À propos de : Bénédicte Florin, Anna Madoeuf, Olivier Sanmartin, Roman Stadnicki et Florence Troin, Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Presses universitaires François-Rabelais
Des souks de Nouakchott aux gratte-ciels de Dubai en passant par les ruines de Raqqa ou les rues de Ramallah sillonnées par les chars israéliens, les villes du Maghreb et du Moyen-Orient offrent une multiplicité de configurations urbaines unies par une même matrice culturelle.
Des villes du Maghreb et du Moyen-Orient, les médias véhiculent des images peu réjouissantes de villes dévastées, comme Beyrouth, après l’explosion d’un entrepôt sur son port en août 2020, de villes désenchantées, comme Le Caire, après l’échec de la transition démocratique, ou de villes anéanties enfin comme Alep et son inestimable patrimoine architectural détruit après des années de conflits en Syrie. À l’inverse, d’autres images circulent aussi, plus attrayantes. Marrakech illustre une nouvelle dolce vita à l’orientale, avec sa médina, ses souks bariolés et ses riyads à la décoration contemporaine, matinée de quelques touches exotiques. Dubaï incarne une nouvelle modernité urbaine, un capitalisme triomphant étroitement contrôlé par son émir-PDG : avec ses îles artificielles, ses gigantesques malls, son architecture audacieuse, sa folie des grandeurs (le Burj Khalifa est la plus haute tour du monde), la petite cité portuaire, devenue un hub régional, a su se hisser à grands coups de marketing urbain au rang des villes globales. L’accueil de l’exposition internationale Expo 2020 Dubaï est la consécration de cette trajectoire et de cette stratégie de diversification économique post-pétrolière. L’importance des flux touristiques vers ces deux cités dit bien la fascination des Français pour cette double facette de l’urbain, l’une tournée vers un passé oriental fantasmé et l’autre vers un avenir futuriste rêvé. Dans les deux cas, ces deux villes touristiques se nourrissent de nombreuses inégalités et tendent à les occulter.
Les réalités de l’urbain au Maghreb et au Moyen-Orient sont donc multiples, contrastées et paradoxales. C’est cette diversité que s’attache à documenter cet ouvrage. Son objectif premier est de dépasser l’approche par les crises et les conflits, pour rendre compte de la multiplicité des situations urbaines. Il nous permet de nous rapprocher au plus près des expériences de leurs citadins, sans dissimuler les ravages de ces tensions sur leur vie quotidienne.
Un abécédaire pour une géographie buissonnière des villes du Maghreb et du Moyen-Orient
Cet abécédaire n’a rien de scolaire ni de rébarbatif. Bien au contraire, il invite à sortir des sentiers battus, à emprunter des chemins de traverse, pour explorer ces mondes urbains passionnants. L’ouvrage séduit par l’originalité de sa forme et la clarté de son ton. À mi-chemin entre dictionnaire, encyclopédie et manuel, il permet d’offrir des connaissances actualisées sur les principales villes de la région, de présenter les grandes dynamiques urbaines communes qui traversent le Maghreb et le Moyen-Orient et enfin, de proposer de courts textes, incarnant un savoir vivant, richement illustré. Les auteurs n’hésitent pas à puiser aux sources des productions culturelles, pour faire partager à leurs lecteurs les expériences quotidiennes des citadins ordinaires.
Cette triple ambition se traduit dans la structure de l’ouvrage qui répartit plus d’une centaine d’entrées selon trois catégories : des notices de deux ou trois pages divisées entre monographies urbaines et entrées thématiques et de courts encadrés d’une page qui apportent un éclairage original. Une courte introduction donne un cadrage sur la forte croissance démographique (6 villes millionnaires en 1960 contre 70 aujourd’hui) et les profonds changements sociaux qui ont conduit aux soulèvements des printemps arabes en 2011, dont les soubresauts continuent à agiter la région. Le retour quasiment partout de l’autoritarisme n’empêche pas l’émergence de multiples résistances et de nouvelles formes de citadinités. L’introduction rappelle aussi la nouvelle hiérarchie régionale qui a conduit au déclassement des anciens cœurs névralgiques du monde arabe (Le Caire, Damas, Bagdad…) et la montée en puissance des villes du Golfe, propulsées par les hydrocarbures sur la scène internationale et fortement insérées dans la mondialisation. Leur souci de diversification économique pousse plusieurs d’entre elle à s’affirmer comme des villes globales, à grand renfort de marketing urbain.
Des entrées thématiques pour un regard synthétique
La soixantaine d’entrées thématiques insiste sur les traits communs d’une région qui, jadis, avu naître les premières villes et qui, aujourd’hui, incarne avec les villes du Golfe, une certaine image des cités du futur. Ellesfont la part belle aux morphologies urbaines : des espaces anciens (« médinas », « souks », « architecture coloniale »), aux « villes nouvelles », aux « malls », aux « lieux de mémoire », en passant par les « quartiers précaires », les « camps de réfugiés », les « murs et frontières »… Si ces entrées semblent attendues, d’autres le sont moins, mais tout aussi intéressantes, comme celles sur le « sport », les « jardins », les « cimetières » ou les « restaurants », mais aussi le « harcèlement sexuel » qui touche de nombreuses femmes dans les transports et les espaces publics.
