Dans L’espace aléatoire, le philosophe israélien Yogev Zusman propose une métaphysique de l’espace alors même que la pensée contemporaine avait abandonné cette voie pour privilégier celle de l’épistémologie [1], faisant de la philosophie de l’espace une sous-branche de la philosophie de la science. L’auteur fait tenir ensemble un problème métaphysique classique (le hasard), les avancées de la science contemporaine (la biologie évolutive) et un argument original sur la spécificité de la pensée autour de son concept de « polyspatialité », à savoir l’« appréhension de la spatialité comme intrinsèquement multiple » (p. 5). L’enjeu est de démontrer que tout évènement imprévisible, dont le cas paradigmatique serait l’apparition du vivant, est le résultat de liaisons, discontinuités ou incompatibilités entre différentes formes de spatialité ; à condition d’entendre par « espace » la notion générale d’ordre de coexistence et non celle d’étendue géométrique. Cette extension du domaine de l’espace est plus que la bienvenue dans un contexte où les sciences comme la philosophie et les humanités sont confrontées à des phénomènes qui mettent en jeu des spatialités divergentes. Tel est, par exemple, le cas du réchauffement climatique dont les effets globaux excèdent les causes locales et pour lequel le concept de polyspatialité paraît particulièrement opérant.
Dans l’histoire de la philosophie moderne occidentale, la réflexion métaphysique sur l’espace se focalisait principalement autour du problème de l’existence et de la nature de l’espace. De manière générale, deux conceptions s’opposaient. Soit l’espace est réel et existant, et il est le réceptacle ou contenant des corps matériels, dans lequel le vide est possible (l’exemple paradigmatique serait l’espace absolu de Newton). Soit l’espace n’existe pas en tant que distinct des corps, parce qu’il se confond avec l’étendue, attribut principal de la substance matérielle (Descartes), ou bien parce qu’il se confond avec le système des positions relatives des choses (Leibniz). La question fut, en un sens, déplacée par la révolution kantienne : l’espace n’est ni une réalité physique, ni un concept empirique, mais une condition de l’expérience comme cadre a priori de l’intuition, une forme pure de l’esprit.
Au-delà du débat entre les « substantialistes » et les « relationnistes », la question de la structure de l’espace était relativement peu controversée, bien qu’elle soulève un nombre d’apories importantes exposées par les fameux paradoxes de Zénon [2]. Ainsi, il était généralement admis que l’espace est infini, tridimensionnel, homogène (chaque point est équivalent), isotrope (il n’y a pas de direction privilégiée) et continu (divisible à l’infini). Les philosophes pouvaient diverger sur la nature de l’espace, mais personne ne doutait de ses propriétés, qu’étudiait la géométrie euclidienne. Les présupposés qui sous-tendent ce débat ont été complètement transformés au XIXe siècle par la découverte des géométries non euclidiennes et ébranlés par les théories de la relativité d’Einstein comme par la mécanique quantique au début du XXe siècle.
La pluralité des espaces et leurs propriétés distinctes mises en avant par les avancées scientifiques des deux derniers siècles ont conduit à considérer qu’un discours métaphysique sur l’espace n’avait plus guère de pertinence. Les philosophes s’en tenaient alors à la manière dont nous pensons l’espace, défendant ainsi une conception conventionnaliste (Poincaré) ou constructiviste (Bachelard), ou alors examinaient la manière dont nous en faisons l’expérience (Merleau-Ponty). C’est en partie regrettable. Certes, les sciences sont influencées par les cadres métaphysiques existants et les découvertes scientifiques peuvent avoir des conséquences métaphysiques vertigineuses. Mais la métaphysique possède également ses questions et méthodes propres, notamment le rapport entre la pensée et le monde par la raison elle-même qui prend connaissance à la fois de ses conditions et de ses limites.
C’est donc avec un projet métaphysique critique que Zusman renoue en lui donnant à la fois une grande fraîcheur (l’auteur offre des lectures hétérodoxes des philosophes classiques) et un souffle puissant (l’auteur fait preuve d’une grande créativité théorique). Contrairement à d’autres, il ne cherche pas à donner une théorie philosophique des développements récents de la science (ce qui ferait de la métaphysique littéralement ce qui vient « après » la physique), mais il part d’une question proprement métaphysique – la causalité accidentelle – et rejoint in fine les développements de la science contemporaine, notamment à propos de la coexistence irréductible des formes spatiales. C’est ce qu’il appelle la « polyspatialité ». [3] Ce constat, loin d’être un aveu de faiblesse face au manque d’unification des théories scientifiques comme celle de la relativité générale et de la mécanique quantique, est une affirmation métaphysique forte extrêmement stimulante pour toutes les disciplines qui s’intéressent à l’espace mais se heurtent à l’équivocité même du terme.
