Souvent dépeintes comme le terreau du populisme, les villes en déclin sont également des espaces d’expérimentation d’alternatives au néolibéralisme. Dans ces villes, les politiques de développement renouvellent l’action publique en rompant avec le dogme de la croissance.
3 juillet 2017. Les élections municipales à Jackson (Mississippi) consacrent la victoire d’un jeune candidat démocrate de 33 ans promettant d’être le maire de « la ville la plus radicale du monde » (Magnaudeix, 2018). Ce slogan, qui tranche au sein du monde convenu du marketing territorial, est étayé par un programme accordant la priorité à l’amélioration de l’offre éducative et au renforcement des services publics dans les quartiers populaires. Par ailleurs, le maire s’est donné pour objectif de transformer le développement économique local en favorisant l’essor des coopératives (dans l’agriculture, le commerce, ou encore le logement de qualité pour les plus démunis).
Si la radicalisation de Jackson doit beaucoup au contexte de (re-)politisation suite à l’élection de Donald Trump, elle s’explique également par des contraintes locales : Jackson fait partie des nombreuses villes américaines aux prises avec la spirale de la décroissance. Celle-ci se caractérise par une perte d’habitants continue, mais aussi sélective : la classe moyenne, et notamment sa composante blanche, fuit la ville, pour sa banlieue, mais aussi pour d’autres centres urbains plus dynamiques (Beauregard, 1993). À Jackson comme ailleurs, les politiques de redéveloppement classiques n’ont pas réussi à inverser la courbe de la décroissance. Après trois décennies passées à essayer sans succès d’attirer des firmes ou des groupes sociaux plus favorisés, les acteurs locaux réfléchissent désormais à des stratégies ne faisant plus nécessairement de la croissance et de l’attraction de ressources extérieures l’alpha et l’oméga du développement urbain.
Voilà qui tranche avec le regard habituellement porté sur les territoires en déclin dont la couverture médiatique grandissante, en Europe comme aux États-Unis, souligne avant tout les problèmes qui s’y posent : épicentres de la montée d’une droite radicalisée, déserts médicaux, alimentaires, culturels, etc. Nous proposons ici de modifier ce regard : dans un contexte de critique croissante envers le modèle de développement dominant (axé sur la croissance à tout prix) et ses conséquences sociales et environnementales, ces territoires constituent peut-être les laboratoires d’un nouveau modèle de développement : un développement post-croissance. Autrement dit, la décroissance territoriale, longtemps subie, déniée et (vainement) combattue, pourrait, à l’avenir, être plus fortement assumée par les acteurs locaux et fournir le socle de politiques poursuivant des objectifs de justice sociale et de préservation environnementale.
Ce débat mérite d’autant plus d’être engagé que le déclin urbain, autrefois circonscrit à quelques anciennes régions industrielles (la Rustbelt aux États-Unis, la Ruhr en Allemagne, le Nord-Est de la France ou encore le Nord de l’Angleterre), semble à la fois s’accélérer et se diffuser depuis une décennie. Les causes sont désormais bien connues : la désindustrialisation qui affaiblit les villes à la base économique peu diversifiée, la transition démographique (dont les effets sont particulièrement marqués en Allemagne et au Japon), ou encore la périurbanisation qui aspire les classes moyennes (Martinez-Fernandez et al., 2012). Ainsi, au cours des dix dernières années, les processus de déclin urbain se sont intensifiés, là où ils étaient déjà présents, et généralisés à des contextes qui semblaient jusqu’alors préservés [1]. Ce creusement des écarts entre territoires suscite d’ailleurs de nombreuses craintes, tant les processus de déclin semblent aujourd’hui alimenter le ressentiment de certaines franges de la population et nourrir la montée des populismes d’extrême droite (Cramer, 2016).
