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Recension Histoire

La résistance juive en Amérique

À propos de : Catherine Collomp, Résister au Nazisme. Le Jewish Labor Committee, New York, 1934-45, Editions CNRS.


par Laura Hobson Faure , le 23 juin 2017
traduit par Claire Richard
avec le soutien de Fondation Florence Gould



Selon une idée répandue, la population américaine serait restée indifférente face au génocide des Juifs d’Europe ou l’aurait délibérément ignoré. Catherine Collomp montre qu’il n’en est rien, en retraçant l’histoire du Jewish Labor Committee (JLC), et de son action pour informer les États-Unis sur le nazisme mais aussi sauver de nombreux Juifs et des syndicalistes de la mort, en France et en Pologne.

Recensé : Catherine Collomp, Résister au nazisme. Le Jewish Labor Committee, New York, 1934-45, Paris, Editions CNRS, 2016.

Selon une idée répandue chez certains historiens comme dans le grand public, la population américaine, y compris la population juive, serait restée indifférente au génocide des Juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, voire l’aurait délibérément ignoré. La recherche en histoire sur les États-Unis pendant la Shoah, popularisée par l’ouvrage Pendant que six millions de Juifs mouraient publié en 1968 par le journaliste A. D. Morse, a décrit la faillite de l’administration Roosevelt, de la société civile américaine, et même des Juifs américains, présentés comme divisés et indifférents [1]. Le titre de l’ouvrage de Morse est éloquent en lui-même [2] et ses découvertes ont engendré une série de questions dont les historiens continuent aujourd’hui de débattre : quand le gouvernement américain a-t-il été informé de l’existence de la Solution Finale ? Pourquoi le Congrès a-t-il refusé de modifier les politiques d’immigration restrictives et discriminatoires alors en vigueur aux États-Unis ? Les décisions du département d’État étaient-elles motivées par l’antisémitisme ? Pourquoi l’administration Roosevelt a-t-elle attendu jusqu’en janvier 1944 pour organiser une mission de sauvetage ?

Si Morse, et à sa suite Wyman, cherchaient surtout à identifier les coupables, d’autres, comme Feingold, Breitman, Kraut et Lichtman, se sont efforcés de replacer la réponse américaine à la Shoah dans son contexte et d’expliquer ce qui faisait obstacle à une mission de sauvetage [3]. Aujourd’hui encore, la question n’est pas tranchée : la plupart des historiens s’accordent sur les faits principaux de cette histoire mais en donnent des interprétations différentes. Ainsi ce champ de recherche historique, pourtant foisonnant et riche d’enseignement, finit-il souvent par se résumer à un débat entre ceux qui voient le verre à moitié vide et ceux qui le voient à moitié plein.

La mobilisation du Jewish Labor Committee

La question de « ce qui aurait du se passer » dans la sphère politique a jusqu’à récemment éclipsé la question plus pragmatique de « ce qui s’est réellement passé ». Les Juifs d’Amérique, divisés par des conflits de classe, de langue et d’idéologie, ont été incapables de constituer un front uni. Ils n’ont pas pu empêcher le massacre de six millions de Juifs sur le sol européen. Mais ils ont activement essayé de s’y opposer et cherché des solutions tant sur le plan politique que dans la société civile. Pourtant, il existe très peu de travaux sur ces mobilisations citoyennes menées au nom des Juifs américains [4].

C’est pourquoi le dernier ouvrage de Catherine Collomp, Résister au nazisme, le Jewish Labor Committee, New York, 1934-1945, est une contribution précieuse à l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale. Le livre retrace en six chapitres la création du Jewish Labor Committee (JLC) à New York en 1934, raconte ses actions pour informer le public américain sur le nazisme et le soutien qu’il a apporté aux missions de sauvetage et aux mouvements de résistance en France et en Pologne. Spécialiste du mouvement ouvrier aux États-Unis, Collomp livre ici une passionnante histoire sociale et transnationale de la réaction des mouvements ouvriers américains et européens face au Troisième Reich. Son ouvrage, fondé sur des recherches méticuleuses, intéressera donc autant les chercheurs et étudiants qui travaillent sur les missions de sauvetage des Juifs pendant la Shoah que ceux qui s’intéressent aux mouvements ouvriers et au socialisme pendant la Seconde Guerre Mondiale.