La polyspatialité comme solution au problème métaphysique du hasard
Zusman réhabilite la réflexion métaphysique sur l’espace pour comprendre ce qu’il nomme l’aléatoire, dont une des formes classiques est ce qui est souvent appelé « le hasard » [4]. À mi-chemin entre la cause mécanique (le déterminisme des lois de la nature) et la cause finale (la libre volonté d’un agent rationnel), l’aléatoire désigne tous ces phénomènes dont les effets ne sont pas compris dans les causes, mais qui peuvent être récupérées rétroactivement comme des fins (qu’on n’y voie le jeu de la fortune ou celle du destin). L’exemple paradigmatique que l’auteur reprend à Aristote est celui d’un homme qui se rend au marché pour telle ou telle raison (aller voir un spectacle ou rejoindre un ami), y rencontre par hasard son débiteur et saisit sa chance pour recouvrer sa dette (p. 28). Au XIXe siècle, Cournot donne aussi une définition célèbre de l’aléatoire : la rencontre accidentelle entre deux séries causales indépendantes, par exemple celle qui entraîne la chute d’une tuile depuis un toit et celle qui fait que je passe exactement à ce moment-là, de telle sorte que la tuile me tombe sur la tête.
L’aléatoire est un enjeu clé qui a acquis une grande importance au XXe siècle pour les fameuses philosophies de l’évènement, car il est irréductible à tout nécessitarisme scientifique comme à toute transcendance théologique. L’aléatoire est ce qui permet de faire place à l’évènementialité du monde, c’est-à-dire à ces phénomènes indéterminés (qui ne sont liés de façon déterminée à aucune des causes qui les produisent) et exceptionnels (qui rompent avec l’enchaînement réglé des causes et des effets) ayant pourtant une incidence considérable sur le devenir du monde – ainsi l’origine de l’univers ou l’apparition du vivant. L’auteur refuse de rabattre l’aléatoire sur l’idée d’une connaissance humaine limitée face à un ensemble de causes trop petites ou trop complexes pour que le résultat puisse être prévu (comme c’est le cas des jeux de hasard ou de la loi des grands nombres), et affirme au contraire que la condition de possibilité de l’aléatoire est l’infini qui régit l’ensemble toujours ouvert des possibles (p. 45). Pour le dire simplement, il y a une infinité de raisons pour lesquelles le créancier tout comme son débiteur se sont rendus au marché le même jour et à la même heure.
Discutant alternativement le clinamen des atomistes antiques, le principe de l’entropie dans la thermodynamique, l’évolution créatrice de Bergson, les mondes possibles de Leibniz, c’est surtout le chapitre sur la biologie évolutive contemporaine qui est le plus tangible pour se saisir de cette irréductibilité de l’aléatoire (p. 184sq). Contrairement à l’adaptation (ad aptus, une aptitude immanente à son développement) qui est la construction progressive d’une caractéristique par sélection naturelle en vue d’assurer une fonction spécifique, l’exaptation (ex aptus, une aptitude extérieure à sa genèse historique) désigne l’utilité actuelle d’une caractéristique dont la fonction n’a pas été orientée à cet usage spécifique. Zusman propose alors le concept de nonaptation pour désigner toutes ces caractéristiques qui n’ont pas été cooptées par l’ad- ou l’ex-aptation, mais qui sont la condition de possibilité de la diversification et de la variabilité du vivant. Ainsi il faut qu’une pluralité de formes non coordonnées soient intriquées les unes avec les autres pour que le devenir évolutif soit possible. C’est ici que l’espace, entendu comme ordre de coexistence, intervient comme donnée fondamentale de l’aléatoire.
