion au courant relationniste, a bien posé ce problème de l’articulation du singulier, qui est premier, avec la régularité et la généralité que l’on constate à tous les niveaux de la réalité [8]. En se focalisant sur la présence plutôt que sur la genèse des individus, Piette s’évite les spéculations de Tarde et Leibniz sur la dynamique de tous les êtres humains ou non-humains dont les impulsions à exister produisent par leurs rencontres des régularités et des relations stables. Si l’anthropologue préfère ne pas explorer une telle métaphysique, peut-il esquiver le problème de l’acquisition des dispositions à se lier ? La genèse de l’individu singulier, si elle ne veut pas réduire l’individu à des relations sociales qui le constitueraient, doit s’interroger, comme le faisait Tarde, sur la dynamique vitale qui, conjointement à la transformation sociale, produit l’individu singulier étudié dans des situations présentes.
On peut, sans réduire l’originalité et la pertinence du propos de Piette, affirmer que l’anthropologie des singuliers qu’il nous propose est une réaffirmation du primat de la compréhension sur l’explication génétique. Pour Piette, il faut comprendre le singulier avant d’expliquer sa genèse et son acquisition de dispositions à se relier, au risque de ne plus faire droit à l’explication — ou du moins de la minorer plus que nécessaire. Or, en minorant l’explication, l’anthropologue qui valorise une éthique de l’attention et du soin ne nous fournira peut-être plus les moyens d’une transformation politique de la société au profit de singularités en quête de liberté.