Alors que les sociétés européennes continuent de s’interroger sur les dynamiques des processus de radicalisation, C. Miller-Idriss s’intéresse aux mécanismes d’adhésion à la subculture d’extrême droite par le biais de la consommation vestimentaire. C. Miller-Idriss est sociologue de l’éducation et étudie par ailleurs la culture extrémiste de droite en Allemagne [1]. Ces deux spécialités combinées lui permettent de mener une large analyse auprès d’un public de jeunes adultes et d’examiner la façon dont l’iconographie radicale joue un rôle de marqueur de l’adhésion identitaire à un groupe social marginalisé.
Pour ce faire, elle ouvre son analyse à une méthode innovante dans le sous-champ de la littérature sur la droite radicale, celle de l’analyse de symboles liés à l’idéologie d’extrême droite sur des vêtements de mode. Cela lui permet, d’abord, de mettre en avant les stratégies déployées par ces groupes face aux interdictions de représenter des signes faisant explicitement référence au national-socialisme. À l’appui d’un impressionnant corpus iconographique, l’auteure s’attache ensuite à comprendre la réception de produits vestimentaires utilisant des codes d’extrême droite auprès de jeunes exposés dans leur quotidien au radicalisme de droite. Une façon de saisir le rôle de la consommation dans les processus d’identification à une subculture extrémiste, mais traditionnelle en Allemagne [2]. L’auteure se détache donc d’une approche de l’extrémisme politique par l’engagement militant. Elle opte pour une explication par les comportements de consommation — rappelant l’approche de Roger Griffin afin d’expliquer l’attrait du parti national-socialiste [3].
Se saisir du politique par la mode
Contrairement à une tradition établie par la sociologie critique, qui a eu tendance à étudier la consommation comme instrument de production et de reproduction des inégalités (p. 184), C. Miller-Idriss cherche dès le début de ses recherches archivistiques en 2009 à réfléchir au rôle de la consommation et des objets de mode dans les processus de construction identitaire et politique de ses consommateurs. Elle se situe en cela dans la veine de sociologues comme Viviana Zelizer, qui décrit les comportements de consommation comme culturels et créant des liens interpersonnels [4]. Elle s’oppose aussi à la thèse de Robert Putnam, pour qui la consommation participe d’un processus d’isolement des individus (p. 186).
Elle montre ce faisant que la popularisation par des marques de mode d’un style culturel extrémiste (« mainstreaming of extremist subcultural style », p. 10) faisant référence au national-socialisme, au colonialisme allemand, au racisme, à la valorisation de la violence, est un point d’entrée dans la scène radicale. C’est en cherchant à comprendre les interprétations qui sont faites de symboles sur des vêtements que l’auteure met en évidence l’attrait pour une subculture et les réceptions de symboles extrémistes.
Comprendre des symboles « au centre et à la périphérie de la scène radicale »
C. Miller-Idriss a rassemblé un corpus de 2924 images datant de la période nazie, des années 1980 et 1990, quand la subculture radicale était en pleine expansion en Allemagne, et enfin une iconographie contemporaine. En découle une étude approfondie mettant notamment en avant l’importance des symboles nordiques (« nordic symbols », p. 200) dans l’imaginaire extrémiste. Cette étude iconographique présente l’intérêt de retracer un certain nombre de stratégies adoptées par les créateurs de marques radicales de droite comme Thor Steinar, Alpha Industries, Erik and Sons ; on pense aux T-shirts portant les lettres « HTLR » (Hitler), afin de contourner l’interdiction légale en Allemagne de porter des insignes faisant référence au régime nazi ; plus subtile, la mention « Sweet Home Madagascar » fait référence à l’intention première du régime national-socialiste de déporter la population juive vers cette île (p. 56-57). L’analyse développée par C. Miller-Idriss montre à quel point l’iconographie des marques d’extrême droite demandant aux consommateurs un effort de déchiffrement parvient à renverser un contexte légal apparemment contraignant en atout commercial.
