Une enquête ethnographique montre que les citadins sont loin d’être indifférents à leur entourage public, qu’il s’agisse de faire l’aumône, se disputer, se livrer à la sociabilité pure ou encore perpétuer mais aussi combattre les discriminations.
Une enquête ethnographique montre que les citadins sont loin d’être indifférents à leur entourage public, qu’il s’agisse de faire l’aumône, se disputer, se livrer à la sociabilité pure ou encore perpétuer mais aussi combattre les discriminations.
La civilité urbaine aborde une question centrale de la discipline sociologique, à savoir « la nature du lien qui unit et fait tenir ensemble les membres d’une société » (p. 5). En s’appuyant sur une enquête ethnographique de longue durée, Carole Gayet-Viaud interroge dans cet ouvrage les « façons de se conduire avec autrui dans les situations ordinaires de la vie publique » (p. 8) dans le « monde d’étrangers » (Lofland, 1973) qu’est la ville. Cet intérêt pour les « conditions ordinaires de la coexistence » (p. 5) entre individus qui ne se connaissent pas l’a conduite à étudier un ensemble de situations d’interaction qui constituent autant d’opportunités de saisir et décrire les normes de la coexistence urbaine, à l’image des rencontres entre passants et mendiants ou des « disputes » entre inconnus qui prennent régulièrement place dans les espaces publics urbains.
Une telle opération revient selon C. Gayet-Viaud à « reconsidérer le personnage urbain par excellence qu’est le passant » (p. 6), c’est-à-dire à dépasser les descriptions classiques faisant des habitants des villes des êtres « blasés » à qui seule une posture de « réserve » et l’exercice d’un « droit à la méfiance » permettraient de survivre au cœur d’un foisonnement de sollicitations et de rencontres hétéroclites (Simmel, 1903). L’adoption et la diffusion d’une telle posture de « réserve » est selon Georg Simmel une condition nécessaire au mode de vie métropolitain, produisant « des distances et des écarts » sans lequel ce mode de vie serait impensable : dans une telle perspective, c’est leur indifférence qui permet aux passants d’évoluer dans la foule anonyme de la métropole. Ce thème sera développé par les sociologues de l’Université de Chicago (voir notamment Wirth, 1938), et l’on peut dans une certaine mesure considérer l’« inattention civile » décrite par Erving Goffman (Goffman, 1963) comme une lointaine héritière de la description simmelienne de la « réserve ».
Sans renier les apports de ces approches classiques, C. Gayet-Viaud nous invite dans La civilité urbaine à nous intéresser à ce qui ne laisse au contraire pas indifférents les habitants des villes. Définie comme un « travail processuel de détermination des façons de se rapporter les uns aux autres entre simples concitoyens » (p. 7), la « civilité » est en effet selon elle « loin de se réduire à l’absence de heurts » (p. 10).
L’enquête s’appuie d’abord sur des observations directes réalisées dans des espaces publics et un corpus de plus de 300 scènes retranscrites par l’auteure. Elle s’est principalement déroulée à Paris, dans un premier temps dans cinq sites choisis en lien avec la volonté d’étudier des espaces caractérisés par une forte diversité de leurs usages et usagers (les Champs-Élysées, Châtelet-Les Halles, Montparnasse, Saint-Lazare et la place Clichy) et le long de lignes de transport public (bus et métro), puis dans un second temps de manière plus resserrée autour du quartier de la place Clichy. Les comptes rendus ethnographiques issus de ce travail d’observation directe ont ensuite été progressivement – et de plus en plus étroitement – associés à la réalisation d’entretiens visant à recueillir des récits d’expérience, en vue d’expliciter la signification des scènes observées (les enquêtés étant recrutés directement dans les espaces publics suite à une scène, ou bien par réseau de connaissance).
Les matériaux empiriques collectés, riches et nombreux, viennent régulièrement nourrir les analyses exposées, ce qui rend la lecture du livre particulièrement vivante du fait de la variété et de la finesse des descriptions ethnographiques. L’ouvrage tire à n’en pas douter un grand bénéfice du fait de pouvoir s’appuyer sur un travail d’enquête de longue durée (quinze années au total) et constitue une nouvelle preuve de l’intérêt qu’il peut y avoir à laisser du temps aux chercheur.es pour enquêter et écrire… On voit bien en particulier comment l’objet de recherche se précise tout en se redéfinissant au fil de l’enquête, mais aussi des événements, les catégorisations d’appartenance religieuse ou ethnoraciale se manifestant ainsi nettement plus à partir de 2015 à la suite des attentats islamistes qui endeuillèrent Paris : « Au fil du temps, le personnage initial, du « passant » ordinaire, générique, s’est décomposé pour laisser paraître une variété de types et de personnages divers, méritant une attention spécifique » (p. 222).
