Recensé : Bérénice Hamidi-Kim, Les cités du théâtre politique en France depuis 1989, Montpellier, éditions L’Entretemps, 2014, 503 p., 30 €
Cela commence comme dans un tableau de Delacroix, l’art et la liberté, main dans la main au service d’un peuple réconcilié en la figure d’une femme légèrement dépoitraillée... Et cela se termine sur un plateau de théâtre du festival d’Avignon, une mise en scène d’Edward Bond ou d’Ostermeier, un enfant est mort, la guerre est là mais on ne sait pas où, le langage est vicié et l’Histoire oubliée, le sens évidé : le chaos règne. Ce n’est pas une trajectoire historique linéaire mais une des configurations emblématiques qu’a pris ces deux dernières décennies le basculement dans un monde français (et international) déstabilisé qui a dû faire le deuil de l’esthétique progressiste promise par le moment romantique.
Pourtant, le livre que nous propose Bérénice Hamidi-Kim est tout sauf un requiem : un grand (et gros) livre à la fois érudit et réflexif sur le théâtre public français depuis 1989, qui embrasse très large et constitue finalement une des réflexions les plus abouties sur la politique culturelle nationale, ses expériences passées, ses tournants idéologiques et son avenir possible. Car le « théâtre politique » du titre, notion volontairement floue, recoupe en fait cette partie du théâtre financée par l’État depuis un siècle, au nom de valeurs d’éducation, d’élévation morale, de cohésion sociale et patriotique. Il est entendu depuis Firmin Gémier et le Théâtre national populaire (TNP), en passant par Copeau, Vilar et jusqu’à Mnouchkine que l’art théâtral est investi de fonctions politiques fortes et qu’à ce titre, il mérite d’être pris en charge par la collectivité entière et échapper ainsi aux tyrannies du marché. Cet argumentaire est historiquement arrimé à un monde théâtral majoritairement à gauche voire à l’extrême gauche ayant pris langue, dans les années 1960, avec le gaulliste ministre des Affaires culturelles André Malraux.
Les scènes contemporaines du théâtre
Mais les trompettes des premiers festivals d’Avignon et les discours grandiloquents de Malraux sont loin. Toute la galaxie du théâtre public est fortement désarçonnée. L’ouvrage de Bérénice Hamidi-Kim jette un regard lumineux sur le maquis du théâtre contemporain dans toute son hétérogénéité, avec une fermeté de ton et une exigence de clarté qui en font le prix. Cet objet flottant est appréhendé de façon originale, selon les concepts de la sociologie pragmatique de Thévenot et Boltanski, dont elle illustre avec brio la fécondité heuristique. En effet, comme le résume Luc Boltanski dans sa préface, ce livre, issu d’une thèse, est une « analyse savante des bonnes raisons que les gens de théâtre se donnent de faire du théâtre, de continuer de le faire » (p.19). L’examen attentif des discours des acteurs, des rhétoriques de justification, des jugements de goût permet à l’auteur de définir une pluralité de systèmes de valeurs hiérarchisés et de principes universels communs à l’aune desquels les acteurs évaluent les « grandeurs » des choses et des personnes selon le modèle des « cités » développé dans De la justification [1]. Or, le secteur théâtral, qu’il s’agisse des metteurs en scène eux même, de la critique ou des acteurs publics désormais sommés de justifier leurs dépenses est particulièrement prolixe : il offre une littérature abondante à la sociologie pragmatique. Chaque pièce, chaque atelier théâtral, chaque « structure » doit désormais afficher un projet politique au sens large du terme. C’est donc armée de cette sociologie topique mais également des acquis d’une historiographie de plus de vingt ans (Robert Abirached, Pascal Ory, Pascale Goetschel, Antoine de Baecque, Marion Denizot, Philippe Urfalino, etc), que l’auteur nous présente une cartographie du théâtre politique contemporain structurée en quatre pôles, quatre « cités » : « le théâtre politique œcuménique », le « théâtre de lutte politique », « le théâtre de refondation de la communauté artistique et politique », le « théâtre post-politique ».