Si les habitants des villes et territoires en déclin se sentent aujourd’hui abandonnés, ce n’est peut-être pas uniquement du fait du retrait de l’État, mais aussi en raison des réponses apportées par les gouvernements locaux depuis plusieurs décennies. Un peu partout dans le monde, la réponse a été la même qu’à Jackson, oscillant entre politiques pro-croissance agressives et logiques d’abandon. En outre, ce déclin a presque toujours été appréhendé par les acteurs locaux avant tout comme une lourde contrainte, avec des niveaux de pauvreté et de ségrégation souvent plus élevés que la moyenne, des difficultés à attirer les investissements, la multiplication des friches, la vacance et la dégradation des logements et des commerces, etc.
Il est pourtant possible d’appréhender la situation différemment. Les villes en déclin disposent en effet de ressources susceptibles d’être mises au service de politiques innovantes. Parmi celles-ci, la disponibilité du foncier s’avère cruciale : là où les métropoles dynamiques souffrent d’une pénurie d’espaces disponibles, notamment dans leurs centres, les villes en déclin bénéficient d’un foncier abondant et bon marché. Ce sont également des villes dont le jeu politique semble plus ouvert, notamment pour les mouvements urbains : les acteurs économiques trouvent un moindre intérêt à s’impliquer dans des territoires peu porteurs, alors que les doutes grandissent autour de l’efficacité des politiques de retour à la croissance. Vu sous cet angle, le déclin pourrait donc bien favoriser l’émergence de politiques alternatives de développement, c’est-à-dire des politiques qui ne viseraient pas à reconstruire la ville pour les groupes sociaux les plus aisés, mais avant tout pour les couches populaires résidentes (Béal et Rousseau, 2014). En déstabilisant les routines d’action, en rendant inadaptées les solutions pensées dans et pour les contextes de croissance, en ouvrant des espaces de mobilisations sociales, le déclin urbain pourrait ouvrir un espace d’expérimentation rompant avec les logiques néolibérales qui dominent l’aménagement et l’urbanisme depuis les années 1980 (Pinson et Morel Journel, 2017).
Les limites du redéveloppement néolibéral
Penser de cette manière le déclin territorial ne va pas de soi. En effet, les villes en déclin constituent traditionnellement des laboratoires du néolibéralisme, dans lesquels sont expérimentées différentes recettes visant à restaurer la croissance économique et à réenclencher les dynamiques d’accumulation du capital. Dès les années 1960, les villes américaines en déclin sont ainsi au cœur d’un intense débat sur la nature de l’intervention publique. Celui-ci oppose les tenants d’une planification correctrice des inégalités sociales et raciales à ceux qui militent pour le laisser-faire et l’abandon pur et simple des quartiers les plus en difficulté. Dans un contexte de disette budgétaire, ces derniers préconisent une concentration des investissements dans les quartiers en transition (c’est-à-dire perçus comme susceptibles de se relever), au détriment des quartiers les plus pauvres désormais considérés comme « irrécupérables ». Cette politique a été mise en œuvre à New York (dans le quartier du Bronx notamment), Detroit, Saint-Louis ou Cleveland (Aalbers, 2017 ; Béal et al., 2016). Ses effets ont été dévastateurs pour les quartiers concernés, privés de services publics et sujets à une nouvelle vague d’abandon et de dévalorisation. Pourtant, elle continue à servir aujourd’hui de modèle à de nombreuses politiques urbaines (Peck, 2014).
À partir des années 1980, les politiques de redéveloppement des villes en déclin deviennent plus entrepreneuriales (Harvey, 2015). Cette évolution est assez générale : aux États-Unis, puis en Europe, la révolution conservatrice a profondément modifié les politiques urbaines et plus généralement les réflexions des aménageurs sur la ville. Dans un contexte de déstabilisation des bases économiques locales et de restructuration des États, les enjeux de compétitivité et d’attractivité deviennent les objectifs principaux des politiques urbaines (Le Galès, 2003 ; Brenner, 2004). Ces objectifs se déclinent de différentes manières : fiscalité favorable aux entreprises, manifestations culturelles, marketing territorial et accueil de grands événements, construction de centres commerciaux, de stades de sport ou de nouvelles infrastructures de transport, etc. L’ensemble de ces politiques et projets urbains est dominé par un objectif surplombant : redévelopper les villes en les rendant plus attractives pour les entreprises, les classes moyennes et supérieures, ou les touristes [2].
