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Delhi, la bourgeoise

À propos de : Amita Baviskar, Uncivil City : Equity, Ecology and the Commons, Sage


par Marie-Hélène Zérah , le 18 février 2021


Les efforts pour faire de Delhi une ville « globale » s’accompagnent d’une destruction de la nature et des communs, ainsi que d’une relégation des pauvres à la périphérie. L’évolution de cette métropole témoigne du besoin urgent de concilier justice écologique et justice sociale.

Avec ses travaux sur les rapports entre les populations tribales et leur environnement, Amita Baviskar s’est imposée comme une référence au sein des chercheurs contemporains indiens qui s’intéressent à la nature [1]. Mais dans cet ouvrage, collection de sept articles déjà publiés entre 2003 et 2018, elle nous invite à suivre sa réflexion sur la métamorphose de la capitale indienne.

À partir du début des années 2000 en effet, elle commence à écrire sur sa ville, Delhi. Cette inflexion n’est pas anodine. Elle illustre à quel point la question de la protection des espaces naturels et de la biodiversité est devenue un enjeu majeur pour les villes indiennes. Lancé haut et fort, le message de ce livre est que toute discussion sur l’écologie urbaine est intrinsèquement liée à la question des inégalités socio-spatiales et à la reconnaissance des droits des plus pauvres. Comme en témoigne la récente « crise des Gilets jaunes » en France, il est impératif de parvenir à conjuguer justice environnementale et justice sociale.

L’écologie est une question urbaine

A. Baviskar ne se berce pas d’illusions. Delhi a toujours été une ville inégalitaire, mais, selon elle, « notre ville était écologiquement bien supérieure à celle que nous habitons maintenant » (p. 7). La synthèse éclatante des 16 premières pages introductives évoque les profondes mutations de la capitale dans les 30 dernières années, qu’il s’agisse de la disparition des espaces publics, de la multiplication des centres commerciaux, des routes et des enclaves résidentielles fermées, ainsi que la montée insidieuse de l’indifférence à l’exacerbation des inégalités.

Or cette course poursuite vers un développement effréné a eu pour meilleur allié la montée d’une conscience écologique bourgeoise (bourgeois environmentalism). La définition qu’elle en donne a fait école : il s’agit avant tout de l’expression par les élites urbaines d’une recherche d’ordre, d’hygiène, de sécurité, et de préservation de son environnement qui s’oppose à ce qu’elles perçoivent comme une ville chaotique où la présence dérangeante des vendeurs de rue, des bidonvilles ou encore de vaches errantes est à proscrire. Cette vision de l’écologie est fondamentalement contradictoire.

L’enjeu du livre est donc bien de comprendre « comment l’écologie bourgeoise a transformé les espaces, l’habitat et les modes de vie de la capitale au cours des deux dernières décennies » (p. 17). C’est à travers plusieurs récits portant sur le départ des industries, les politiques d’embellissement (partie 1), ou encore le traitement des communs (la rivière Yamuna, les espaces forestiers et les collines de Delhi – le Ridge-)(partie 2) que l’on voit comment cette pensée devient hégémonique et conduit à éliminer des activités considérées comme insalubres et arriérées, et réussit avec le soutien des médias (essentiellement la presse de langue anglaise) et de la Cour suprême, à transformer Delhi.

Une métamorphose au nom de l’intérêt général et d’une vision bourgeoise de l’environnement

Tout commence avec la violence structurelle qu’exerce la planification urbanistique : le schéma directeur légalise une frontière entre la ville « légale » et la ville « illégale » qui abrite les ouvriers et les travailleurs de l’informel (chap. 2). Dans les années 2000, des décisions de justice imposent la fermeture des petites usines (en particulier celles dites polluantes) conduisant à la fermeture d’activités pour les petits entrepreneurs et à la perte d’emploi pour des centaines de milliers de travailleurs sans aucune compensation pour ceux dont les contrats sont temporaires (chap. 3). À Delhi, la combinaison d’un schéma directeur qui a force de loi et la présence d’une Cour Suprême proactive rend plus difficile qu’ailleurs toute forme de défense du droit à la ville des plus pauvres.

Toujours au nom de l’intérêt général et de l’environnement, la « république de la rue », espace partagé jusqu’au milieu des années 2000 par les buffles, les rickshaws, et les vélos, ne correspond plus aux attentes d’une classe moyenne de plus en plus globalisée. Des militants « écolo-bourgeois » font appel aux tribunaux qui s’empressent d’ordonner la capture des vaches et d’interdire les pousse-pousse. Le chaos des rues indiennes doit laisser place à l’ordre et surtout aux automobilistes et à leur droit tout-puissant à polluer (chap. 5).