On pourrait être surpris qu’une investigation sur l’avènement du nouveau aille chercher des explications métaphysiques du côté de l’espace plutôt que du temps. Mais justement c’est une des critiques que l’auteur adresse aux métaphysiques processuelles, comme celle de Bergson qui n’aurait pas vu que l’évolution créatrice est hantée, y compris dans ses propres textes, par un paradigme spatial (p. 48) bien que libéré du primat de l’extension (p. 71) – celui de la superposition (le fait que deux parties, deux choses ou deux éléments en général, occupent la même position en même temps) au cœur des notions de compénétration ou d’enveloppement. C’est d’ailleurs une analogie apparemment anodine qui sert de point de départ à l’auteur, celle de la rencontre accidentelle entre deux séries causales et du point d’intersection entre deux lignes géométriques (p. 21sq). Or cette analogie n’a, en fait, rien d’insignifiant si on admet, à la suite d’Alexandre Koyré, que la rationalité scientifique moderne se fonde sur la géométrisation de l’espace et que toute théorie de la causalité présuppose une théorie de l’espace : la compréhension du changement ne peut faire l’économie du paradigme spatial qui la sous-tend, y compris lorsqu’il s’agit de critiquer sa « spatialisation ». [5]
MétaphysiqueS de l’espace
L’aléatoire apparaît donc comme un espace troué de causes et d’effets sans principe unifiant immanent ou transcendant ; un patchwork dont le piquage coud plus ou moins les morceaux entre eux en les faisant se superposer. La force de Zusman est de démontrer que le paradigme du continu (qui peut être partitionné selon un principe de différenciation) tout comme le paradigme du discret (qui peut être combiné selon un principe d’enveloppement) supposent en fait tous les deux un espace global ou une totalité fermée. Il n’est pas étonnant que la structure de l’espace et la nature de ses parties déterminent la forme du tout, mais il est plus étonnant que deux options philosophiques apparemment opposées reviennent au même présupposé. C’est ce que l’auteur appelle la forme logique de la « polarisation » des problèmes métaphysiques (p. 109). Tout au long du livre, Zusman démontre, au contraire, que l’aléatoire nous force à maintenir une multiplicité irréductible des formes de spatialité comme versant positif de l’absence du Grand Tout (p. 7). En ceci, nous pourrions presque qualifier sa métaphysique d’antimétaphysique, au sens où il remet radicalement en cause l’idée de l’existence d’une dimension « méta », c’est-à-dire d’un ordre supérieur englobant (comme dans l’expression de « métadonnées ») qui nous conduit invariablement à l’aporie d’une régression à l’infini de poupées russes, où chaque dimension supérieure nécessite une dimension supplémentaire pour exister.
Le livre de Zusman relève d’abord d’une philosophie au sens critique où l’entendait Kant, car la pensée fait retour sur elle-même pour analyser ses propres conditions de possibilité. Mais contrairement au philosophe de Königsberg, l’auteur aboutit justement à une réhabilitation de la métaphysique. En effet, Zusman affirme que la polyspatialité permet de comprendre le fonctionnement de la pensée pure irréductible à un cadre de perception humaine. Nous savons que Kant avait voulu fonder la légitimité de la métaphysique sur les mathématiques (tout comme Platon) à partir des jugements synthétiques a priori, notamment en géométrie. Pour savoir qu’entre deux points la ligne droite est la plus courte, il faut lier les concepts dans l’intuition dans la mesure où la construction des figures y est nécessaire au raisonnement. Toutefois, le cadre kantien se munit d’une géométrie univoque qui n’est autre que la géométrie euclidienne alors que l’idée, par exemple, de « ligne la plus courte qui n’est pas droite » n’est pas contradictoire en elle-même, bien que non constructible sur une feuille de papier (p. 226). Il est donc nécessaire de faire intervenir la multiplicité des formes de spatialité pour rendre compte d’objets de pensée indépendants de l’expérience de tout sujet et c’est en ce point que la philosophie transcendantale doit céder la place à la métaphysique.
Pour résumer, le livre de Zusman participe à une réhabilitation de la réflexion métaphysique sur l’espace en réinventant le rapport de la philosophie et des sciences à partir du problème de la causalité. Ce problème est d’ailleurs celui-là même qui avait conduit Newton à adopter un espace absolu (soutenant l’uniformité des lois de la nature) ou Einstein à conférer une structure non euclidienne à l’espace-temps (réfutant l’action à distance de la gravitation newtonienne). L’auteur nous offre un livre à l’image de sa thèse principale, à savoir un feuilletage de terrains spéculatifs hétéroclites sans point de vue de surplomb et irrémédiablement ouvert à d’autres formes de pensée ou de savoirs empiriques. En tout cas, L’espace aléatoire trouve pleinement sa place dans la collection « MétaphysiqueS » qui revendique la possibilité d’une métaphysique inventive ajustée aux questions de notre temps. C’est un livre qui s’inscrit dans le renouvellement de la pensée contemporaine dont la collection est un principal relais. On souhaite que L’espace aléatoire ouvre la voie à d’autres métaphysiques (au pluriel) de l’espace toutes aussi divergentes les unes des autres.
Yogev Zusman, L’espace aléatoire, traduit de l’anglais par David Rabouin, Paris, Puf, 2021, 272 p., 18 euros.