Si ces stratégies ont rencontré un retentissement certain dans des grandes villes comme Lyon, Barcelone, Amsterdam ou Seattle, elles s’avèrent fort peu adaptées aux contextes de déclin urbain. Quelques cas emblématiques – Manchester, Glasgow, Turin, ou Baltimore – sont souvent mis en avant, mais leur succès reste très discutable. Les projets de redéveloppement de Baltimore, souvent cités comme exemple en termes d’aménagement, le montrent bien. Les lourds investissements réalisés dans les années 1980 et 1990 pour réaménager le front de mer ont certes permis de redynamiser un quartier rendu obsolète par la désindustrialisation en lui attribuant de nouvelles fonctions (résidentielle, de consommation, de loisir, etc.). Ils ont également enclenché des dynamiques de gentrification dans certains quartiers de cette ville paupérisée. Mais les effets d’entraînement et la capacité de ces projets à faire « ruisseler » cette nouvelle richesse ont été très limités (Levine, 1987). Les départs des classes moyennes vers la périphérie n’ont pas été endigués par la construction de logements de standing et Baltimore continue de figurer en tête des classements des villes les plus pauvres et les plus ségréguées des États-Unis.
Ces quelques succès masquent de moins en moins bien les nombreux échecs. À Detroit, Cleveland, Sheffield, Stoke-on-Trent ou encore Roubaix, les grands projets urbains ont tous creusé les déficits publics sans parvenir à renverser le déclin. Dans leurs efforts pour relancer leur territoire, les élites urbaines oublient fréquemment qu’il est difficile de trouver place dans une niche déjà occupée : en dépit des importants fonds publics injectés au milieu des années 2000 pour ériger Saint-Étienne en une capitale du design, la ville n’est jamais parvenue à concurrencer d’autres métropoles européennes sur ce créneau. Les « créatifs » tant convoités ne sont guère venus à Saint-Étienne ; en revanche la dette publique, elle, est restée, réduisant pour longtemps les marges de manœuvre de la ville. Ces échecs et leurs lourdes conséquences laissent penser qu’en cherchant à se conformer à une sorte de norme établie par les métropoles, les acteurs locaux ont parfois oublié les ressources spécifiques dont ils disposent, non pas pour attirer de nouveaux groupes sociaux, mais au moins pour conserver les populations encore là. C’est précisément sur cet aspect que les réflexions récentes sur la décroissance planifiée constituent une alternative potentielle aux dogmes néolibéraux de l’aménagement urbain.
Une rupture : la politique de décroissance de Youngstown
Il n’est pas surprenant qu’une inflexion majeure des stratégies de redéveloppement se soit produite dans le Nord-Est des États-Unis : le déclin industriel s’y révèle à la fois précoce (dès les années 1960) et faiblement compensé par les politiques de redistribution de l’État fédéral. Au sortir de plusieurs décennies de politiques de redéveloppement inefficaces, les doutes entourant l’efficacité d’une approche entrepreneuriale se sont propagés, pour déboucher sur l’émergence de politiques assumant le déclin économique et démographique et cherchant à établir un modèle de développement déconnecté de la croissance.
