Recensé : Michel Bonneau, La table des pauvres. Cuisiner dans les villes et cités industrielles 1780-1950, Rennes, PUR, 2013, 416 p., 20 €.
Michel Bonneau nous livre ici un ouvrage étonnant. Étonnant par son ampleur, par l’objet qu’il se donne, par le nombre de références issues de disciplines diverses qu’il manipule, par l’amplitude de la période traitée, comme par sa forme, assez peu académique dans l’écriture comme dans l’organisation des idées. Une telle somme rappelle le travail tout à la fois d’envergure et d’érudition qu’un autre géographe, Xavier de Planhol, consacrait à « L’eau de neige » et au goût discriminant pour le frais. Elle relève aussi d’une quête personnelle, comme l’indique la dédicace, où il rend hommage à la mémoire de ses ancêtres et « à toutes celles et ceux pour qui l’angoisse du manger était quotidienne et continue de l’être dans le monde d’aujourd’hui ». L’objectif principal est d’étudier la table des pauvres de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle, avec l’ambition de montrer « qu’à côté de la cuisine des puissants, existe une table modeste, reflet de la gastronomie des pauvres » (p. 37) et de réhabiliter des manières de faire et des pratiques du quotidien d’une façon qui n’est pas sans évoquer Michel de Certeau. Michel Bonneau s’attaque en effet à un sujet qui a été, en France, relativement négligé par les chercheurs, qu’ils se consacrent à l’alimentation ou à la pauvreté. Faible place des classes populaires dans l’étude de l’alimentation, faible place de l’alimentation dans l’étude sur des classes populaires, alors que, comme on peut le constater depuis les années 1980 et la restructuration de l’aide alimentaire en France, l’alimentation reste au cœur du problème de la pauvreté.
L’alimentation, un objet fuyant
La majorité des études en histoire de l’alimentation ont d’abord traité de ce qui constitue la plupart des sources disponibles et se sont, de ce fait, focalisées sur l’alimentation des élites. Jean-Louis Flandrin, à partir des années 1970, avec gourmandise et un esprit pionnier, a bien montré comment la volonté de se distinguer du commun était un des moteurs de la construction et de la transformation du goût des élites. Aujourd’hui, la célébration du repas gastronomique des Français ou encore les préoccupations pour le goût, les restaurants, les terroirs etc., rendent compte d’une irrigation des recherches par l’idée de la « grandeur française ». Cette perspective conduit à négliger par exemple ce qui constitue les conditions de la mise en place de l’industrie agroalimentaire, de la grande distribution et des modèles alimentaires qui s’y rattachent, auxquels sont renvoyés pour leur quotidien alimentaire la majorité des Français. Michel Bonneau entend quant à lui traiter de « la transition alimentaire des classes populaires urbaines sous l’effet de l’industrialisation » (p. 40 et 52), expression qui rend compte de changements rapides des habitudes alimentaires sous l’effet de l’urbanisation des modes de vie et notamment le passage d’une alimentation majoritairement végétale à une alimentation centrée sur les produits animaux. D’autre part, il affirme vouloir parler « de la cuisine domestique ou populaire, modeste, aux mains des femmes » (pp. 34-35). Il trouve peu de sources du côté des ethnologues, dont les recherches sur l’alimentation de la France ont d’abord concerné les campagnes imaginées comme closes et harmonieuses, marquées par l’autoproduction et les traditions à sauvegarder, et en ville, les populations migrantes. La sociologie, elle, a traité la question sous l’angle des emplois du temps, des modes de vie et de la place que les femmes n’y tiennent plus. Les études sur les inégalités et la pauvreté, quant à elles, telle celle de Serge Paugam, intègrent rarement l’alimentation, à l’exception d’un ensemble de travaux sur les SDF. Il faut attendre la décennie 1990, alors qu’elle devient une préoccupation publique médiatisée, pour que se constitue une sociologie de l’alimentation : les crises alimentaires permettent de gloser sur « l’irrationalité » des comportements « populaires » ; les problématiques de santé publique liées à l’obésité motivent des recherches sous-jacentes à la volonté de réformer les goûts « populaires », question dont Anne Lhuissier a interrogé la genèse pour les consommations ouvrières de la fin du XIXe siècle. L’auteur reconnaît d’ailleurs ce qu’il doit à ce travail de sociologie historique, « fondamental pour la connaissance des pratiques alimentaires des classes populaires urbaines françaises de la deuxième moitié du XIXe siècle, celui qui se rapproche le plus de notre problématique » (p. 56-58).
