Qui étaient les lectrices de Simone de Beauvoir ? À partir d’un matériau exceptionnel fondé sur les échanges épistolaires de la philosophe avec son lectorat, Marine Rouch livre une vision incarnée de la réception de la pensée beauvoirienne.
Qui étaient les lectrices de Simone de Beauvoir ? À partir d’un matériau exceptionnel fondé sur les échanges épistolaires de la philosophe avec son lectorat, Marine Rouch livre une vision incarnée de la réception de la pensée beauvoirienne.
« Chère Simone de Beauvoir », mais aussi « Madame », « Chère Madame » : ainsi commencent les lettres adressées à Simone de Beauvoir par Blossom Margaret Douthat Segaloff, Mireille Cardot, Colette Avrane, Claire Cayron et Huguette-Céline Bastide, que Marine Rouch réunit et édite ici. « Chère Simone de Beauvoir », c’est aussi le titre d’un carnet de recherches tenu par la même Marine Rouch [1], et surtout de sa thèse de doctorat, soutenue le 6 décembre 2022, « Chère Simone de Beauvoir : voix et écritures de femmes « ordinaires ». Contribution à une histoire de la lettre à l’écrivaine (1948-1970) ». Nul doute que cet ouvrage, ainsi que l’ensemble des travaux de son autrice, constitue une contribution extrêmement précieuse pour qui s’intéresse aux correspondances aux écrivains, à l’histoire des femmes ordinaires, mais aussi, et sans exhaustivité, à Simone de Beauvoir, ou encore à la sociologie de la réception.
Les spécialistes de littérature font remonter la correspondance avec un écrivain à Jean-Jacques Rousseau [2]. Si Descartes, Montaigne, Boileau ou Voltaire ont eux aussi reçu des lettres, c’est en effet avec La Nouvelle Héloïse que se serait développé le courrier des lecteurs et lectrices « ordinaires ». C’est également au XVIIIe siècle – siècle qui invente l’archive et qui sacralise l’écrivain – que des auteurs, comme Rousseau ou Bernardin de Saint-Pierre, vont commencer à garder ces lettres, voire les brouillons de leurs propres réponses [3]. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le champ littéraire se reconfigure, avec des écrivains et écrivaines pris dans la consommation de masse et la médiatisation : la télévision, la radio, les magazines les rendent plus accessibles (nombreux sont les exemples dans ces lettres où les épistolières commentent des événements de la vie de Simone – vacances, voyages, maladies –, qu’elles ont appris par les médias), et la pratique de l’écriture de lettres à l’écrivain ou écrivaine se répand [4]. Ces courriers fournissent un matériau d’exception : ils permettent en effet de saisir, en actes, les mécanismes de lecture, de réception, d’appropriation, qu’il s’agisse de la correspondance reçue par Balzac ou Eugène Sue [5], par Annie Ernaux [6]… ou par Simone de Beauvoir.
Marine Rouch estime à environ 20 000 le nombre de lettres reçues par Simone de Beauvoir entre 1944 et 1986, déposées en 1995 à la Bibliothèque Nationale par Sylvie Le Bon de Beauvoir, et aujourd’hui classées dans quarante-quatre boîtes à archives de ce qui est nommé « le fonds Simone de Beauvoir-lettres reçues ».
L’histoire littéraire souligne combien la « lettre à l’écrivain » – ici à l’écrivaine – écrite par des gens « ordinaires » dépend de la teneur autobiographique des écrits, qui permet alors au lecteur ou à la lectrice de s’identifier, de voir en l’autre un alter ego, que l’on admire certes, mais à la sensibilité duquel on peut se confier [7]. L’œuvre autobiographique transforme ainsi le « grand écrivain » ou la « grande écrivaine », en une personne accessible, avec ses sentiments, ses doutes, ses malheurs, ses élans. Le courrier que reçoit Simone de Beauvoir, de la même façon, connaît une inflexion après la parution des Mémoires d’une jeune fille rangée. Marine Rouch distingue trois moments : entre 1949 (parution du Deuxième sexe) et 1953, les lettres sont peu nombreuses, et proviennent du public « éclairé », intellectuel. Le courrier prend de l’ampleur avec l’obtention du prix Goncourt pour Les Mandarins, en 1954, mais il s’élargit et se féminise avec le moment mémoriel et autobiographique des années 1960. Des extraits des Mémoires d’une jeune fille rangée, comme de La Force de l’âge ensuite, paraissent dans Elle. Un extrait d’Une mort si douce parait dans Marie-Claire. La Femme rompue sera prépublié par extraits dans Elle entre octobre et novembre 1967 [8]. Le nombre de lettres – tel que nous en informent les lettres conservées – s’envole : 85 en 1956, 107 en 1957, 200 en 1958, 244 en 1959, 319 en 1960, 460 en 1961, 503 en 1962, 644 en 1963, 1 046 en 1964, 1 000 en 1965, puis entre 500 et 800 jusqu’en 1974 [9].
