Recensé : Patrick Manning, The African Diaspora. A History through Culture, New York, Columbia University Press, 2010, 394 p.
Patrick Manning, spécialiste de l’histoire de l’Afrique, est un des pionniers de l’histoire mondiale et de l’histoire globale. Professeur d’histoire mondiale à l’université de Pittsburgh et directeur de son Centre d’histoire mondiale (créé sous son impulsion en 1994), auteur du manuel d’histoire mondiale Navigating World History (2003), il est président du réseau international d’histoire mondiale (World History Network). Avec cet ouvrage de synthèse, il aborde ce que depuis les années 1950 on a appelé les Black Studies. Ce courant s’est développé aux États-Unis à partir des années 1960-1970, en lien avec le mouvement pour les droits civiques ; le premier département de Black Studies a été créé en 1968 à San Francisco, sous l’égide du sociologue Nathan Hare. Les « Black Studies » (ou « Afro-American Studies ») entendent étudier l’histoire et la culture des Noirs dans le monde entier, et leurs interactions avec le reste de la société.
L’approche de Manning s’inscrit dans l’héritage du concept d’« Atlantique noir » développé à partir de 1993 par le sociologue britannique Paul Gilroy [1]. Cette expression désigne un lieu d’échanges et de liens transnationaux, à travers lequel se construisent et se transforment en permanence les cultures noires. L’idée de « diaspora africaine » apportée par Manning est reprise de Gilroy, qui avait pensé la diaspora comme espace de mobilité, de fluidité et d’hybridité, et non pas seulement comme une conscience communautaire et comme une mémoire de la terre des origines. Comme Gilroy, Manning veut critiquer l’historiographie dominante qui a ignoré ou méprisé le rôle de cet Atlantique noir. Il entend revaloriser cet espace et son rôle en tant que lieu de naissance de contre-cultures hybrides, qui participent à la construction de la modernité.
La notion de « diaspora africaine » illustre l’idée que des peuples africains ou d’origine africaine ont, à différentes périodes, de gré ou de force, migré vers d’autres continents (Europe, Amériques, Asie) et s’y sont établis. Cette notion sous-entend l’idée d’un lieu commun de départ, qui est l’Afrique. La notion de diaspora, classiquement employée pour désigner la diaspora juive ou la diaspora chinoise, a été employée pour qualifier les descendants d’Africains, avant Manning, par la société civile (associations, réseaux). Cette expression est aussi utilisée en France par des spécialistes d’histoire africaine, comme François Durpaire et Christine Chivallon. Toutefois, elle a pu susciter la polémique. Établir un parallèle avec la diaspora juive présuppose qu’il y a unité de la diaspora ; or il y a eu en fait plusieurs origines et plusieurs vagues. C’est peut-être dans le lien entre les mouvements africain et américain d’émancipation que le concept de « diaspora » trouve sa justification.
Une approche mondiale et globale
L’approche de Patrick Manning doit autant à l’histoire mondiale qu’à l’histoire globale, deux courants proches l’un de l’autre mais qui ne se superposent pas complètement. L’histoire mondiale renvoie surtout à une volonté totalisante, une ouverture à un cadre spatio-temporel très large, tandis que l’histoire globale renvoie plus spécifiquement à la mondialisation (« globalization » en anglais), c’est-à-dire à un phénomène d’interactions et d’interrelations accrues entre les différentes parties du monde. Si tous les chercheurs sont loin de s’accorder sur l’époque du début de la mondialisation, on entend toutefois souvent par ce mot un phénomène qui s’est accéléré depuis quelques décennies, sous l’effet de deux facteurs : les progrès technologiques dans le domaine des transports et des technologies de l’information et de la communication, et l’accélération de la libéralisation économique, étendue peu à peu au monde entier. La notion d’histoire globale sous-entend aussi qu’on s’intéresse non pas seulement aux acteurs étatiques, mais à tous les acteurs non étatiques, transnationaux, tels les experts, les fondations privées, les firmes transnationales, la société civile.
L’une des innovations de l’ouvrage de Manning, par rapport à celui de Gilroy, est d’aborder l’histoire des peuples africains à l’échelle mondiale : il ne s’intéresse pas seulement à l’aire atlantique mais au monde entier, Asie incluse (contrairement à Gilroy qui appréhendait seulement le cadre atlantique). Il s’agit pour lui d’étudier plusieurs régions et nations parallèlement, et sur le temps long : de 1400 à nos jours. Il présente l’évolution de l’histoire des Africains et des peuples de descendance africaine, vaste ensemble qui représente aujourd’hui 1/6e de l’humanité. En six chapitres denses, il brosse un tableau de l’évolution de ces peuples sur le temps long, en dégageant de grandes étapes, comme « la survie » (1600-1800), la conquête de « l’émancipation » (1800-1900), de la « citoyenneté » (1900-1960), et enfin de « l’égalité » (1960-2000). L’aire géographique traitée est elle aussi très vaste : elle s’étend non seulement au continent africain, mais aussi aux Amériques, à l’Europe et à l’Asie.
Manning cherche à identifier des connexions qui ont amené les Africains à se forger un sentiment d’appartenance. L’approche globale lui permet de mettre en évidence des liens entre des phénomènes auparavant étudiés de manière séparée. Il montre par exemple comment, au milieu du XIXe siècle, l’esclavage est dénoncé de manière concomitante en Amérique du Nord, du Sud, en Afrique de l’Ouest, dans l’empire ottoman, et en Inde.