Animé par la volonté de faire l’histoire de la réalité vécue en s’éloignant du point de vue des élites, l’auteur doit chercher son objet entre les lignes, croiser les données, recourir à des sources variées et « obliques », et les faire jouer ensemble malgré leurs statuts divers (p. 49). Peu de sources primaires, somme toute, au titre desquelles deux corpus principaux : livres de cuisine et de gastronomie, de traités d’économie ménagère et domestique ; mémoires, souvenirs et récits de vie et de voyages. Sont aussi privilégiées les sources secondaires, « ouvrages à caractère historique, géographique, économique et social » et relues attentivement de nombreuses études, ce qui permet de repérer des considérations alimentaires chez des auteurs classiques. Les sources littéraires et dans une moindre mesure, iconographiques sont convoquées pour leur puissance d’évocation et de sensibilité, susceptible d’éclairer « la conscience ouvrière », de restituer l’atmosphère et le sens pour les acteurs. Il s’agit de faire parler les sources ou même les objets (tels les ustensiles de cuisine, p. 72).
Les principales mutations ayant affecté les pratiques alimentaires sur la période considérée sont en réalité difficiles à saisir. Michel Bonneau cherche d’abord à retracer le contexte de l’alimentation sur cette époque longue (XVIIIe-XXe siècle), s’intéressant aux transformations alimentaires et à l’accessibilité aux aliments mais aussi aux transformations des modes de vie, caractérisés par l’avènement d’une nouvelle temporalité liée au travail industriel et à un cadre de vie urbain. Il analyse ensuite les aliments en présence, à partir des menus scolaires et des dépenses des ménages avec un point de vue diachronique, en tenant compte du lien entre les modes d’alimentation et le lieu de résidence pour intégrer le rapport à l’espace (ville ou campagne). Il met en avant des aliments nouveaux (denrées coloniales), des aliments (légumes verts, volailles, beurre) ou des ustensiles distinctifs (signes d’une plus grande sociabilité). Mais, citant la présence de viande de bœuf ou de porc (p. 185), marqueur de goûts sociaux, il insiste sur le fait qu’un même montant de dépense pour une catégorie d’aliment peut cacher des différences de préférences et refléter des goûts propres. Il ne néglige pas les aspects concrets des pratiques alimentaires, marquées par l’approvisionnement, la cuisine, le repas et prend en compte également les manières de table. Un regard sur l’alimentation hors domicile lui permet de traiter des dynamiques des changements alimentaires et des interactions entre sphères domestiques et publiques, facteurs d’acculturation alimentaire. Une partie est consacrée à une caractéristique propre aux pauvres, la faculté d’adaptabilité. Cette capacité, cette aptitude sont souvent peu mises en valeur dans les écrits consacrés à la pauvreté alimentaire, comme dans la réalité des lieux d’aides alimentaires.
Mange-t-on mieux en ville quand on est pauvre ?
Le dernier chapitre propose une typologie des régimes alimentaires des familles populaires dans la seconde moitié du XIXe siècle, incarnant par des portraits la grande fresque tracée. Se situe-t-on dans la voie ouverte par Alain Corbin cherchant à retrouver « le monde d’un inconnu » (Louis-François Pinagot), comme on « recompose un puzzle à partir d’éléments initialement dispersés » ? La méthode évoque la façon dont des anthropologues américains comme Sidney Mintz recourent à des histoires de vie pour accéder au point de vue emic (la vision interne du social). Ce dernier chapitre cherche ainsi à restituer les facettes alimentaires très diverses provoquées par les situations de pauvreté et la place que représente l’alimentation pour les personnes : une possibilité d’épargne, un plaisir à satisfaire à tout prix, etc. Souscrivant à la définition de « la pauvreté relative » de Serge Paugam, Michel Bonneau distingue misère et pauvreté, et choisit d’exclure les plus pauvres de son propos pour se consacrer au « peuple qui échappe à l’indigence » et à une population de « gens ordinaires très larges, englobant tout le peuple (...) des villes » (p. 32).