L’exemple de la pionnière, Youngstown, est particulièrement instructif, tant par son succès – notamment le fait d’avoir créé une brèche dans le dogme de la croissance – que par ses échecs. Youngstown est située dans le Nord de l’Ohio, à une centaine de kilomètres de Cleveland et de Pittsburgh. Ville-champignon emblématique de la Rustbelt, éclose au début du XXe siècle autour de la sidérurgie, la ville a perdu plus de la moitié de ses habitants depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1980, sur les décombres de la sidérurgie, une stratégie de redéveloppement est lancée autour du réaménagement des friches, de la création de parcs industriels, d’un incubateur de start-ups et d’équipements sportifs de pointe, etc. Mais cette stratégie ne parvient pas à enrayer le déclin. La ville continue à se vider, ce qui aggrave les conditions de vie de la population.
Au tournant des années 2000, une équipe municipale rajeunie est élue et change radicalement de stratégie (Schatz, 2013). Au terme d’une démarche participative de grande ampleur, cette stratégie est déclinée en un plan d’occupation des sols qui propose une démolition partielle de Youngstown, à laquelle répond une reconquête progressive de la nature : dans une ville à la fois plus compacte et plus aérée, les terrains libérés peuvent désormais accueillir des activités vertes, productives ou non, au service de la population résidente (parcs, agriculture urbaine, etc.). Cette stratégie a non seulement amélioré le cadre de vie des populations, mais aussi renforcé les compétences de la société civile : réhabilitations et démolitions de logements vacants par des associations locales, achats collectifs de terrain, développement de savoir-faire agricoles, etc.
Voilà pour les principaux succès, relayés par un intérêt marqué de la presse à l’échelle nationale. Toutefois, la réalisation concrète du plan se heurte à plusieurs contraintes. D’une part, celle constituée par les échelles supérieures de gouvernement (le Comté de Mahoning, l’État de l’Ohio gouverné par le parti Républicain, et enfin l’État fédéral), toutes favorables à la croissance par l’étalement urbain. D’autre part, tous les habitants n’ont pas emboîté le pas de la municipalité. Dans les quartiers ciblés par les démolitions, des collectifs défendent le droit à rester sur place et à préserver des communautés déjà très fragilisées (Rhodes et Russo, 2014). Ces obstacles laissent inachevée la stratégie de décroissance planifiée de Youngstown. Interroger la finalité de ce type de politiques ouvre par ailleurs une question cruciale : la décroissance est-elle l’objectif, ou bien n’est-elle qu’un préalable au retour de la croissance ?
Une brèche élargie dans le dogme de la croissance ?
Le contexte actuel favorise quoi qu’il en soit la prise de conscience que, loin d’être une simple phase du cycle de vie des villes, le déclin de certains territoires est désormais structurel, et inéluctable. Depuis le début du nouveau millénaire, les facteurs traditionnels du déclin urbain (désindustrialisation, vieillissement, périurbanisation) se sont renforcés. Surtout, depuis la crise économique de 2008, ils se sont combinés avec des processus très puissants de concentration des populations et des capitaux dans les principaux centres urbains. Ainsi, aux États-Unis, les évolutions macro-économiques (marquées notamment par la montée de l’économie high-tech) ont creusé les écarts entre une poignée de grandes métropoles soutenant la croissance nationale et le reste du pays (Moretti, 2012). En France, cette dynamique est certes encore amortie par les transferts de ressources (pensions, allocations sociales et familiales, emplois publics) liées à l’économie résidentielle (Davezies, 2009). Pourtant, trois décennies après l’affaissement de l’« État-brancardier » (Cohen 1989) et la montée conséquente d’un sentiment d’abandon dans les territoires les plus industriels (Nord, Lorraine), la stratégie de retrait territorial de l’État entamée sous la présidence de N. Sarkozy a grandement fragilisé des villes moyennes, historiquement portées par l’économie publique (Estèbe, 2015).
