Recensé : Nelson Lichtenstein, Susan Strasser, Wal-Mart. L’entreprise-monde, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/Croiser », 2009, 123 p., 12 euros.
En 2006, l’historien américain Nelson Lichtenstein publie un ouvrage collectif intitulé Wal-Mart : The Face of Twenty-First Century Capitalism (The New Press, New York). Deux contributions sont aujourd’hui accessibles en langue française dans la collection de traductions de la maison d’édition indépendante, Les prairies ordinaires. Un premier texte, « Wal-Mart : un modèle pour le capitalisme du XXIe siècle » rédigé par Lichtenstein, retrace le développement du géant de la distribution américain et identifie les facteurs de sa réussite. Un second texte de l’historienne américaine Susan Strasser intègre de façon pertinente le cas Wal-Mart au développement de la distribution de masse depuis la fin du XIXe siècle (« De Woolworth à Wal-Mart : la marchandisation de masse et l’aventure de la culture consumériste »). Nous nous concentrerons ici sur le premier texte.
L’entreprise modèle
S’intéresser à Wal-Mart revient dans un premier temps à énumérer une série d’indicateurs frappants. Fondé en 1962 dans le Sud rural des États-Unis (Arkansas), Wal-Mart est aujourd’hui la plus grande société commerciale du monde : son chiffre d’affaires atteint 300 milliards de dollars par an, elle a ouvert plus de 6000 supermarchés dans le monde dont 80 % sur le territoire américain, elle compte 1.9 million de salariés et elle est le plus grand employeur privé du Mexique, du Canada et des États-Unis. Son fondateur, Sam Walton (1918-1992), est l’homme le plus riche d’Amérique dès 1985 et ses héritiers sont aujourd’hui deux fois plus fortunés que la famille de Bill Gates. Le poids pris par le distributeur en moins de cinquante ans lui octroie une influence politique et économique rare. L’implantation des supermarchés durant l’après-guerre contribue à reconfigurer le plan des agglomérations, le salaire minimum réel et les conditions d’emploi dans le monde des services sont plus ou moins fixés par les pratiques de l’employeur Wal-Mart, et sa place sur le marché lui permet de définir les contours de la consommation et de la culture populaires. Enfin, les importations de produits manufacturiers en provenance de Chine et de dix autres pays transforment les relations avec ses fournisseurs en de véritables rapports diplomatiques. Chaque année, 230 000 containers traversent l’Océan Pacifique.
Pour le capitalisme mondial, Wal-Mart est alors « l’entreprise-modèle », définissant, selon Lichtenstein, « les standards d’un nouveau stade du capitalisme mondial ». Elle prend la place de General Motors qui, au milieu du XXe siècle, incarnait le management bureaucratique, la production de masse et l’émancipation sociale et politique d’une main d’œuvre ouvrière et syndiquée. Plus récemment, d’autres entreprises comme IBM ou Microsoft avaient acquis ce statut « d’entreprise-monde » compte tenu de l’impact culturel et mondial de leur production.
Innovations technologiques et réduction du coût du travail
Quelle fut la recette de Wal-Mart ? Pour l’historien, la stratégie du leader de la distribution repose sur l’investissement de la firme dans les innovations technologiques et logistiques au service d’une organisation centralisée. En rupture avec le système de régulation sociale mis en place par le New Deal, le fonctionnement se base sur la réduction inexorable des coûts du travail et sur la fondation d’une identité d’entreprise spécifique. Sans revenir en détail sur les étapes du développement commercial de la chaîne d’hypermarchés, on peut reprendre les deux axes de l’analyse : l’investissement dans les nouvelles technologies associé à une politique d’emploi particulière, d’une part ; et, d’autre part, l’identité et la culture d’entreprise.