Le théâtre post-dramatique
Les deux premiers sonnent familièrement aux oreilles des historiens ou amateurs (d’un certain âge) ; les deux derniers sont plus spécifiques des évolutions des « années 1989 » (comme on dit les « années 68 »). En effet, le théâtre post-politique - référence au théâtre « post-dramatique » théorisé par Hans-Thies Lehmann [2] - qui ouvre le livre est en rupture avec la conception d’une culture émancipatrice, civilisatrice qui a fondé la politique culturelle française. Prenant acte de l’effondrement du projet révolutionnaire, il récuse le discours du Progrès à partir d’une interprétation déshistoricisée du génocide juif : le film Shoah de Claude Lanzmann en est, de ce point de vue, un des marqueurs les plus vertigineux. Contrairement à l’art moderne inséparable d’une fonction politique et sociale, cet art « à l’état gazeux » (Yves Michaud), comme le post-modernisme dont il est un bras armé, ne vise à aucune compréhension, aucun sens et surtout aucun message.
Dès lors, beaucoup d’artistes qui se reconnaissent dans ce discours s’en tiennent à une critique d’autant plus radicale qu’elle est nihiliste (Rodrigo Garcia, Jan Fabre, Angelica Liddell) ou visent à exprimer le chaos d’un réel fragmenté, disloqué, exprimé par des personnages désarticulés chez Heiner Müller ou Edward Bond. D’autres visent avant tout à « trouer », déstabiliser la langue du politique et s’inscrivent dans une logique intersticielle, résiduelle (Stéphane Braunschweig). Ce théâtre, pour pessimiste qu’il soit, n’est pas pour autant mal aimé, bien au contraire. Il triomphe régulièrement sur les tréteaux d’Avignon ; il est intégré dans les systèmes institutionnels de financement, et connaît également un succès public et critique, même et surtout lorsqu’il est discuté comme lors de la « controverse d’Avignon » de 2005 [3].
Le théâtre oecuménique
Face au monde hérissé, dépeuplé, déchiré du théâtre post-politique, la cité du théâtre oecuménique renvoie à une imagerie un peu boy-scout, inséparable de ce qui est devenu le mythe fondateur du théâtre public français : l’arène théâtrale comme agora publique, l’autonomie de la parole de l’artiste (par opposition au théâtre militant), de grands textes de la culture savante à résonance universelle (ou qui y aspirent), des figures patrimoniales (Vilar), les assemblées studieuses et estivales d’Avignon, le plaisir du texte, etc. Peu importe que ces topoï ne correspondent pas à la pluralité et aux conflits réels de cette planète théâtrale (notamment entre rénovateurs de la salle et rénovateurs de la scène, Gémier vs Copeau), on fait comme si : à Avignon, au TNP, dans les Centres dramatiques nationaux (CDN), dans les Maisons de la Culture, « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas » voulurent se rassembler dans un long après-guerre devant refonder la nation et l’État républicain après les divisions et les déprédations de Vichy.
Bien évidemment, nul n’ignore que le « théâtre populaire » est en crise, même les héritiers patentés (Mnouchkine) ou auto-désignés (Olivier Py, Stanislas Nordey) ne le nient pas : crise externe de l’État républicain, délégitimation de la politique culturelle minée par une critique sociologique (le théâtre reste une pratique minoritaire quoi qu’on fasse) et idéologique. Mais aussi une crise interne dans laquelle les « théâtreux » ont leur part : l’abandon progressif des missions de service public (démocratisation des publics) par des metteurs en scène plus soucieux d’excellence artistique est relevé avec beaucoup d’honnêteté par Bérénice Hamidi-Kim. De ce point de vue, la réaffirmation de la parole de l’État par les différents ministres socialistes de la Culture (de Catherine Trautmann à Aurélie Fillipetti en passant par Catherine Tasca) n’a pas été sans grincements de dents.
Refondation de la communauté
La troisième « cité de refondation de la communauté théâtrale et politique » ne vise plus à démocratiser la culture savante, mais à encourager les pratiques artistiques ; elle ne veut plus transformer le monde mais le rendre plus habitable là où il l’est peu, dans les cités, les marges, les zones péri-urbaines, les campagnes deshéritées. Dans ce système de valeurs fondé sur une culture plus anthropologique, la participation à une chorale ou à un groupe de rap est en soi un acte d’émancipation, de démocratisation bien plus valide que la posture de contemplation esthétique.
Si le ministère de la Culture a suivi en partie cet argumentaire dans les années 1980, en validant les pratiques culturelles non légitimes (rap, rock, cuisine, design, etc), c’est surtout au sein de la nouvelle politique de la ville que ce théâtre d’art social a pu s’inscrire : en organisant comme Armand Gatti des stages de réinsertion par le théâtre, en privilégiant les ateliers longs, la création partagée, en investissant de nouveaux lieux promus « nouveaux territoires de l’art », ce théâtre a repris le flambeau de la mission démocratisatrice là où le théâtre populaire l’a, en partie, abandonné, en direction d’un « non public » de marginaux, avec leurs voix propres, plutôt que du public citoyen élargi et unifié. Mais jusqu’où la diversité des formes d’expression est-elle partageable ? Jusqu’où les micro-communautés ainsi créées sont-elles compatibles avec le discours d’universalité sur lequel repose toujours la justification d’un financement public ?