Justement, mange-t-on mieux en ville qu’à la campagne ? Dans une période où l’on passe d’une pauvreté « dans une économie des aléas climatiques à une pauvreté engendrée par un système de production » (p. 34), la transition alimentaire des classes populaires urbaines sous l’effet de l’industrialisation pose la question de la part de l’ancienne cuisine paysanne dans la nouvelle cuisine populaire, avec comme marqueur, le recours fréquent à la soupe révélatrice de sa persistance – tandis que la boisson fermentée (alcoolisée) signe l’urbanité des mœurs, comme encore la consommation de viande, tenue comme un critère d’amélioration des régimes alimentaires. On retient l’idée que « la migration en ville rend plus complexe la relation d’interdépendance entre pauvres et sociétés ». La nécessité absolue de maîtriser les budgets est une constante pour les personnes à petits revenus. Les plus pauvres adhèrent immédiatement, à la fin du XIXe siècle, à la pratique commerciale du prix unique qui se met en place (p. 245) [1]. Leur alimentation repose sur l’achat de produits de mauvaise qualité. Et Michel Bonneau d’évoquer notamment les problèmes de fraudes et de falsifications (l’ajout d’eau pour le lait, de fécule dans le pain etc.), de rappeler le cas célèbre de la margarine, ou la façon dont la viande de cheval a été imposée comme succédané du bœuf. Au fil du texte, d’autres substitutions sont évoquées (les artichauts par les topinambours, par exemple) jusqu’à consacrer une partie, ancrée dans des témoignages surtout littéraires, à l’imaginaire et à la façon dont on oublie la faim par le rêve (p. 326-329). Car les budgets s’équilibrent grâce à la restriction de nourriture. Hier comme aujourd’hui, l’alimentation sert de variable d’ajustement [2]. L’émergence d’un vrai repas le soir est le signe d’une amélioration du niveau de vie (p. 159), tandis qu’actuellement on constate que la suppression d’un (voire deux) repas indique une situation difficile (la faim) qui se camoufle par un emploi du temps compliqué ou un petit appétit.
Dans ce contexte, la débrouille alimentaire apparaît liée à la dégradation des conditions d’accès à l’alimentation mais elle est peut être aussi la forme originale permettant à cette cuisine d’exister de façon autonome. Sont ainsi évoquées des pratiques aussi diverses que l’accommodation des restes, définis comme « une pratique courante chez les pauvres » (p. 110) ou la récupération dans les poubelles illustrée par un témoignage de la Jack London qui conclut (p. 128) : « non seulement l’ouvrier s’alimente mal, mais on lui donne des morceaux dégoûtants à manger » (p. 131). Ainsi se pose la question de ce qu’est l’immangeable et pour qui, question là encore toujours actuelle, en particulier dans les lieux de distribution alimentaire. À cet égard, il aurait pu être intéressant de développer l’idée de « refus d’aide » (le « dédain des cartes de soupes économiques ») rapidement mentionnée et que l’on peut interpréter comme signe d’une résistance face à l’aide qui est proposée, entachée souvent de jugements moraux. On note ainsi l’idée d’un comportement imprévoyant [3], ou celui d’un défaut de compétence culinaire. L’auteur évoque les ruptures de transmission du fait de l’exode rural ou du travail en usine, des méconnaissances (comme l’art de planter les fruitiers) et lit en creux un corpus d’ouvrages d’enseignement ménager [4].
Conclusion
Le souhait de fournir au lecteur le maximum de données fait de l’ouvrage un travail foisonnant, sur les détails duquel on aimerait s’arrêter. L’accumulation nuit parfois à la synthèse des propos mais elle confère à cet ouvrage l’aspect d’un manuel très appréciable. La manipulation d’autant de sources différentes peut donner des confrontations surprenantes, telle la convocation du sociologue Jean-Pierre Corbeau à la suite d’un témoignage d’Émile Zola (p. 260-261). Un index ouvrant sur d’autres niveaux de lecture aurait d’ailleurs aidé le lecteur à mieux exploiter le foisonnement thématique. D’autres précisions auraient pu être apportées. Tout au long de son ouvrage, Michel Bonneau reprend aux auteurs cités de nombreux termes désignant les populations considérées (petites gens, miséreux, indigents, exclus), sans toujours les articuler à sa propre définition de la pauvreté. Malgré sa volonté de définir l’alimentation des pauvres de façon autonome, il n’échappe pas, d’autre part, à la difficulté de la définir autrement que par la négation, l’absence ou le vide, pas plus qu’il n’échappe à une certaine généralisation ou imprécision dans l’usage des citations. Fallait-il, enfin, reprendre sans la discuter la périodisation en trois temps alimentaires proposé par le géographe Claude Thouvenot (p. 11) [5] ?
Même s’il décide de ne pas traiter les périodes de guerre en tant que telles, la période de la guerre de 1914 par exemple et les ruptures engendrées, sources d’innovations sociales rejaillissant sur l’alimentation aurait pu être plus sensible (notamment par une lecture au prisme du genre qui n’est pas très sensible). Dans cette difficulté de périodisation, il se heurte également à l’absence de simultanéité des paramètres évoqués, du fait de la taille du territoire qu’il couvre ou qu’il sollicite dans sa confrontation de données. L’échelle choisie empêche de donner toute la mesure au questionnement de départ sur les goûts des pauvres. Un regard plus appuyé sur les chaînes d’approvisionnement (à la façon de Reynald Abad pour le Paris de l’Ancien Régime) y aurait peut être également contribué.