La force du protocole d’enquête est d’étudier la perception de potentiels clients en présentant des images de pièces de mode comportant des symboles ou codes extrémistes à un échantillon de 51 jeunes engagés dans des cursus professionnels les orientant vers les métiers du bâtiment dans deux écoles de la périphérie berlinoise. C. Miller-Idriss cible efficacement des centres de formation où elle aura de fortes probabilités de rencontrer des jeunes proches de l’extrême droite. L’auteure identifie ainsi ses enquêtés comme faisant partie ou étant à la périphérie de la scène extrémiste de droite (p. 183). Seuls deux d’entre eux sont ou ont été membres de groupes extrémistes, mais 17 ont des camarades ou des connaissances qui en font partie. Si l’on s’intéresse aux pratiques vestimentaires, 25 enquêtés déclarent posséder des habits dont la marque est associée à l’extrême droite alors que 30 enquêtés déclarent connaître des jeunes qui en portent (voir l’éclairant tableau, p. 45). L’auteure mentionne enfin que 48 des 51 enquêtés présentent une connaissance intime de la scène radicale. L’approche vise donc à sonder les perceptions d’une diversité de jeunes dont le point commun n’est pas tant l’engagement, comme les travaux s’intéressant aux processus de radicalisation le font parfois, mais plutôt l’exposition à une idéologie rendue visible par la consommation de produits de mode.
Par ces entretiens, l’auteure nous laisse entrevoir la multi-vocalité des codes véhiculés par produits commercialisés par les marques d’extrême droite. Il semble que le brouillage des symboles soit attractif parce qu’il constitue un jeu (p. 61) et permet d’éviter le fort « stigmate » que représente le fait d’être associé à l’extrême droite allemande, tout en maintenant la communication avec les membres de la scène d’extrême droite (p. 62). Il est frappant de constater, au fil des extraits d’entretiens, la compréhension fine qu’ont les enquêtés des symboles et messages codés.
La mode d’extrême droite chez les jeunes, l’expression d’une identité en construction
Dans une analyse à la Barthes, l’auteure montre comment des mythes et symboles nordiques ont été repris et adaptés par l’extrême droite allemande, qui font de la blancheur un idéal normatif et une caractéristique nationale et permettent une socialisation au racisme en identifiant celui qui appartient naturellement à la nation et celui qui doit en être exclu. Ces mythes, une fois « nationalisés », font le pont entre un « passé imaginé » et un « futur idéalisé » (p. 84).
L’utilisation de fictions mythiques dans le développement de lignes de vêtements constitue un attrait pour des jeunes en quête d’identité, particulièrement s’ils ont des préjugés racistes et sont attirés par la violence (p. 105). Ces mythes les aident à naviguer dans « l’incertitude et l’imprévisibilité » qui caractérisent le monde moderne (p. 85). Ils permettent aussi à de jeunes hommes socialement marginalisés d’exprimer momentanément leur frustration et de protester contre l’ordre en place, ici l’école.
Dans ce contexte, consommer des produits présentant des symboles et des messages faisant plus ou moins subtilement référence à une idéologie extrémiste requiert des jeunes un engagement politique peu important : ils peuvent faire l’expérience de la scène extrémiste de droite et en sortir s’ils le souhaitent. La stratégie commerciale de ces marques, selon l’auteure, ménage ainsi un passage vers un engagement militant moins total que pour la génération précédente.
À l’aune de ses résultats, C. Miller-Idriss rappelle justement le travail entamé depuis près de deux décennies par des acteurs publics allemands auprès de jeunes radicalisés à droite et se prononce en faveur du développement d’une action publique qui aborderait le radicalisme en reconnaissant la nature complexe de la construction de l’identité et en prenant donc en compte le fait que les jeunes s’engagent sur des scènes variées, parfois contradictoires, et qu’ils peuvent aller et venir entre engagement extrémiste et désengagement (p. 191).
On regrettera qu’elle n’engage pas une analyse plus systématique des continuités et discontinuités existant entre les perceptions qu’ont les enquêtés des vêtements qui leur ont été présentés — notamment entre les répondants qui consomment ces vêtements et leurs camarades en périphérie de cette mode. De même, on aurait apprécié une analyse plus différenciée des perceptions des différents types de symboles, les références au radicalisme de droite étant plus ou moins subtiles selon les produits. Cela aurait sans doute permis d’approfondir l’analyse des modalités d’adhésion ou de rejet de la scène radicale. Il ne fait cependant aucun doute que cet ouvrage, en s’intéressant à l’adhésion de jeunes à une subculture par le biais de produits de mode, apporte un éclairage original et bienvenu sur les rapports contrastés à l’extrémisme de droite.
Recensé : Cynthia Miller-Idriss, The Extreme Gone Mainstream : Commercialization and Far Right Youth Culture in Germany, Princeton, Princeton University Press, 2017, 312 p.
Pour citer cet article :
Bénédicte Laumond, « Extrême mode »,
La Vie des idées
, 15 juin 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Extreme-mode
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