L’importance de la mobilisation du JLC tient non seulement au soutien financier qu’il a apporté aux mouvements de résistance en France et en Pologne, ainsi qu’au nombre d’individus qu’il a permis de sauver pendant la Seconde Guerre Mondiale, mais aux liens de fidélité qu’il entretenait avec le Bund d’une part et le mouvement ouvrier d’autre part, qui ont permis une collaboration inattendue. Comme l’explique le premier chapitre, les dirigeants du JLC, parmi lesquels David Dubinsky, directeur de la International Ladies’ Garment Workers’ Union (ILGW) et Baruch Charney Vladeck, directeur administratif du journal en yiddish The Jewish Daily Forward, venaient de la tradition politique spécifique du Bund. Ni communiste ni sioniste, le mouvement Bundiste avait été créé à Vilnius (aujourd’hui en Lituanie) en 1897, avant de se diffuser dans la Zone de Résidence russe [5], où il jouait à la fois le rôle de syndicat pour les travailleurs juifs et de parti socialiste. Les Bundistes se battaient pour que les Juifs et le yiddish soient reconnus dans le mouvement ouvrier au sens large. Après leur rôle dans la révolution de 1905 [6], mais surtout après celle de 1917 – car ils rejetaient le communisme – ils furent forcés d’entrer en clandestinité. Ainsi, Dubinksy et Vladeck avaient tous les deux fui l’Europe de l’Est, mais étaient souvent retournés en Europe dans les années 1930. De retour aux États-Unis, où ils étaient considérés comme des messagers crédibles, ils décrivaient au mouvement ouvrier américain les persécutions grandissantes menées par les Nazis.

Pourtant, il fut difficile de convaincre le mouvement ouvrier américain, incarné par la Fédération du Travail Américaine (American Federation of Labor, AFL) puis après 1938 également par le Congrès des Organisations Industrielles, de rejoindre la lutte contre le nazisme. Depuis la Première Guerre mondiale, un mouvement isolationniste grandissant demandait un durcissement des politiques migratoires. Le « système des quotas », créé en 1921 et renforcé en 1924, limitait sévèrement l’immigration des Européens du Sud et de l’Est, pour faire barrage à l’arrivée de populations non protestantes. L’AFL soutenait ces restrictions migratoires qu’elle voyait comme un moyen d’améliorer les conditions de travail aux États-Unis. Même si l’AFL avait condamné le nazisme et les persécutions dont des dirigeants ouvriers avaient été victimes en 1933, et qu’elle avait même organisé un boycott de produits allemands, son isolationnisme l’empêchait de se rapprocher du mouvement ouvrier européen.

Solidarité syndicale, boycott et soutien à la résistance armée

Le JLC prit la décision pragmatique de ne pas tenter de modifier les politiques migratoires américaines. Mais il poussa l’AFL à se mobiliser pour sauver les dirigeants ouvriers européens. Comme le montre le chapitre deux, le JLC avait, grâce à ses réseaux bundistes et internationaux, une vision très claire de ceux, parmi les dirigeants syndicaux européens, qui couraient le plus de risques. Le JLC entreprit donc de sauver le mouvement ouvrier européen en aidant ses dirigeants, dont nombre d’entre eux étaient juifs, à s’échapper. Le chapitre quatre analyse la façon dont le JLC, soutenu par l’AFL, obtint du département d’État des visas d’urgence temporaires, malgré les restrictions sur l’immigration, et aida ainsi près de 1500 dirigeants syndicaux et leurs familles à émigrer aux États-Unis entre 1940 et 1942. Depuis l’occupation nazie, la France, où beaucoup de militants politiques traqués étaient venus se réfugier, était devenue un piège mortel. Frank Bohn [7], travaillant étroitement avec le Emergency Rescue Committee de Varian Fry [8], fit évacuer les individus qui figuraient sur la liste établie par le JLC/AFL. Le JLC se préoccupait aussi du sort des dirigeants bundistes, pris au piège dans ce qui était devenu en 1940 la Lituanie soviétique. Là encore, la JLC se battit pour obtenir des visas d’urgence et, grâce à Sempo Sugihara, l’ambassadeur du Japon à Kovno, certains reçurent des visas pour le Japon, d’où ils purent repartir pour les États-Unis en traversant le Pacifique.

Le JLC agissait également sur le territoire étasunien, comme le montre Collomp dans le chapitre trois. Comme l’AFL, le JLC s’était joint au mouvement de boycott des produits allemands en 1935, en créant le Joint Boycott Council avec une autre organisation juive américaine, l’American Jewish Congress. Les membres de cette dernière étaient surtout ouvriers et parlaient yiddish : les deux organisations étaient donc des alliés naturels, même si elles divergeaient sur la question du sionisme. A elles deux, ces organisations réussirent à faire venir des milliers de Juifs américains fraîchement naturalisés dans des meetings où elles appelaient à un boycott agressif et l’utilisation de tactiques « frontales » qui choquaient les organisations juives américaines de l’élite, bien plus discrètes.