Dès 1988, le distributeur possède le plus grand réseau privé de communication par satellite des États-Unis. Ce système lui permet d’exercer un contrôle très fort depuis son siège social situé à Bentonville dans l’Arkansas. L’ensemble des consignes en matière de management ou d’exposition des articles en magasin est transmis du siège vers les points de vente, et seul le siège décide de l’attribution des gammes de produits et des commandes. Un exemple vient illustrer cette centralisation extrême. Après la plainte de caissières qui s’étaient vues refuser des temps de pause par leur responsable, les cadres de Bentonville décidèrent de fermer automatiquement les caisses aux intervalles prescrits. Autre exemple significatif, le thermostat du chauffage ou de la climatisation de chaque magasin est actionné depuis le siège social. L’organisation centralisée de la firme mise sur une gestion des commandes à flux tendu. Ajouté au pouvoir de négociation considérable dont profite l’enseigne, ce système met une pression supplémentaire sur les fournisseurs, et notamment sur ses 3000 producteurs chinois. Les investissements en matière de nouveaux systèmes logistiques sont associés à la promotion d’une politique d’emploi particulière liée, aux origines, à l’histoire locale. « Ni le New Deal, ni la révolution des droits civiques n’étaient véritablement arrivés jusqu’au nord-ouest de l’Arkansas », précise Lichtenstein (p. 36). L’empire s’est constitué sur un territoire rural, pauvre, blanc et non-syndiqué. La révolution agricole dépeuplant les fermes et la construction routière des années 1950, condamnant les petits commerçants à l’emplacement mal-situé, contribuèrent à l’existence d’une première main d’œuvre disponible pour Sam Walton. Contournant la réglementation sur le salaire minimum et sur les heures supplémentaires, l’employeur lance dans le même temps un programme d’intéressement. En réalité, compte tenu des bas salaires et du fort turn-over, rares sont les employés, qui, au bout de deux ans d’ancienneté, peuvent bénéficier d’un tel programme. Dans l’Amérique reaganienne des années 1980, Wal-Mart multiplie ses points de vente tout en diminuant les salaires : « les salaires réels versés par Wal-Mart ont décliné, dès après 1970, anticipant le déclin de 35 % en valeur réelle du salaire minimum au cours des trois décennies suivantes » (p. 38). Une dernière condition favorable au distributeur réside dans l’adoption des accords sur le libre-échange au cours des années 1990 qui prévoyait l’entrée de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce (2001). Les portes des ateliers de production asiatiques et sa main d’œuvre bon marché s’ouvraient alors au géant américain.
Une culture d’entreprise conservatrice
La culture idéologique de Wal-Mart présente certains aspects relevant d’un capitalisme-providence déjà mis en œuvre par d’autres entreprises avant la Première guerre mondiale. La famille, la communauté, l’égalitarisme chrétien (protestant) sont les principes sur lesquels se base l’identité de l’entreprise. Les contacts fréquents entre les employés (« les associés ») et les cadres au sein des magasins sont une illustration de ce faux égalitarisme. Côté politique, le distributeur est l’une des entreprises les plus engagées dans la cause républicaine. La quasi-totalité de ses donations pour les suffrages de 2000 et 2004 fut versée au candidat George Bush. Tout en maintenant l’image d’une petite entreprise populaire, Wal-Mart a réussi à développer son modèle commercial en multipliant ses points de vente sur le territoire. L’essor n’a pas transformé pour autant la culture idéologique de l’enseigne. Lichtenstien souligne le rôle majeur joué dans ce maintien par le type de recrutement effectué. Dépossédés des tâches à responsabilité et peu rémunérés, les postes d’encadrement n’attirent guère les étudiants des business schools. La solution de Wal-Mart a consisté à recruter de jeunes managers issus des universités confessionnelles du sud et des universités de seconde zone. Lancé par la chaîne d’hypermarchés, un réseau chargé de recruter des cadres stagiaires se constitua progressivement au sein de petites universités (présence sur 700 campus du Students In Free Enterprise). « Wal-Mart voulaient des étudiants de second rang, des cadres s’identifiant complètement à leur entreprise, de jeunes gens qui étaient les premiers de leur famille à suivre des études supérieures. Elle voulait des hommes jeunes, et quelques femmes, qui puissent s’engager pleinement en faveur de l’ethos et de la culture d’entreprise » (p. 46-47).