Cette vision hégémonique d’une certaine notion de la citoyenneté se décline sous de multiples formes. Les élites de Delhi rêvent d’être comparées à celles des grandes villes mondiales. En faisant le choix d’accueillir les Jeux du Commonwealth en 2010 (chap. 4), le gouvernement de Delhi montre comment les villes indiennes sont plus que jamais influencées par les modèles néolibéraux, ici celui de l’urbanisme événementiel. Dans ce très riche chapitre, A. Baviskar décrit très bien l’acceptation, même par ceux qui en sont victimes, et au nom du prestige national, des dépenses folles nécessaires à l’organisation de ces jeux, et de la suspension de projets essentiels pour construire des stades de mauvaise qualité, ainsi que le désintérêt pour les conditions de travail déplorables sur les chantiers.

Cette gouvernance d’exception trouve son apogée dans les justifications avancées pour la construction du village des athlètes dans le lit de la rivière Yamuna. Une campagne regroupant de nombreuses organisations est menée pour contester ce choix, à la fois pour préserver l’intégrité écologique de la Yamuna et pour rejeter l’éviction des bidonvilles installés sur ses berges. Alors que la Haute cour de Delhi crée un comité de surveillance, la Cour suprême, la plus haute autorité judiciaire du pays, reprend à son compte la position du gouvernement, et énonce que « le site du Commonwealth Games Village n’est situé ni dans le lit de la ‘rivière’ ni dans sa ‘plaine inondable’ » [2] (p. 98).

En d’autres termes, la rivière n’est pas vraiment une rivière. S’ouvre alors une seconde partie qui dénonce une nature à vendre et une disparition des communs au profit d’appartements haut de gamme, de construction de temples et de projets d’embellissement qui transforment les forêts en parcs et bétonnent les berges de la Yamuna. Tristement, et comme pour la désindustrialisation, ces recompositions socio-spatiales deviennent possibles au nom de l’environnement et grâce à un « autoritarisme bienveillant et d’affinités de classe » (p. 76).

Mais ces projets d’embellissement ont des effets collatéraux dramatiques. L’embellissement des berges n’a rien à voir avec la préservation des communs, mais tout à voir avec la valorisation immobilière et la financiarisation des espaces publics. Ces projets symbolisent aussi le rejet de pratiques associées aux pauvres et à la pollution qu’il faut éliminer. A. Baviskar raconte comment en une seule journée (p. 155), près de 150 000 personnes dont les maisons sont situées sur les rives de la rivière sont déplacées, soit l’équivalent de la population d’Angers, de Saint-Denis ou encore d’Oxford. Ce chiffre est brutal, mais presque une goutte d’eau lorsque l’on sait que de nombreux chercheurs estiment que près d’un million d’habitants de bidonvilles ont été déplacés entre 1997 et 2007 [3].

Évidemment, ces processus ne sont pas totalement univoques. La parcellisation d’un village situé dans la forêt sacrée de Mangarbani, où l’on trouve encore la présence d’espèces indigènes, est le produit d’une pénétration des logiques capitalistes dont sont partie prenante les villageois pressés de vendre leurs terres et de moins en moins soucieux d’une gestion ancestrale des fonciers communs. De même, ce sont ceux qui ont bénéficié de la marchandisation des terres qui s’opposent maintenant à la mafia des constructeurs, à qui ils ont acheté des appartements, et défendent la protection des espaces verts et un bon environnement de vie (qui n’a rien à voir avec l’écologie). Certains s’engagent dans des mouvements environnementalistes. La boucle du paradoxe d’une « écologie bourgeoise » est bouclée. Cette dernière est bien éloignée des demandes des plus marginaux pour qui un bon environnement rime avec accès à l’eau et aux services de base.

In fine, les joggeurs remplacent les ramasseurs de bois, les nationalistes hindous construisent des temples qui éliminent les pratiques de culte plus marginales, dans une ville où le défi d’une « écologie des pauvres » ne trouve pas d’avocat à sa hauteur comme cela a pu être le cas dans les zones rurales. Ainsi, tout au long de ce texte, A. Baviskar démontre qu’observer la place de la nature en ville se révèle être un analyseur puissant de l’évolution des rapports de force entre groupes sociaux.

Un livre de récits plus qu’un traité théorique

La puissance de cette collection tient à l’écriture évocatrice qui ressemble souvent à un récit de voyage (une descente en bateau le long de la Yamuna, une promenade avec un écologue dans les collines du Ridge) et à une flânerie mémorielle dans des lieux qui ne sont plus. A. Baviskar accorde une importance détaillée aux structures de sentiments, aux sensations et aux émotions qui sous-tendent la formation d’identités collectives. C’est à une exploration des affects plus qu’à une réflexion théorique ou sociologique qu’elle nous convie.