Théâtre de lutte politique
Enfin, le « théâtre de lutte politique » comprend les formes historiques qu’ont pu désigner le théâtre d’agit-prop (par exemple, en France, le groupe Octobre des frères Prévert avant et pendant le Front populaire [4]), le théâtre épique brechtien et ses avatars, le théâtre documentaire des années 1960 (Peter Weiss). Il est l’autre face du théâtre public, mais éternellement minoritaire ; le plus vieilli dans sa conception hétéronome de l’art (comme outil de la politique), il est aussi le lieu d’un certain renouveau qu’appréhende le livre avec générosité. Loin de vouloir rassembler un public, il s’efforce de créer du dissensus et de diviser, ou plutôt de grouper une communauté en lutte pour l’émancipation selon un projet politique présupposant que l’Histoire est toujours en marche, et qu’il existe un sujet politique capable de se mobiliser pour cela. Certains chercheurs et universitaires en sciences sociales ont récemment investi ce type de théâtre comme instrument d’intervention leur permettant de s’adresser à des audiences différentes de leurs amphithéâtres habituels : ainsi, Gérard Noiriel a tourné en France et en Suisse avec sa conférence-spectacle sur le clown Chocolat, exemple d’intégration et de spectacularisation de préjugés raciaux à la Belle Epoque.
De cette plongée dans les eaux profondes du théâtre contemporain, on sort ébranlé dans ses certitudes. Nul doute que le livre secouera le cocotier du théâtre public français à l’égard duquel l’auteur observe une attention vigilante, jamais complaisante, toujours critique. Métonymie du monde social, le théâtre est un modèle réduit des évolutions qui nous ont fait sortir du « référentiel » du XXe siècle : crise politique (de la gauche française), crise idéologique (du marxisme, du roman national, de l’épiphanie révolutionnaire), crise intellectuelle et philosophique apparaissent avec la clarté aveuglante de l’évidence. Crise de la critique qui émane, selon les analyses de la sociologie de Boltanski, d’une dissociation entre la critique sociale collective (syndicale, politique, partisane) et de la critique artiste (dissidente, rebelle, d’humeur anti-institutionnelle) [5]. Fin de l’alliance entre l’art et la liberté du tableau de Delacroix. Fin de la séquence enchantée de l’art moderne.
Dans la chronologie de ce basculement, l’accent est mis sur les « années 1989 », qui commencent, dans le domaine de la politique culturelle, avec les évolutions de l’ère Lang - nouveau discours sur les vertus économiques de la culture, logique de professionnalisation dépolitisante dans les milieux culturels avec ses nouvelles cohortes de gestionnaires de lieux, de programmateurs, enfin délégitimation de l’État culturel [6]. La périodisation n’est pas toujours simple et par exemple, le statut de 1968 n’apparait pas distinctement dans ce processus. On y reconnaît pourtant le début de nombreuses mutations : la critique gauchiste de la politique culturelle, dans ses réalisations (échec sociologique) et dans ses fondements (opium du peuple) ; le passage d’une conception de la culture cultivée à une culture anthropologique avec la notion de « développement culturel » inventée par le ministère Duhamel dans l’après-68, et la réhabilitation d’une forme d’animation socio-culturelle mâtinée de créativité soixante-huitarde.
Enfin, cette histoire, si elle désigne un état du monde au moins européen - et d’ailleurs le théâtre allemand, italien ou suisse sont largement accueillis sur les scènes publiques françaises - n’en reste pas moins profondément française. Nulle part ailleurs, la frontière mouvante et historiquement construite entre théâtre public et théâtre privé relève d’un cocktail idéologico-politique aussi intime et explosif. Finalement, et peut-être en cela le livre est-il également un « livre d’espoir » comme le dit Luc Boltanski dans sa préface, il témoigne de la formidable puissance de cristallisation politique acquise par le théâtre en France, alors même qu’il ne constitue plus le lieu politique par excellence de l’espace pré-démocratique du XIXe siècle, comme le décrivait Christophe Charle dans un livre antérieur (Théâtre en capitales [7]) et qu’il n’a pas non plus le pouvoir de création mythologique de l’art contemporain du cinéma. Mais en France, le théâtre reste une caisse de résonnance à nulle autre pareille.