Dans cet ouvrage, Marine Rouch se focalise sur cinq correspondances, dont elle restitue la conversation, entrelaçant les lettres avec celles de Simone de Beauvoir quand elles ont été conservées, et introduisant chacune par un récit biographique… et un portrait. Pourquoi ces cinq-là ? Sans doute parce que Marine Rouch entretient un lien émotionnel fort avec leur histoire, notamment parce qu’elle les a rencontrées, elles ou leurs filles. L’émotion empreint d’ailleurs la préface de l’ouvrage, où Marine Rouch se souvient de la première fois où elle a consulté le fonds Simone de Beauvoir, à la Bibliothèque Nationale, il y a dix ans. « Bouleversée », « intimidée », « tour à tour amusée, émue, en colère », « passionnée », Marine Rouch explique également l’effet de cette lecture sur son propre parcours, puisqu’elle estime avoir été littéralement « transfigurée » par ces rencontres, de papier et aussi, pour certaines de chair. Si j’insiste sur cette dimension, c’est qu’elle situe en abyme le projet du livre : dans leurs différences – elles n’ont pas le même âge (Colette et Mireille sont des jeunes filles, les autres des jeunes femmes), n’ont pas les mêmes conditions de vie, sont pour certaines célibataires, pour d’autres mariées, pour d’autres seules avec des enfants…- elles racontent toutes comment la lecture des œuvres de Simone de Beauvoir, puis la correspondance, non seulement les aident, les portent, mais de même, les transfigurent : « Vous m’avez faite telle que je suis aujourd’hui », « vos livres m’ont arraché une espèce de peau épaisse qui collait à moi », écrit ainsi Huguette-Céline Bastide. À rebours de la thèse des Trente Glorieuses, dont Marine Rouch, dans sa préface, rappelle les points aveugles et les raccourcis, ces lettres décrivent sur le long cours la difficulté de grandir fille et d’être femme : certes, certains événements, certaines réflexions ancrent les propos dans leur contexte historique ou dans des particularités biographiques (le Gaullisme, la guerre du Vietnam, mais aussi la lecture par les mères des lettres ou du journal de leurs filles, l’impossibilité dans ces milieux bourgeois de dire ou de vivre son homosexualité, les grossesses non maîtrisées, le mariage avec un fou violent qui menace sa femme d’un couteau et tient la comptabilité de l’amortissement du corps de son épouse …), mais nombre des propos traversent les chapitres : le sentiment d’engluement, d’étouffement, l’emprisonnement dans la vie domestique, la crainte de voir s’étioler ses aspirations, la frustration, mais aussi la révolte, la passion de la lecture, de l’écriture, la soif de vivre (« je sens une curieuse force en moi et j’ai peur de la laisser perdre », p. 236). Toutes les révoltes n’aboutissent pas à des changements de vie, et l’impression de lecture est souvent douce-amère. Si je connaissais les lettres d’Huguette, pour le travail réalisé avec Karine Bastide [10], sa fille, les retrouver ici, parmi les lettres de Blossom, de Claire, de Colette et de Mireille leur donne encore un autre écho, amplifie le propos : il faut alors imaginer Simone de Beauvoir les lire parfois dans le même mois, la même semaine, et leur répondre.