En effet, le champ de l’écologie politique auquel A. Baviskar se réfère dans son introduction n’est pas vraiment mobilisé. Elle ne s’intéresse que très peu au rôle joué par les élites politiques et bureaucratiques dans la consolidation d’un régime urbain fondé sur le gigantisme des grands projets et la marchandisation. Pourtant ces acteurs sont au cœur de cette forme spécifique à Delhi d’un capitalisme de connivence qui est lié à des grandes entreprises de travaux publics. Ces acteurs sont presque invisibles et toute la lumière est tournée vers les classes moyennes et supérieures, la complicité de la Cour Suprême et de la presse de langue anglaise.

Ensuite, le regard qu’elle porte sur cette classe moyenne semble trop uniforme alors que de nombreux travaux ont montré la complexité de cette notion et ses limites. L’usage, souvent interchangeable, entre les termes d’élites, de classes moyennes supérieures, de classe moyenne, fait passer sous silence le paradoxe des changements sociaux en ville, par exemple la réalité concomitante d’une mobilité sociale d’une classe moyenne basse et le très fort enrichissement de certains groupes. La volonté bien comprise de refuser la gentrification d’une ville si diverse socialement efface une compréhension plus fine des aspirations de ceux qui sont aussi les victimes de ce processus.

Enfin, on regrette qu’A. Baviskar ne donne pas plus de profondeur historique au long délitement des communs fonciers. En Inde du Nord, les droits individuels de ceux qui possèdent des terres émanent d’une organisation collective faite d’obligations de réciprocité. Il s’agit de concilier les intérêts des communautés agraires et des communautés pastorales pour préserver les ressources et de garantir des droits d’usage aux sans-terre. En outre, la communauté n’est pas circonscrite à la limite du village, mais est enracinée dans un réseau de villages et de clans, liés le plus souvent par un ancêtre commun. Ces institutions sont mises à mal par la marchandisation, mais elles ont été aussi affaiblies par les politiques publiques d’acquisition.
De même, l’idée proposée d’une forme de civilité non bourgeoise comme fondement d’une pleine citoyenneté substantielle pour tous est à peine effleurée. Cette civilité n’a rien à voir avec une politesse factice imprégnée d’une conscience des différences sociales. Il s’agit au contraire d’une reconnaissance politique de l’autre, qui doit être traité avec respect et réciprocité (p. 29). Mais, au-delà de cette définition, A. Baviskar ne donne quasiment aucune piste concrète pour aller dans la direction d’une ville plus civile.

Néanmoins, la richesse de cette collection, qui contribue à un foisonnement de travaux fascinants sur les mutations de Delhi dans les dix dernières années, efface ces quelques critiques. En effet, en insistant de manière unique sur l’émergence d’une pensée écologique bourgeoise, la lecture de cet ouvrage laisse entrevoir les multiples directions qui pourraient être suivies pour continuer à mieux saisir la place de la nature en ville.
En premier l’urgence de faire dialoguer sciences sociales, sciences de l’écologie, psychologie environnementale alors même que Delhi est en passe de devenir la plus grande métropole au monde. La capitale de l’Inde souffre déjà de nombreuses externalités environnementales et sera de plus en plus soumise aux incertitudes liées au changement climatique, comme le souligne la conclusion. Delhi s’embourgeoise en renvoyant en périphérie ses industries, ses travailleurs et ses habitants les plus pauvres. Pour que cette future région urbaine de taille inédite ait un futur, penser ensemble justice écologique et justice sociale est plus que jamais indispensable. Pour A. Baviskar, c’est en ce nom qu’il faut s’engager.

Amita Baviskar, Uncivil City : Equity, Ecology and the Commons, Sage, 2020, 300 p.

par Marie-Hélène Zérah, le 18 février 2021

Pour citer cet article :

Marie-Hélène Zérah, « Delhi, la bourgeoise », La Vie des idées , 18 février 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Delhi-la-bourgeoise

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Notes

[1Comme A. Kothari ou N. Sundar, et dans la lignée des travaux de R. Guha.

[2La citation est tirée directement du jugement, tout comme les guillemets associés aux termes de rivière et de plaine inondable.

[3Sur cet aspect, on peut se référer aux travaux nombreux de V. Dupont, et en particulier au texte qui analyse la longue généalogie des politiques d’éradication des bidonvilles à Delhi. (Dupont, V., & Ramanathan, U. (2007). «  Du Traitement des slums à Delhi. Politiques de ‘nettoyage’ et d’embellissement  ». In V. Dupont & G. Heuzé (Eds.), La ville en Asie du Sud : Analyse et mise en perspective, Purushartha, 26, p. 91-131).

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