Ce long travail d’enquête est né d’un questionnement relatif aux modalités d’interaction entre passants et mendiants dans l’espace urbain parisien (chapitre 1). Si l’indifférence entre inconnus était totale en ville, il n’y aurait en effet guère de dons, et par voie de conséquence probablement pas de pratiques de mendicité. En vue de mieux comprendre le lien passant-mendiant, C. Gayet-Viaud s’est livrée à un travail d’observation et de description fine des pratiques des mendiants, dont différentes figures peuvent être distinguées selon les lieux où ils opèrent et la façon dont ils s’exposent. Mettant en avant la dimension relationnelle de la mendicité, elle s’est en particulier intéressée aux cas des « mancheurs » qui parcourent les rames du métro parisien, et aux motifs de justification qu’ils mobilisent en vue d’« activer les ressorts du don » (p. 23). Pour elle en effet, « ce qui se trouve à l’arrière-plan des discours et de la démarche des mancheurs, ce qui est visé et qui justifie que « quelques pièces » puissent être demandées et parfois données, c’est le lien civil » (p. 23), expression d’une culture publique. L’enjeu pour le mancheur consiste notamment à « redevenir un semblable » (p. 31) en mettant à distance ce qu’il est justement en train de faire, et à anticiper dans son discours tout ce qui pourrait venir s’opposer à un don, ce qui ne va pas sans susciter de gêne chez le passant.
Si les discours des mancheurs constituent en cela autant de révélateurs des normes sociales contemporaines, l’ethnographe souligne par ailleurs combien ces scènes d’interaction entre passants et mendiants sont révélatrices de « l’insuffisance des perspectives qui font de l’indifférence civile le cœur de la sociabilité urbaine, culminant dans le respect du droit à la tranquillité, et où la volonté de circuler prévaudrait sur toute considération de justice » (p. 42). Elle évoque d’ailleurs plusieurs « trajectoires d’engagement » (p. 38) ayant fait suite à de telles interactions entre passants et mendiants.
Les disputes entre inconnus qui prennent place dans les espaces publics (chapitres 2 et 3) sont elles aussi particulièrement intéressantes, dans la mesure où elles permettent de saisir « les exigences civiles, dites parce que déçues » (p. 51). Ces disputes constituent autant de « ruptures volontaires de l’ordre de l’interaction, où le consensus est sacrifié, où la « représentation » est gâchée, au nom de quelque chose de plus important ou pressant, voire irrépressible » (p. 47). Elles se déroulent de manière typique selon le schéma suivant : un comportement est jugé impropre, pointé comme tel, et « l’offenseur désigné retourne la réprobation à l’envoyeur au lieu d’engager une réparation » (p. 50), ce qui donne lieu à une suite d’échanges plus ou moins vifs et tendus. Bousculant les modalités de la circulation dans les espaces ouverts à tous, les innovations techniques se trouvent souvent à l’origine de difficultés nouvelles : qu’on pense ici aux smartphones ou autres trottinettes électriques pour des exemples récents.
Là encore, « l’étude des disputes conduit à nuancer certains des diagnostics portés sur l’apathie généralisée. Non, les gens ne se désintéressent pas entièrement de la vie commune. Non, ils ne préfèrent pas toujours circuler que se mettre d’accord sur ce qui s’est passé » (p. 69). Ces « interventions civiles », dont l’auteure suggère de manière convaincante qu’elles constituent l’une des manifestations des « yeux sur la rue » (eyes on the street) décrits par l’urbaniste américaine Jane Jacobs (Jacobs, 1961), remettent en question le modèle de l’indifférence civile. Leur description fine donne un sens nouveau à la définition des espaces publics proposée par Manuel Delgado comme « territoire(s) d’exposition, au double sens d’exhibition et de risque » (Delgado, 2018), puisqu’en rappelant autrui à l’ordre, on l’expose et on s’expose soi-même (notamment à la violence verbale et physique), au nom du respect de principes auxquels on tient. Un résultat central du livre est d’ailleurs la mise en lumière de la dimension militante que peuvent revêtir les échanges civils, que donnent à voir les pratiques ordinaires de nombreux citadins, qu’il s’agisse d’intervenir dans le cours d’une interaction jugée problématique ou de donner l’exemple par soi-même, « signes omniprésents, quoique diversement exprimés, d’un authentique concernement » (p. 210), d’une préoccupation pour ce qui se passe dans les espaces publics urbains.
