Les sciences sont plurielles, dans leurs objets, dans leurs méthodes. Tendent-elles cependant à produire un même discours sur le monde ? S. Ruphy propose une nouvelle interprétation de cette très ancienne question.
Les sciences sont plurielles, dans leurs objets, dans leurs méthodes. Tendent-elles cependant à produire un même discours sur le monde ? S. Ruphy propose une nouvelle interprétation de cette très ancienne question.
Les différentes sciences ont-elles, dans la variété de leurs méthodes et de leurs langages, un objectif commun ? Leurs discours variés peuvent-ils s’articuler en un seul discours unifié à propos du monde ? Dans son livre Scientific Pluralism Reconsidered, Stéphanie Ruphy propose un nouveau tour d’horizon et une nouvelle défense du pluralisme scientifique, position selon laquelle, pour bien comprendre ce que nous apprend telle ou telle science, il ne faut pas négliger ce que chacune d’elles possède de spécial ou d’irréductible.
S. Ruphy délimite 3 principaux problèmes à propos de l’unité de la science, qu’elle traite dans chacun des 3 chapitres qui composent l’ouvrage. Le premier concerne l’unité des objets de la science. Existe-t-il différents genres de choses que l’on ne peut connaître que par des moyens différents ? Cette question est à distinguer de celle - qui correspond au deuxième grand problème - du réductionnisme inter-théorique : peut-on unifier par réduction les théories et les lois développées dans les diverses branches de la science ? Enfin, le troisième grand problème est celui de la multiplicité des représentations scientifiques d’un même phénomène : peuvent-elles être compatibles, c’est-à-dire simultanément vraies ?
La première force de l’ouvrage de S. Ruphy consiste en cette spécification des questions que pose l’unité de la science. Ce thème, qui suppose une réflexion méta-scientifique, est en effet difficile à aborder dans sa globalité, puisque ses questions traversent tous les problèmes de philosophie des sciences ; trop souvent il n’est traité que sous l’angle du réductionnisme inter-théorique (le deuxième grand problème). Toutefois, offrir une présentation générale d’un problème ne signifie pas en donner une solution qui serait elle-même globale, systématique et complète. Ainsi, S. Ruphy ne propose au contraire de réponse qu’à des questions particulières, internes aux différents problèmes épistémologiques déjà existants, et ne cherche pas à adopter une position globale qui viserait à résoudre tous les problèmes épistémologiques grâce à une réponse ou un principe unique. Ce point de vue interne, qui a la vertu d’être une forme de prudence épistémologique, nous invite à considérer chaque question avec attention et seulement dans ses propres limites. Il conduit à des remarques critiques autant que constructives, et à des positions qui sont, en général, pluralistes et déflationnistes.
Les monistes - auxquels s’opposent les pluralistes - pensent que la pluralité des sciences ne naît que de la limitation de notre point de vue humain, et qu’elle ne signale donc pas l’existence d’une authentique diversité de méthodes et d’objets. Au contraire, les différentes disciplines scientifiques seraient, selon eux, réductibles à une seule science. Si nous ne disposons que d’un ensemble de sciences qui semblent indépendantes, c’est parce que notre point de vue est subjectif : nous ne sommes pas omniscients, et nous pouvons nous tromper, Ainsi, dans notre démarche pour expliquer le monde qui nous entoure, nous procédons par tâtonnements, et nous travaillons sur plusieurs plans séparés. Mais selon les monistes, si nous pouvions quitter ce point de vue subjectif pour embrasser le monde d’un regard objectif, alors nous pourrions élaborer des explications définitives sur le monde, qui s’articuleraient toutes au sein d’un même système. Dans cette optique, plusieurs explications d’un même phénomène ne sauraient être vraies en même temps : le monde est le seul arbitre de la vérité. Nous pouvons nous méprendre dans notre observation du monde, mais le monde lui-même est bel et bien constitué d’objets qui entretiennent des relations systématiquement ordonnées. Ce sont ces relations et ces objets que toutes les sciences cherchent à connaître, et, par l’élimination progressive des erreurs, les différentes explications scientifiques doivent converger vers un unique système d’explications.
Cet argument suppose lui-même que nous sachions déjà, d’une part, que le monde est bien ce qui rend vraies nos explications, et d’autre part, que le monde est effectivement à l’image des explications qu’il rendrait vraies : un tout organisé, systématisé. En ce qu’il véhicule des thèses sur ce qu’est la nature du monde, il comporte donc une dimension métaphysique. Or, comment vérifier la vérité de ces thèses, sans pour cela aller au delà de ce que notre point de vue subjectif humain nous permet de connaître ? S. Ruphy, de concert avec la plupart des autres défenseurs du pluralisme, adresse ce reproche aux positions monistes. En cherchant à préserver l’idée d’une unité - qu’elle soit épistémique ou métaphysique - face à la diversité des sciences, là où il semble pourtant à première vue que nous avons affaire à une authentique pluralité de disciplines irréductibles les unes aux autres, ces positions supposent que nous sachions déjà que la nature du monde est d’être un ensemble d’objets organisé. Or, rien ne nous permet, dans cet argument, de voir en cette hypothèse quelque chose dont nous sommes sûrs.