On peut néanmoins regretter la part assez faible laissée à l’économie. Il manque une entrée « mondialisation », même si la mondialisation est en réalité partout. De même, le glissement vers le Golfe, constaté dans l’introduction, n’est pas systématiquement pris en compte dans la rédaction des notices. Pourquoi exclure les villes du Golfe de l’article sur le développement durable ? En raison de leur modèle de croissance urbaine qui repose sur l’automobile, l’eau dessalée et la climatisation à outrance, ces villes ont l’une des plus fortes empreintes carbone au monde, même si elles ont pris conscience des impasses et cherchent des solutions pour faire face à l’épuisement des hydrocarbures et au changement climatique. La notice sur les fronts d’eau réduit l’évocation des villes du Golfe à la participation financière de leurs grands groupes aux projets d’aménagement du Maghreb (vallée du Bou Regreg et corniche de Rabat, baie d’Alger, rives de Lac de Tunis), sans évoquer leurs propres méga-projets d’artificialisation du littoral.
Des monographies pour montrer la diversité des villes
La quarantaine de monographies se concentre sur le sommet de la hiérarchie urbaine : les grandes métropoles de plus de 10 millions d’habitants, Le Caire, première ville de la région et d’Afrique, Istanbul et Téhéran, sont bien entendu représentées, ainsi que toutes les capitales et bien souvent la deuxième grande ville comme Oran, Alexandrie, Alep ou Aden. Figurent aussi quelques villes secondaires moins peuplées, choisies comme révélateurs des grands enjeux urbains et géopolitiques contemporains.
Les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla sur le littoral marocain cristallisent les tensions sur la frontière entre Maghreb et Europe. Afin de contrôler ce point de passage stratégique des migrations clandestines africaines, l’Union Européenne a construit un dispositif de surveillance ultrasophistiqué, à grand renfort de clôtures de barbelés, de miradors et de technologies de pointe détectant le moindre mouvement humain. Sebha, capitale régionale du Fezzan libyen, ancienne oasis et cité-étape sur les routes du Sahel vers la Méditerranée avait été érigée en ville-modèle de la Jamahiriya. Devenue métropole administrative d’un front pionnier saharien, elle fut radicalement transformée par la découverte des hydrocarbures, la construction d’infrastructures modernes contribuant à la sédentarisation des Bédouins et l’urbanisation du désert. Elle est aujourd’hui déchirée par les affrontements tribaux et les tentations séparatistes, par suite de l’effondrement de l’État en 2011. Raqqa en Syrie, capitale historique du califat abbasside au VIIIe siècle a été sous les feux de l’actualité internationale, comme sinistre et éphémère capitale de l’État islamique (2014-2017). Ces monographies urbaines ne suivent pas un canevas commun, mais révèlent au contraire des approches variées, selon la discipline d’origine des contributeurs. Certains mettent l’accent davantage sur le temps long de la construction urbaine, d’autres se focalisent sur les dynamiques les plus récentes, insistant sur l’organisation spatiale et l’aménagement urbain, ou la cohabitation des groupes sociaux. Cette multitude de points de vue offre au lecteur un bel aperçu de la grande diversité urbaine du Maghreb et du Moyen-Orient.
Un abécédaire richement illustré
Certaines des entrées sont accompagnées par des encadrésqui fonctionnent comme autant de vignettes, pour approfondir un aspect ou, au contraire, offrir un contrepoint original inspiré par de la poésie, des romans, des films (fictions et documentaires), ou des bandes dessinées (Tintin dans la médina de Bagghar). Ils permettent de faire un pas de côté ou de changer la focale pour évoquer d’autres échelles, celles d’un quartier (Sabra, le petit Dacca de Beyrouth ; Dreamland, une cité résidentielle fermée) ou d’un micro-lieu temporaire (les salons marocains de l’immobilier). Ils évoquent aussi des événements historiques (manifestations des étudiants de Jordanie en 2016, résistance contre la destruction du parc Gezi à Istanbul) ou des temporalités particulières (les nuits de Beyrouth). Enfin, de nombreuses notices de ville sont accompagnées de cartes originales. Dessins et photographies illustrent et agrémentent le texte, produisant autant d’images reflétant la diversité des paysages urbains.
Un beau panorama de la recherche française sur les villes du Maghreb et du Moyen-Orient
Le choix éditorial de l’abécédaire traduit un certain esprit de la géographie française, insufflé par ses cinq éditeurs et éditrices, Bénédicte Florin, Anna Madoeuf, Olivier Sanmartin, Roman Stadnicki et Florence Troin, tous géographes à l’Université de Tours et membres du laboratoire CITERES (Cités, Territoires, Environnement et Sociétés). La sortie de cet ouvrage vient combler une lacune : depuis le manuel de Claude Chaline sur les villes du monde arabe, publié en 1990 puis réédité, il n’existait pas d’ouvrage de synthèse sur les villes de la région, en dépit d’une production scientifique florissante depuis plusieurs décennies. Témoin de cette abondance, il rassemble plus d’une centaine de contributeurs, qui sont majoritairement géographes, mais aussi anthropologues, historiens, sociologues, politistes, urbanistes, architectes, économistes ou démographes. Résolument pluridisciplinaire, l’ouvrage a aussi le mérite d’associer plusieurs générations de chercheurs [1].