Généralisation des politiques d’austérité, finances locales en difficulté, inefficacité des politiques de redéveloppement entrepreneuriales, montée d’un sentiment d’abandon nourri par l’augmentation des inégalités territoriales… À ces éléments de contexte général, s’ajoutent les difficultés croissantes à réguler les territoires en déclin avec les vieilles recettes du clientélisme et du paternalisme en raison de la raréfaction des biens (privés et publics) à redistribuer, la base industrielle dont ils étaient issus étant en voie d’effondrement. Ce discrédit des recettes entrepreneuriales dans les territoires en déclin explique l’affaiblissement des anciennes élites et l’émergence d’une nouvelle génération d’acteurs politiques qui tirent profit de ce rejet. À Youngstown par exemple, le tournant d’une décroissance assumée s’opère à la suite de la décrédibilisation de l’ancienne équipe municipale, empêtrée dans un scandale de corruption, ce qui permet à une nouvelle génération d’élus et d’urbanistes de s’emparer des postes clés de la ville. À Goslar, ville moyenne en déclin de Basse-Saxe (dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest), l’élection d’un jeune maire en 2011 a permis de modifier les politiques locales, aujourd’hui centrées sur l’accueil massif de réfugiés pour réduire la vacance des logements et relancer l’économie locale. Autre exemple, Dunkerque est aujourd’hui gouvernée par un maire sans étiquette, à l’issue d’une campagne attaquant violemment le bilan de l’ancienne équipe municipale socialiste, accusée de mener une gestion clientéliste et tournée vers des grands projets inutiles. Dans cette ville en déclin, dépendante d’une base industrielle à l’avenir incertain (la sidérurgie), la nouvelle stratégie se manifeste par un foisonnement d’initiatives destinées à renforcer la société civile, à penser de nouvelles formes de redistribution, à favoriser la transition énergétique et à démocratiser la mobilité (avec entre autres la gratuité des transports).
Au-delà de l’évolution des municipalités, d’autres acteurs, qui ont souvent pour spécificité d’avoir un ancrage fort dans le territoire, jouent un rôle important dans la mutation des politiques de redéveloppement. Il s’agit d’entreprises et d’institutions (bailleurs sociaux, hôpitaux, universités etc.) qui, à la différence de la plupart des firmes, ne disposent pas de l’option d’exit face au déclin de leur territoire. En France par exemple, les fédérations de bailleurs de logements sociaux, alertées par les difficultés financières croissantes de leurs adhérents situés dans des territoires en déclin, jouent actuellement un rôle de lanceur d’alerte auprès des acteurs nationaux. Au niveau local, certains bailleurs sociaux confrontés à des difficultés financières s’immiscent dans les politiques urbaines, comme à Vitry-le-François. Autre exemple, l’opérateur des réseaux d’eau de Magdebourg (un quart des habitants ont quitté cette ville depuis la chute du Mur) parvient à dépasser les égoïsmes territoriaux qui divisent cette agglomération en mutualisant ses infrastructures à une échelle de plus en plus large.
L’élément-clé dans la rupture de certaines villes en déclin avec un redéveloppement néolibéral reste cependant le foncier. Et plus généralement, la disponibilité de l’espace, corollaire de la décroissance (Sowa, 2017 ; Dubeaux, 2017). Certes, dans certains territoires d’industrie lourde, le coût de la dépollution des sols constitue une contrainte parfois insurmontable. Mais dans l’ensemble, l’accessibilité du foncier (à la fois peu onéreux et disponible), souvent présentée comme une malédiction, et qu’il convient donc de revaloriser par des grands projets afin d’attirer les investisseurs extérieurs, constitue a contrario une ressource pour une stratégie de redéveloppement basée sur les spécificités des villes en déclin. En France, de telles politiques semblent certes encore improbables. Pourtant, des villes s’en approchent. Par exemple, Vitry-le-François (Marne), ville confrontée à une désindustrialisation d’autant plus dommageable que tardive, s’est engagée récemment dans une politique de démolition massive couplée à une politique de transition énergétique ambitieuse. À Grande-Synthe (Nord), la municipalité met en œuvre une politique de « ville nourricière » dont l’objectif est de lutter contre la pauvreté de la population par la relocalisation de la production agricole (potagers collectifs, mais aussi plantation d’arbres fruitiers, projets de ferme urbaine, et de poulaillers partagés). À Decazeville (Aveyron), la communauté d’agglomération reconvertit les friches minières en une centrale solaire photovoltaïque et un parc naturel, et s’appuie sur la forêt de robiniers (autrefois utilisée pour le soutènement des galeries) pour relancer une filière bois locale.