La plupart du temps, les pluralistes ne s’en tiennent pas à cette critique. Par exemple, voici comment le philosophe anglais J. Dupré la prolonge. Si nous prenons au sérieux d’une part la pluralité des explications concurrentes, mais vraies, établies par les différentes sciences, et, d’autre part, l’idée que c’est le monde qui rend vraies nos explications scientifiques, alors nous sommes conduits à une thèse sur la nature du monde complètement opposée à celle des monistes. Nous devons conclure que le monde, loin d’être un tout systématiquement organisé, est plutôt un désordre d’objets. Supposer que le monde est composé d’objets dont les manières d’être ne sont pas normées expliquerait mieux pourquoi la science, tournée vers l’unique objectif d’expliquer le monde, est éclatée en plusieurs disciplines que nous ne parvenons pas à réduire les unes aux autres. Introduites au sein de l’activité scientifique, les relations normées qu’entretiennent les objets du monde n’existent que relativement à nous : nous mettons de l’ordre dans le chaos. La variété des sciences est conditionnée par la nature désordonnée du monde elle-même.
De tels prolongements de la critique du monisme sont, aux yeux de S. Ruphy, inacceptables. En effet, ces pluralistes tombent selon elle dans le même genre d’écueil que les monistes, en s’autorisant à soutenir des thèses sur la nature du monde : notre point de vue irrémédiablement interne à notre subjectivité humaine nous interdit de penser qu’il est raisonnable de connaître ce qui n’est connaissable que d’un point de vue objectif. Prisonniers de la même volonté de systématisation, les pluralistes traditionnels cherchent donc, selon l’auteure, à établir des connaissances qui vont au delà de ce que nous pouvons connaître, en tant qu’humains. Elle préconise ainsi de délaisser ce genre de thèses philosophiques - répondant à des objectifs proprement métaphysiques - et propose plutôt de prendre pleinement acte de notre limitation humaine en examinant ce que les sciences particulières disent du monde sans dégager une thèse générale sur ce qu’est le monde.
De cet aspect critique naît une approche constructive : S. Ruphy traite les problèmes autour de la question de l’unité de la science séparément et en détail, et toujours dans ce souci, imposé par notre subjectivité, de ne pas dépasser les bornes. Ainsi, le qualificatif « interne » peut recevoir une deuxième lecture, qui rend justice à une autre préoccupation de S. Ruphy dans sa démarche, plus positive : elle cherche à reconnecter les mondes désormais séparés des scientifiques et des philosophes, à mettre l’accent, dans son analyse philosophique, sur des exemples de pratiques réelles des scientifiques. Il ne s’agit évidemment pas de rendre la philosophie indispensable aux scientifiques [1]. Sans prétendre avoir un impact normatif sur ce que doivent penser ou faire les scientifiques et écrivant également en qualité d’astrophysicienne, elle discute donc certains cas d’études contemporains originaux et détaillés qui se distinguent des exemples récurrents, souvent anciens (tels que le phlogistique).
À cet égard, l’étude de cas la plus développée de l’ouvrage porte sur les représentations concurrentes en taxonomie stellaire, dans le troisième chapitre (lui-même dédié au troisième grand problème). Cette étude de cas montre qu’au sein d’un même ensemble théorique, il est possible de produire des explications incompatibles qui semblent pourtant tout autant justifiées. La taxinomie stellaire est la branche de l’astronomie qui s’occupe de classer les étoiles. Beaucoup d’indices montrent que le classement des étoiles est voué à être un ensemble de classements hétérogènes. En effet, si les spécialistes s’accordent par exemple à dire qu’un classement peut être établi en prenant en compte les propriétés intrinsèques des objets - ses « paramètres structurels » - le classement des étoiles ainsi établi au moment x ne pourra jamais être permanent, car les propriétés intrinsèques des étoiles sont elles-mêmes transitoires (p. 118-124).
Son approche permet également à l’auteure de prendre ses distances avec les représentations parfois trop idéalisées de l’activité des scientifiques que véhiculent certaines thèses philosophiques. L’une des idéalisations les plus courantes dans les analyses de philosophie des sciences est de considérer les théories scientifiques uniquement comme des objets logiques ; comme si cet aspect des théories scientifiques pouvait être examiné séparément de tous leurs aspects factuels (le fait que les théories soient produites par tel groupe de personnes, à tel endroit, à tel moment), et comme si seul cet élément permettait de comprendre ce que peuvent expliquer les sciences. Certains philosophes supposent en effet que la logique de la science [2] n’est pas influencée par ces paramètres factuels. Si l’on accepte ce genre d’hypothèse, il devient alors plutôt tentant de supposer qu’en décrivant complètement la logique de la science, nous décririons ce qui, dans le monde, n’est pas soumis au changement factuel - autrement dit, nous décririons ce qui relève de sa structure profonde [3]. De ce point de vue, l’enjeu de la question du réductionnisme inter-théorique (le deuxième grand problème autour de l’unité de la science) prend alors des allures fortement ontologiques.