Le livre s’intéresse ensuite à la « normativité des échanges civils » au prisme des catégories d’âge (chapitre 4), du genre (chapitre 5) et des appartenances minoritaires (chapitre 6). Non seulement les passants ne se montrent pas toujours indifférents à ce qui se passe autour d’eux dans les espaces publics urbains, mais ils n’envisagent et n’abordent pas de la même manière tous les usagers qu’ils y croisent.
C. Gayet-Viaud montre ainsi d’abord que l’âge constitue un « critère important dans la perception mutuelle et la définition des choses dues entre inconnus » (p. 107). Tandis que « l’avancée en âge semble impliquer un caractère inoffensif des personnes, peut-être du fait de leur vulnérabilité » (p. 109), le bébé constitue une figure remarquable, autour de laquelle s’active une « sociabilité singulière » (p. 110). Des inconnus le fixent, lui sourient, lui parlent, le touchent parfois, et ces pratiques d’abordage font dans la plupart des cas l’objet d’une certaine tolérance de la part des accompagnants du bébé, chose complètement impensable pour des enfants âgés d’à peine quelques années de plus (Rivière, 2021). Dans certains cas, les passants n’hésitent pas à donner des conseils aux jeunes parents, conseils qui peuvent être écoutés avec attention, mais aussi être perçus « comme des formes intolérables d’ingérence et d’intrusion » (p. 115).
Indépendamment du fait d’être mère, les femmes (chapitre 5) se voient de manière plus générale imposer compliments et commentaires, « trait distinctif » (p. 132) de leur expérience des espaces publics urbains. Sur-exposées dans ces espaces, elles n’y « bénéficient pas des avantages offerts aux autres citadins par l’indifférence civile » (p. 134), ce qui conduit nombre d’entre elles à mettre en œuvre des tactiques d’évitement (voir également Lieber, 2008), comme le recours à différents accessoires (téléphone, écouteurs…) en vue de se rendre indisponible (ou en tout cas moins disponible) à l’interaction. C. Gayet-Viaud décrit notamment de manière très fine les « pièges interactionnels tendus aux femmes », dont le fonctionnement repose sur le fait que « la conformation aux attentes interactionnelles classiques (répondre aux questions, donner le bénéfice du doute, faire crédit, etc.) revient à s’exposer à des formes d’abus dont seul l’arrachement parfois brutal aux normes de l’échange civil peut dispenser » (p. 149-150).
Si le viol constitue l’« horizon redouté de toute interaction inquiétante » (p. 156), ce qui « contribue (…) souvent à inhiber toute réaction » (p. 142), il semble pourtant que « la victime qui demande des comptes sur la façon dont on s’est adressé à elle puisse (...) obtenir, dans une proportion significative de cas, des excuses de la part de son offenseur » (p. 147). Ce type de réaction semble quoi qu’il en soit de plus en plus fréquent à mesure que se publicise le problème du « harcèlement de rue » et que les femmes se sentent plus légitimes à intervenir pour le combattre et à « développer des formes militantes de l’interaction urbaine, visant à réformer les normes publiques des rapports de genre » (p. 160). L’enquête suggère ainsi de manière convaincante que la politisation du harcèlement de rue a contribué à (et continue à) « bouscul(er) les normes de genre en public au nom de l’exigence d’égalité » (p. 170).