Les ambiguïtés des politiques alternatives
À la différence des politiques de redéveloppement néolibérales, les politiques alternatives ont en commun d’être avant tout destinées aux populations encore là. Elles cherchent à les doter de nouvelles ressources (capacité d’organisation, compétences agricoles, etc.), à régler certains de leurs problèmes (précarité énergétique, manque d’espaces verts, etc.) et même à préparer un futur redéveloppement (création de nouvelles filières en lien avec les acteurs économiques locaux et les organismes de formation du territoire : lycées, coopératives, etc.). Il ne s’agit certes pas de politiques de décroissance stricto sensu : l’objectif officiel reste toujours de renouer avec la croissance, et la démolition (contrainte) d’une part, la transition énergétique de l’autre, n’ont pas constitué pour l’instant, l’objet de stratégies de développement intégrées. Pour autant, dans un nombre croissant de territoires, les autorités locales, confrontées à la baisse de leurs ressources, mais aussi à l’essoufflement des politiques de retour à la croissance, commencent à évoluer. De fait, elles perçoivent notamment dans les collectifs habitants qui s’emparent du foncier disponible pour imaginer des pratiques alternatives, non plus des problèmes, mais des solutions.
Ce changement des rapports entre municipalités et mouvements activistes n’est pas dénué d’ambiguïtés. Par exemple, à Halle (une ville d’ex-Allemagne de l’Est qui a perdu 60 000 habitants dans la décennie suivant la chute du Mur), les artistes qui ont investi le quartier abandonné de Freiemfelde pour en faire une galerie gratuite à ciel ouvert, avec la bénédiction des pouvoirs publics, ont contribué, bien malgré eux, à amorcer une gentrification (Chabrol et al., 2016) de cet espace délaissé. Tout comme l’art non établi, l’agriculture urbaine, autre pratique en vogue dans les villes en déclin, présente une plasticité qui la rend compatible tant avec les stratégies néolibérales qu’avec des stratégies alternatives.
Depuis ses origines dans les milieux activistes décroissants, le mouvement en faveur de l’agriculture urbaine a en effet trouvé un écho auprès d’autres acteurs politiques et économiques. Ainsi, à Cleveland, ville en déclin de l’Ohio considérée comme l’épicentre de la crise des subprimes, des acteurs très variés promeuvent des usages verts des nombreux terrains vacants (pour l’agriculture, l’élevage ou la foresterie urbaine). Cette évolution est facilitée par le caractère consensuel des usages agricoles. Pour certains, ils permettent de lutter contre l’extension des déserts alimentaires dans les quartiers pauvres de l’Est de Cleveland. Ils offrent également une possibilité de réappropriation collective des espaces vacants, et permettent in fine de créer des espaces aux finalités multiples (fermes animées par des préoccupations de justice alimentaire, petites exploitations commerciales, pacification de coins de rue, pédagogie des enfants, culture d’aliments non disponibles dans la ville, etc.).
Potagers dans les quartiers est de Cleveland
De leur côté, les promoteurs d’un redéveloppement plus classique perçoivent l’agriculture urbaine comme un moyen de gérer à peu de frais des espaces abandonnés et de revaloriser les quartiers stratégiques, c’est-à-dire ceux qui sont identifiés comme étant susceptibles soit de connaître un processus de gentrification, soit à l’inverse de poursuivre leur paupérisation. La banque foncière, qui, à Cleveland, a la responsabilité du devenir des dizaines de milliers de logements saisis par les banques en choisissant entre démolition et réhabilitation, porte elle-même un discours ambigu sur l’agriculture : tout en l’encourageant publiquement, elle l’envisage avant tout comme un simple levier de stabilisation et d’embellissement des quartiers, l’objectif final restant l’attraction des investissements et de la classe moyenne.