En 1936, par exemple, pour protester contre les Jeux Olympiques de Berlin, le JLC organisa des Contre-Jeux Olympiques, qui se tinrent pendant deux jours à New York et attirèrent plus de 20 000 spectateurs. L’étude de Collomp montre qu’il existait un mouvement de protestation citoyen chez une partie de la population juive américaine. Mais, même si elle prend le temps de situer le JLC dans la constellation hétérogène de la « Communauté juive américaine », elle s’intéresse moins à l’étude des relations entre les différentes organisations juives qu’à celle des tenants et aboutissants des mouvements ouvriers américains et européens.

Car ce sont bien les liens du JLC avec le mouvement ouvrier qui ont donné lieu à la dimension la plus inattendue de son travail en Europe. Le chapitre cinq décrit en détail la façon dont l’organisation américaine juive soutenait la résistance juive bundiste en France, mais finançait également les socialistes et le mouvement ouvrier français - par exemple à travers le financement du Populaire, le journal clandestin de la SFIO.

La solidarité du JLC pouvait donc prendre plusieurs formes, et n’était pas réservée aux Juifs. Cependant Collomp montre, dans le dernier chapitre, combien ses dirigeants étaient viscéralement attachés à sauver des vies en Pologne. En collaboration avec l’American Jewish Joint Distribution Committee [9], le JLC envoyait des fonds pour l’aide humanitaire. Il finançait aussi la résistance armée et soutenait des réseaux de résistance juifs et non-juifs.

L’approche de Collomp permet de repenser la réponse des Juifs américains à la Shoah par une approche « d’en bas », en montrant comment une partie de cette population s’est mobilisée, pas uniquement au nom d’une solidarité ethno-religieuse, mais aussi au nom des mouvements socialistes et ouvriers européens. En étudiant en détail le rôle d’une organisation américaine juive en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, l’ouvrage « internationalise » l’histoire américaine. Il serait donc réducteur de le considérer uniquement comme une contribution à « l’histoire américaine juive » ou les « Holocaust studies ». D’autres chercheurs auraient pu voir dans le JLC un exemple de solidarité juive – et auraient ainsi manqué une dimension essentielle de son action. Car c’est bien une histoire de résistance juive américaine – mais on aurait tort de ne la considérer que de la sorte.

par Laura Hobson Faure, le 23 juin 2017

Pour citer cet article :

Laura Hobson Faure, « La résistance juive en Amérique », La Vie des idées , 23 juin 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./La-resistance-juive-en-Amerique

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Notes

[1Parmi cette historiographie (par ordre de publication) : Pendant que six millions mouraient, Robert Laffont, 1969  ; D.S Wyman, Paper Walls : America and the Refugee Crisis, 1938-1941, Amherst, University of Massachussetts Press, 1969  ; H. L Feingold, The Politics of Rescue : The Roosevelt Administration and the Holocaust, 1938-1945, New Brunswick, Rutgers University Press, 1970  ; D. Wyman, The Abandonment of the Jews : America and the Holocaust, 1941-1945, New York, Pantheon Books, 1984  ; R. Breitman and A. Kraut, American Refugee Policy and European Jewry, 1933-1945, Bloomington, Indianapolis, Indiana University Press, 1987  ; H. L. Feingold., Bearing Witness : How America and Its Jews Responded to the Holocaust, Syracuse, Syracuse University Press, 1995  ; R. Breitman and A. Lichtman, FDR and the Jews, The Belnap Press, Harvard University Press, 2013.

[2En anglais, le sous-titre du livre est « Chronique de l’apathie américaine » (NdT)

[3Voir note 1

[4À l’exception notable de : American Jewry and the Holocaust, the American Jewish Joint Distribution Committee, 1939-1945, Yehuda Bauer, Detroit, Wayne University Press, 1981 et de Moshe Gottleib, American Anti-Nazi Resistance, 1933-1941, Ktav, 1982.

[5Région occidentale de l’Empire Russe, à la frontière de l’Europe centrale, où le pouvoir impérial cantonnait les Juifs entre 1791 et 1917 (NdT).

[6Lors des troubles qui agitent l’Empire russe en 1905, les Bundistes sont un des fers de lance de la contestation, notamment en Biélorussie (NdT).

[7Frank Bohn (1878-1975), figure majeure du socialisme et du mouvement ouvrier américain. Il fut un des fondateurs du syndicat International Workers of the World et dirigea le le Socialist Labor Party of America entre 1906 et 1908, avant de se retirer progressivement du mouvement ouvrier. (NdT)

[8Le Emergency Rescue Committee (ERC) avait été fondé en 1940 à New York pour permettre l’émigration d’intellectuels et d’artistes européens. À Marseille, le journaliste américain Varian Fry fut une figure centrale du ERC, qui permit l’évacuation de presque 2000 personnes, dont André Breton, Marc Chagall et Max Ernst. (NdT)

[9Sur le Joint en France, voir Laura Hobson Faure, Un « Plan Marshall juif » : la présence juive américaine en France après la Shoah, 1944-1954, Paris, Armand Colin, 2013.

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