Cet abécédaire présente donc une grande cohérence, en dépit de la diversité des auteurs et des entrées. Il offre un très beau panorama de la recherche française contemporaine sur les villes du Maghreb et du Moyen-Orient. Avec des notices courtes, écrites dans une langue accessible, dépourvue de jargon, il constitue un bel exemple de synthèse pluridisciplinaire des travaux existants – exercice auquel les sciences humaines et sociales ne se plient pas suffisamment –, qui devrait intéresser autant étudiants et chercheurs travaillant sur le Maghreb et du Moyen-Orient et qu’un public averti, dont la curiosité a pu être éveillée par l’actualité de ces derniers mois, marquée par la fréquente évocation des villes du Golfe dans les médias français.
Certains pays de la région se réapproprient la mondialisation, afin de renforcer leur soft power. L’organisation de grands évènements mondiaux (Exposition universelle, Coupe du Monde de football, COP… ), l’accueil de sportifs de haut-niveau (Ronaldo à Riyad), la diffusion de spots publicitaires vantant la prouesse technologique d’une ville nouvelle futuriste tout en longueur (The Line en Arabie saoudite) témoignent de la stratégie des États du Golfe qui cherchent à se positionner comme des acteurs globaux, porteurs de solutions innovantes aux grands défis de notre temps, au premier rang desquels le défi environnemental. Les villes deviennent la vitrine d’une telle stratégie dont l’objectif est de faire rayonner dans le monde entier une image positive du pays et, in fine, d’attirer davantage de main-d’œuvre qualifiée et d’investisseurs étrangers.
Situés dans l’une des zones les plus arides du monde, les pays du Golfe sont fortement touchés par le réchauffement climatique. Un rapport du GIEC a démontré que si rien n’était fait pour atténuer la hausse des températures, les littoraux du golfe Arabo-Persique pourraient devenir inhabitables en 2100. C’est tout leur modèle de croissance économique et de développement urbain, fondé sur les hydrocarbures, qui doit être impérativement repensé. Dans les années 1970, le boom pétrolier a favorisé une expansion urbaine, calquée sur le modèle de la ville américaine, caractérisée par de faibles densités, un fort étalement urbain, d’intenses mobilités liées à la possession d’une voiture individuelle, et une faible présence des transports en commun. S’ils sont bien conscients des limites de leur modèle de développement, et qu’ils ont investi massivement dans les énergies renouvelables, les pays du Golfe n’ont pas encore trouvé la solution pour faire évoluer leur modèle urbain, social et environnemental, dans le cadre de leurs monarchies autoritaires.
L’hostilité d’une partie de l’opinion publique européenne à la tenue de la Coupe du monde au Qatar repose sur une double condamnation : celle de l’exploitation de la main-d’œuvre immigrée peu qualifiée et celle du coût écologique d’une telle opération (stades climatisés, navettes en avion de certains supporters logés à Dubaï faute d’hébergement sur place). En janvier 2023, la nomination de Jaber al-Sultan comme président de la COP 28 qui se tiendra à la fin de l’année aux Émirats, a suscité un nouveau tollé. Son statut de ministre de l’Industrie et de patron d’ADNOC, la compagnie nationale d’hydrocarbures paraît peu compatible avec la défense des intérêts écologiques mondiaux. Pourtant, les Émirats assument la contradiction et défendent leur choix, en insistant sur son savoir-faire et sur le rôle qu’il a joué comme envoyé spécial pour le climat à plusieurs conférences internationales et comme fondateur de Masdar, une ville nouvelle en périphérie d’Abu Dhabi au bilan néanmoins mitigé. Pour le gouvernement émirien, Masdar est censée incarner la ville verte du futur, tandis que pour ses détracteurs, elle symbolise la stratégie de greenwashing d’un des pays les plus gros émetteurs de CO2 au monde (20 tonnes par an et par personnes contre 2 pour atteindre la neutralité carbone). Les villes du Golfe et plus largement du Moyen-Orient sont à la croisée des chemins. Cet abécédaire constitue un bon guide pour en explorer les sentiers tortueux…
Bénédicte Florin, Anna Madoeuf, Olivier Sanmartin, Roman Stadnicki, et Florence Troin, Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient. Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2020, 438 p., 29 €.
Delphine Pagès-El Karoui, « Les mille et une villes »,
La Vie des idées
, 3 février 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Les-mille-et-une-villes
Nota bene :
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[1] Il est dédié à Pierre Signoles et Jean-François Troin, qui ont structuré le laboratoire URBAMA de l’université de Tours et formé des générations de doctorants et d’experts du Maghreb et du Moyen-Orient.