La percée du géant américain hors des États-Unis n’est pas toujours synonyme de réussite. Son modèle d’organisation dépend largement de la force ou de la faiblesse du droit du travail du pays concerné. Aussi, le rachat du distributeur anglais Asda en 1999 constitue une bonne opération dans la mesure où Wal-Mart rencontre un marché du travail flexible et précarisé par le thatchérisme des années 1980. Du côté de l’Allemagne, Wal-Mart essuie des pertes importantes. Des raisons politiques (réglementations sur le zonage urbain et sur les heures d’ouverture) et des facteurs culturels (« les Allemands n’apparaissent pas aussi enchantés par le consumérisme que les Anglais ») sont mis en évidence par l’auteur pour justifier cet échec.
Réformer le modèle Wal-Mart ?
Le texte se termine par un passage stimulant présentant quelques pistes visant à « réformer le modèle Wal-Mart ». L’enjeu primordial, selon l’auteur, n’est pas pour les consommateurs de mettre Wal-Mart en concurrence avec d’autres distributeurs. Dans un souci de « revitaliser l’ethos de la démocratie sociale dans le monde du travail et dans la vie des idées politiques américaines », il s’agit plutôt de multiplier les contre-pouvoirs face au distributeur (électeurs en colère, responsables gouvernementaux hostiles, recours collectifs en justice). La multiplication des problèmes judiciaires auxquels Wal-Mart doit faire face actuellement sur de nombreux sujets (exploitation d’immigrants, violation des lois sur le travail des enfants, discriminations cumulées : contre les femmes et en matière de paiement de salaires) va peut-être amener l’employeur à reconsidérer sa politique d’emploi. Par ailleurs, des recherches universitaires ont alerté les élus et les syndicats sur les pratiques du distributeur en matière de salaire et sur l’aide publique dont il bénéficie indirectement. En effet, c’est aux États fédéraux que la chaîne d’hypermarchés délègue la protection sociale normalement associée au contrat de travail. Dans une plus grande proportion que d’autres salariés, ceux de Wal-Mart ont recours aux programmes d’assistance sociale et de santé publique. En d’autres termes, les conditions d’existence des employés reposent en grande partie, non pas sur le revenu tiré de l’activité professionnelle, mais sur les aides publiques en matière d’alimentation, de soins médicaux et d’allocations logement. Les études réalisées indiquent par exemple que le recours à l’assistance publique par le personnel du géant américain en Californie coûtait chaque année 86 millions de dollars aux contribuables. Dans d’autres États, il a été observé que les enfants des salariés étaient de loin ceux qui avaient le plus recours au [Peach-Care, un plan d’assistance médicale mis en place à destination des enfants pauvres.
C’est donc à la paupérisation généralisée des salariés et de leur famille que participe le plus grand employeur privé de trois grands pays du continent américain par la pratique des bas salaires, du temps partiel et du turn-over. Seule la pression populaire exercée sur la firme peut influencer les transformations de la politique d’emploi et le modèle d’organisation de Wal-Mart. Le défi actuel est alors de concentrer la critique dans une large coalition populaire. Le site d’information walmartwatch.com regroupant les récits des employés victimes de discriminations sexuelles, salariales et ethniques constitue un indice du dynamisme du mouvement critique. L’action collective nécessite notamment le soutien de l’administration Obama à l’Employee Free Choice Act dont le but est de favoriser la formation syndicale des employés et la lutte contre les bas salaires et le travail illégal.
Pour citer cet article :
Vincent Chabault, « Wal-Mart, un distributeur mondial »,
La Vie des idées
, 8 octobre 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Wal-Mart-un-distributeur-mondial
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