Cependant, que l’on puisse examiner la logique des théories scientifiques en écartant tous les paramètres factuels sans en avoir une vision dénaturée ou incomplète, nous avons des raisons d’en douter. Dans le cadre méthodologique que s’impose l’auteure, cela est même inacceptable. Si l’on examine la logique des théories scientifiques sans prendre en compte ces paramètres, alors nous ne pouvons pas bien comprendre leur pouvoir explicatif réel : dans la pratique, il est impossible de démêler les aspects de la science construits suivant la logique pure logique de ceux qui y entrent parce que c’est la science produite par tel groupe, à tel endroit et à tel moment. Les sciences ne sont tout simplement pas des objets logiques indépendants de toute factualité, et oublier cela, lorsqu’on se demande si les théories scientifiques sont réductibles les unes aux autres, revient simplement à changer de question et à abandonner celle qui porte sur les sciences telles qu’elles sont. C’est pourtant bien cette question qui nous intéresse.
Pour résoudre les problèmes de réduction, S. Ruphy réintroduit donc des considérations sur les sciences telles qu’elles sont effectivement, par exemple le fait que leur construction soit soumise à la temporalité. Elle redéfinit donc la portée de ces problèmes en se débarrassant de ce qu’il y avait d’idéalisé dans cette conception des sciences.
On peut s’étonner que les arguments de S. Ruphy ménagent peu de place aux sciences sociales, en particulier à la sociologie, l’histoire ou l’économie. En effet, la compréhension des relations qu’elles entretiennent avec des sciences comme la biologie ou la physique est un enjeu central du problème de l’unité de la science. Traditionnellement [4], le problème du réductionnisme inter-théorique est celui de l’unité des diverses branches de la science sans exception. Or, si l’auteure évoque les sciences sociales, elle laisse de côté un examen plus précis de leurs spécificités pour réserver une part bien plus large à des sciences comme l’astronomie ou la biologie. Cela peut toutefois s’expliquer par le format du livre : il serait vain d’espérer faire le tour des spécificités de chacune de ces formes de discours en un seul ouvrage. On ne peut donc pas lui en tenir rigueur, d’autant plus qu’elle apporte des contributions originales dans les exemples discutés, même s’ils appartiennent au champ des sciences dites naturelles.
Mais le choix de S. Ruphy est aussi révélateur du statut plus général de son ouvrage. Si ce dernier se présente comme une introduction au débat autour du pluralisme, il s’avère également en proposer une défense originale. Ainsi, si certains points qui font traditionnellement l’objet de longues discussions sont simplement évoqués, c’est pour ne pas perdre en efficacité, dans la présentation des embarras philosophiques qui constituent le cœur du problème, et dans la défense de son pluralisme interne. S. Ruphy réussit donc, selon une stratégie économique et élégante, à proposer une nouvelle charpente pour le débat sur le pluralisme scientifique, qui conduit à en défendre une certaine forme.
par , le 15 février 2018
– Rudolf Carnap, « Empiricism, semantics, and ontology », Revue internationale de Philosophie, vol. 4, n° 11, 1950, p. 20-40.
– Nancy Cartwright, The Dappled World : A Study of the Boundaries of Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
– Jordi Cat, « The Unity of Science », in Edward N. Zalta (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2017.
– John Dupré, The Disorder of Things : Metaphysical Foundations of the Disunity of Science, Harvard University Press, 1993.
– James Ladyman, « Structural Realism », in Edward N. Zalta (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2016.
– Amie. L. Thomasson, Ontology Made Easy, Oxford, Oxford University Press, 2015.
– Stephen H. Kellert, Helen E. Longino, C. Kenneth Waters (dir.), Scientific Pluralism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006.
Anne-Lise Assada, « Une seule science ? », La Vie des idées , 15 février 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Une-seule-science
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[1] Ce divorce entre science et philosophie, survenu au XXe siècle, se traduit sociologiquement, comme le rappelle S. Ruphy dans une note de bas de page, par un changement des types de spécialistes qui publient dans les grandes revues scientifiques. Auparavant, la plupart des comités de ces revues comportaient un grand nombre de philosophes ; ils en sont aujourd’hui absents.
[2] Par cette expression, j’entends ici à la fois la logique selon laquelle se déploient les éléments d’une certaine théorie scientifique, et la logique des rapports qu’entretiennent les théories entre elles.
[3] Certains défenseurs du réalisme structurel peuvent soutenir ce genre de thèses. Cette position est actuellement très populaire parmi les philosophes des sciences.
[4] La compréhension des relations entre ces différentes formes de science était d’ailleurs au cœur de la réflexion des philosophes du Cercle de Vienne, tout spécialement d’O. Neurath.