La « race », une notion controversée
Manning, bien que posant clairement que les « races » n’existent pas au sens biologique du terme, emploie cependant ce terme, car, il estime que le concept de « races » existe, lui, du simple fait qu’il est utilisé par des sociétés humaines. La race n’a pas de fondement comme catégorie biologique, mais, pour Manning, elle a une pertinence en tant que catégorie sociale construite. L’auteur pose alors une question importante : des « réparations » devraient-elles être accordées aux descendants des esclaves et des colonisés pour l’injustice passée subie par leurs ancêtres ? C’est une question difficile à trancher : qui paierait combien et à qui ? Manning rappelle cependant que de tels versements ont parfois eu lieu dans l’autre sens : Haïti a payé à la France 25 millions de francs-or, des décennies après son indépendance, pour indemniser les planteurs français. Il fait également valoir qu’à la suite de la Shoah la RFA et la RDA ont versé des réparations financières à l’État d’Israël.
Manning s’intéresse de près aux luttes et aux mouvements sociaux. Son travail nourrit la réflexion entamée en France par l’ouvrage de Didier et Éric Fassin en 2006 avec De la question sociale à la question raciale. Il montre que les deux questions sont liées et souligne la permanence et l’importance de la « question sociale ». Ses réflexions s’inscrivent aussi en écho aux travaux récents de Pap Ndiaye sur la « condition noire » [2]. Après avoir étudié la lutte des Noirs pour l’émancipation au XIXe siècle, il aborde celle pour la citoyenneté de 1900 à 1960, et celle pour l’égalité de 1960 à nos jours. Il souligne le rôle moteur joué, dans ces luttes, par les différents partis communistes et par le mouvement communiste international à partir de 1920 : ils ont stimulé et organisé la lutte sociale des Noirs pour la reconnaissance de leurs droits politiques, économiques et sociaux. Il souligne le rôle de militants communistes noirs, et met en évidence le rôle du syndicalisme, surtout à partir des années 1930 (pendant la Grande Dépression mondiale). Les grandes réunions panafricaines, comme la Conférence panafricaine de Manchester en 1945, ont permis d’internationaliser la mobilisation. Cette vision globale permet à Manning de faire un parallèle entre le mouvement pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 1950-1960 et le grand mouvement, concomitant, de décolonisation de l’Afrique.
Dans son panorama de l’histoire sociale de la diaspora africaine, l’auteur identifie des temps forts, des moments de progrès et de changement, comme les années 1960, et des moments de reflux, de retour en arrière, comme les années 1980 sous l’effet notamment des gouvernements conservateurs alors en place aux États-Unis et au Royaume-Uni. Il identifie aussi un nouveau pas en avant dans les années 1990 avec l’élimination de l’apartheid en Afrique du sud, et avec la Constitution adoptée par ce pays en 1996, modèle théorique de démocratie et de garantie d’égalité sociale. Observant que l’accession des Noirs à la citoyenneté dans les années 1960 (décolonisations en Afrique et mouvement des droits civiques aux États-Unis) n’a pas coïncidé avec leur accession à l’égalité en pratique par rapport aux Blancs, il souligne l’émergence de nouvelles luttes en vue de la conquête d’une véritable égalité entre Noirs et Blancs. En effet, ainsi qu’il l’illustre par des données quantitatives précises (statistiques sur le taux d’éducation, le niveau social, et l’infection par le sida, des Noirs et des Blancs), de fortes inégalités économiques et sociales persistent aujourd’hui entre Noirs et Blancs, malgré l’égalité théorique en droit. Le grand enjeu actuel est donc désormais, selon Manning, davantage une question sociale qu’une question raciale.
Une vision essentialiste ?
Manning estime qu’au-delà de la diversité des cultures des peuples noirs, il existe une cohérence et un sens à la production culturelle de la « diaspora » africaine. Cela le conduit à étudier l’unité et la diversité des productions et expressions culturelles des Noirs au fil du temps. Tout au long de l’ouvrage, il s’attache à montrer les avancées culturelles permises par les communautés noires. Se créant eux-mêmes en tant que groupe, les Noirs ont selon lui créé une véritable identité transnationale, reposant sur une grande vivacité de création culturelle, particulièrement depuis la fin du XXe siècle dans le domaine des « visual arts ». Cette vision comporte toutefois un risque d’essentialisme. Comme le faisait en son temps Aimé Césaire avec le concept de « négritude », Manning semble suggérer qu’il y aurait certains traits caractéristiques spécifiques aux « Noirs » : une grande créativité, des qualités artistiques, technologiques, le sens de la collectivité, de la « communauté », et la résistance et la combativité contre l’oppression. Ces caractéristiques ne sont-elles pas en réalité attribuables à tous les groupes humains ? Dans sa conclusion, Manning aborde le dilemme entre universalité et diversité culturelle. L’accession des Noirs à une véritable égalité par rapport aux Blancs entraînerait-elle la perte de la diversité culturelle, par une « normalisation » de la « culture noire », qui s’alignerait sur les standards « blancs » ? Non, répond-il, car la communauté noire ne cesse de cultiver et de développer son identité sociale et culturelle.
Rédigé de manière très claire, cet ouvrage fait une synthèse de nombreux travaux récents. Chaque fin de chapitre est agrémentée d’une riche bibliographie commentée. Ses thèses sont toujours justifiées et illustrées par des exemples précis et concrets. Il brasse une large quantité d’informations, et réussit la prouesse de les présenter de façon à ne pas noyer le lecteur sous la masse, les agençant au contraire très intelligemment de manière à créer du sens par des rapprochements pertinents, entre des phénomènes survenus dans des aires géographiques très différentes. Surtout, il pose des questionnements originaux et stimulants. Ce livre contribue grandement à populariser les apports des Black Studies, de l’histoire transnationale, de l’histoire mondiale, et des cultural studies.