Comme dans le cas des femmes, les appartenances minoritaires (chapitre 6) peuvent entraîner, pour les personnes qui y sont associées, « un certain nombre de désavantages situationnels » les exposant « à des interactions typiques, dont une partie est fort pénible » (p. 174). Si l’auteure rappelle à juste titre que les Roms constituent l’une des cibles principales des processus de stigmatisation et de discrimination, elle souligne également la forte montée en visibilité des questions liées à la catégorisation ethnique et religieuse suite aux attentats islamistes de 2015, et décrit comment « la polarisation de l’attention publique sur la radicalisation islamiste, et par rebond sur la communauté musulmane toute entière, a produit des effets visibles dans les interactions urbaines » (p. 179). Ici encore, les habitants des villes sont (bien) loin de toujours se montrer indifférents aux différences…
Il ressort notamment de l’enquête, dans sa phase la plus récente, que le port du voile est de plus en plus souvent perçu comme une volonté de « s’afficher » en tant que musulmane, voire sur le registre de la « provocation » (p. 194). Pourtant, « demander aux pratiques (et aux populations) minoritaires de « rester à leur place », d’assumer les formes de retenue, de modestie, voire de déférence supposées aller de pair avec une position d’invité, c’est placer ceux et celles que ces normes concernent en position subalterne, prôner le maintien d’une hiérarchie qui contrarie les exigences d’égalité » (p. 194), en contradiction flagrante avec la devise républicaine dans le cas de la France.
Mises à l’épreuve par les attentats, les interactions civiles témoignent du risque de montée en puissance des logiques de défiance et de soupçon. De manière plus générale, l’« invitation des pouvoirs publics à se rapporter toujours davantage les uns aux autres comme à autant de menaces potentielles contribue à nourrir la défiance plutôt que la solidarité » (p. 204). Carole Gayet-Viaud attire alors notre attention sur le fait que « la présomption de confiance fait l’objet d’une redescription comme insouciance coupable et comme risque » (p. 205), qui n’est pas sans incidence sur les modalités de l’engagement civil et citoyen, et en dernière analyse sur sa simple possibilité. Rappelant que « c’est par l’instauration d’un rapport entre concitoyens marqué par le soupçon et la défiance systématiques, l’impossibilité de savoir à qui et à quoi se fier que s’établissent et se pérennisent les régimes totalitaires » (p. 206), elle identifie un risque majeur pour la démocratie, dont l’« urbanité en temps de Covid » (p. 214) – caractérisée par une focalisation obsessionnelle sur le risque et la menace – a pu donner un avant-goût.
Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des mérites du livre que de suggérer le rôle qu’ont pu jouer (et que continuent dans une certaine mesure à jouer) les sociologues dans la diffusion d’une vision sombre des espaces publics urbains. C. Gayet-Viaud pointe avec justesse la « prévalence (...) accordée aux rites négatifs, de Simmel à Goffman », tandis que « les formes positives (non défensives) de la sociabilité ont tendanciellement été négligées » (p. 119), contribuant ce faisant à légitimer « l’idée que les autres seraient d’abord une menace, que l’exposition à autrui en public (entre inconnus a fortiori) serait un risque plutôt qu’une opportunité » (p. 121).
La grande richesse des apports théoriques et empiriques de La civilité urbaine rend difficile de proposer un compte rendu exhaustif de l’ensemble des enjeux abordés au fil du livre. Une seule réserve semble devoir être formulée, relative à l’intérêt très mineur accordé dans l’analyse aux processus de catégorisation et aux dynamiques conflictuelles liés à la classe sociale, alors même que le choix d’enquêter dans des espaces caractérisés par le rapprochement spatial d’individus et de groupes socialement éloignés se prêtait idéalement à l’étude des rapports de classe (Chamboredon et Lemaire, 1970). Cette réserve émise, il ne reste qu’à inviter à découvrir cet ouvrage érudit et passionnant, tout simplement incontournable pour qui s’intéresse de près aux espaces publics urbains et à ce qui s’y joue.
par , le 14 décembre 2022
Références bibliographiques
– Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue Française de Sociologie, vol. 11, n° 1, 1970, p. 3-33.
– Manuel Delgado, L’espace public comme idéologie, Toulouse, CMDE, 2018 (éd. or. 2011).
– Erving Goffman, Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris, Economica, 2013 (éd. or. 1963).
– Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities. The Failure of Town Planning, New York, Random House, 1961.
– Marylène Lieber, Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
– Lyn Lofland, A World of Strangers. Order and Action in Urban Public Space, New York, Basic Books, 1973.
– Clément Rivière, Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et à Milan, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2021.
– Georg Simmel, « Métropoles et mentalité », in Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Flammarion, 2004 (éd. or. 1903), p. 61-77. Louis Wirth, « Urbanism as a way of life », The American Journal of Sociology, vol. 44, n° 1, 1938, p. 1-24.
Clément Rivière, « Le passant décomposé », La Vie des idées , 14 décembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Gayet-Viaud-La-civilite-urbaine
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