Car à chacune, et à leur grande surprise, Simone de Beauvoir répond, Marine Rouch le précise dans sa préface, contrairement à Jean-Paul Sartre qui avait un secrétaire pour gérer son courrier. Les lettres ne sont jamais très longues (et pour avoir vu les originaux adressés à Huguette, elles sont souvent difficiles à déchiffrer), mais la philosophe remercie, console, conforte, et surtout encourage à écrire : elle recadre Blossom dans son « amour-idolâtrerie », est sans complaisance pour les écrits qu’on lui envoie, « féroce » même dans ses appréciations, enjoignant ses correspondantes à davantage travailler, à chasser les idées reçues, à aller encore plus loin, plus profondément. Elles se rebiffent parfois, Claire taquine la grande dame quand Huguette craint toujours de la déranger, Colette du haut de ses 17 ans essaie de la réconforter sur la pensée de la mort (« Ne pensez pas aux enfers sculptés sur les tympans des églises romanes mais à la princesse aux gants noirs des livres de Cocteau », p. 170), elles se permettent également des remarques sur tel ou tel ouvrage de l’écrivaine, distribuant elles aussi les bons et mauvais points, elles discutent de leurs lectures, conseillent un livre, un film, un disque : elles l’écrivent, Simone est souvent la seule à qui elles peuvent se confier, la seule avec qui elles peuvent discuter. Elle est celle qui donne un sens à leur vie, qui sauve la vie (citation) ou en tout cas, leur permet d’exister. Elle les fait, également, se sentir moins banale, moins « ordinaire », donne à chacune le sentiment d’être un peu exceptionnelle ; Il est d’ailleurs terrible, inversement, de lire leur crainte, parfois, de ne pas être à la hauteur, leur honte de « devenir un peu plus comme tout le monde, comme une femme quelconque » (p. 69), parce qu’elles se sont mariées, ont eu des enfants, ont des « soucis de bonne femme » (p. 353), ont été rattrapées, elles aussi « flouées » (p. 169, 210), cette honte se traduisant dans les mots, mais aussi par le silence, certaines interrompant la correspondance pendant de nombreuses années (« Je n’étais pas devenue écrivaine, alors à quoi bon la déranger » p. 160), avant d’y revenir, par exemple comme Colette, à l’occasion d’un air de jazz…
On ne peut que partager l’approche phénoménologique prônée par Marine Rouch, notamment dans son très beau discours de soutenance [11], et à la fin de sa préface, quand elle livre, superbement, les identifications avec ces cinq jeunes femmes (p. 32) : si la lecture des écrits de Simone de Beauvoir a changé ces femmes, si la lecture des lettres a ému et « transfiguré » Marine Rouch, la lecture de son livre, à son tour, est particulièrement émouvante : dans ces conversations restituées, et tout comme le portrait en début de chapitre permet de leur donner un visage, elle rend voix à ces femmes, chacune dans son timbre, entre éclats et chuchotements, avec leurs intonations propres (Claire et sa joie de vivre, Huguette et sa mélancolie, Blossom et sa « névrose », Colette souvent triste et Mireille enthousiaste). Elle démontre combien l’adjectif « ordinaire » ne peut s’abstraire de ces guillemets qui lui donnent, a contrario, son relief. « L’énergie et les stratégies déployées par ces femmes pour [y] faire face sont une source inestimable et inépuisable d’inspiration », écrit-elle en conclusion de sa préface : chère Marine Rouch, merci de nous donner ainsi, à nous aussi, de la douceur, et du courage, pour continuer de l’avant.
par , le 21 octobre
Christine Détrez, « « Vous m’avez faite telle que je suis aujourd’hui » », La Vie des idées , 21 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Vous-m-avez-faite-telle-que-je-suis-aujourd-hui
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[2] José-Luis Diaz, « Cher auteur… », Textuel, vol. 146, n° 27, « Écrire à l’écrivain », 1994 ; Robert Darnton, « Le courrier des lecteurs de Rousseau », Le Grand Massacre des chats. Annales et croyances dans l’ancienne France, Robert Laffont, Paris, 1985.
[3] Jean-Marie Goulemot et Didier Masseau, « Naissance des lettres adressées à l’écrivain », Textuel, op. cit., p. 5.
[4] Marine Rouch, « Simone de Beauvoir et ses lectrices. Hypothèse d’une influence réciproque (1949-1971) », Simone de Beauvoir Studies, vol. 31, n°1, avril 2020, p. 3.
[5] Judith Lyon-Caen, La Lecture et la Vie, les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.
[6] Isabelle Charpentier, Une intellectuelle déplacée : enjeux et usages sociaux et politiques de l’œuvre d’Annie Ernaux (1974-1998), thèse de doctorat de sciences politiques, sous la direction de Bernard Pudal, Université d’Amiens, 1999.
[7] José-Luis Diaz, « Cher auteur… », op. cit.
[8] Voir Marine Rouch, « Simone de Beauvoir et ses lectrices. Hypothèse d’une influence réciproque (1949-1971) », op. cit., p. 6.
[9] Ibid.
[10] Christine Détrez, Karine Bastide, Nos mères. Huguette, Christiane et tant d’autres, une histoire de l’émancipation féminine, Paris, La Découverte, 2020.
[11] https://lirecrire.hypotheses.org/4201, consulté le 17 juillet 2024.