À Cleveland, celle-ci concerne surtout les quartiers blancs majoritairement situés à l’Ouest de la ville. Mais les circuits courts organisés autour de l’agriculture urbaine pourraient l’étendre dans les quartiers noirs de l’Est, compte tenu du rôle de plus en plus important de la nourriture non-industrielle et locale dans la gentrification des villes américaines (Zukin, 2008). Il convient donc de ne pas céder à la vision romantique de la « do it yourself city » (Kinder, 2016) selon laquelle les habitants, livrés à eux-mêmes par la défaillance conjointe du marché et de l’action publique, s’émancipent par la redécouverte collective de pratiques anciennes. Dans les villes en déclin, l’agriculture urbaine peut être mise au service des politiques de développement entrepreneuriales.
Conclusion : décroissance territoriale et politique de décroissance
Les politiques urbaines post-croissance envahissent actuellement les réflexions sur les villes en déclin. En rompant avec le dogme de la croissance et en investissant des enjeux tels que l’agriculture urbaine ou la transition énergétique, elles participent d’un renouvellement de l’action publique. Toutefois, comme le montrent les exemples des villes américaines, allemandes et plus encore françaises, ces politiques ne constituent encore que des réponses partielles à l’échec des stratégies entrepreneuriales plus traditionnelles. Cette limite trouve bien entendu son origine dans les contextes locaux où la pluralité d’acteurs et d’intérêts en présence conduit souvent à la mise en place de politiques duales, quasi schizophréniques, dans lequel se côtoient des actions entrepreneuriales classiques et des initiatives alternatives. Elle s’explique également par des facteurs plus globaux tels que le soutien déclinant d’États dont l’action territoriale reste dictée par des objectifs de rigueur et d’austérité (et paradoxalement de croissance), l’impossibilité à articuler une réflexion théorique (sur la décroissance comme idéologie politique, par exemple) et l’action concrète dans les villes en déclin, ou encore la difficulté pour des élus locaux à assumer publiquement le déclin structurel de leur territoire.
Ce constat incite donc à garder une certaine mesure et ne pas identifier avec trop d’empressement les signes d’une renaissance urbaine basée sur un rejet des canons de l’entrepreneurialisme. L’intérêt pour les politiques urbaines alternatives et les nouvelles utopies réelles (Wright, 2016) ne doit pas conduire à une lecture naïve des dynamiques qui façonnent les villes en déclin : ces dernières constituent également des espaces dystopiques, où se mêlent politiques conservatrices, stratégies individuelles d’évitement, voire d’exit territorial, et montée de la xénophobie. Les événements récents dans des villes d’ex-RDA comme Dresde, Chemnitz ou Cottbus sont là pour le rappeler. Toutefois, dans un contexte post-démocratique (Crouch, 2011) marqué par l’incapacité structurelle du système politique à générer des alternatives au néolibéralisme, les territoires en déclin pourraient bien constituer des espaces essentiels pour l’expérimentation de nouvelles pratiques et politiques. En s’appuyant sur une refondation du triptyque politique/économie/société autour de la notion d’ancrage territorial, ces espaces sont potentiellement des laboratoires pour l’exploration d’un nouveau modèle de développement, qui ne sera plus uniquement tourné vers la recherche de la croissance à tout prix.
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Pour citer cet article :
Vincent Béal & Max Rousseau, « Après la croissance. Déclin urbain et modèles alternatifs »,
La Vie des idées
, 4 décembre 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Apres-la-croissance
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