Comment renouveler l’engagement littéraire ? En 1950, Michel Vinaver, alors jeune romancier, écrit à Albert Camus et s’interroge. À travers son théâtre, Vinaver trouvera très vite une réponse à ses questions : c’est la forme qui dira l’engagement.
Comment renouveler l’engagement littéraire ? En 1950, Michel Vinaver, alors jeune romancier, écrit à Albert Camus et s’interroge. À travers son théâtre, Vinaver trouvera très vite une réponse à ses questions : c’est la forme qui dira l’engagement.
Par quels moyens, autres que ceux du didactisme, de l’émission de messages ou de thèses, l’œuvre peut-elle agir politiquement ? C’est face à Camus, avec et contre lui (leur correspondance en témoigne [1] ), que Vinaver a pu proposer un renouvellement de l’idée d’engagement, et cela très peu de temps après que Sartre en a eu formulé les grandes lignes dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948). Dans sa lettre du 9 mars 1950, le dramaturge compose une histoire littéraire en miniature, à travers le prisme de l’engagement littéraire.
Cher Camus,
Peut-être que ce mouvement pour l’engagement de l’écrivain (lui-même daté de 40-45, c’est-à-dire un moment où l’espoir était rené très fort) n’aura été qu’un dernier sursaut de l’optimisme qui, depuis la Renaissance, a donné naissance et grandeur à l’idée d’entreprise humaine, à la notion d’homme-entrepreneur (et libre-entrepreneur…). En antithèse le pessimisme, déjà au 17e siècle avec Pascal, puis au 18e (Sade etc…) puis au 19e (il faudrait citer 50 noms) aboutit au 20e à La Nausée, à L’Étranger, à La Colonie pénitentiaire, au Malraux-RPF etc… A mesure qu’ils se développaient, ces deux courants se heurtaient au cœur des œuvres principales (premier 19e siècle : Byron, Musset etc… deuxième 19e siècle : Baudelaire, Dostoïevski, Nietzsche etc…). On peut même peut-être dire que les œuvres furent « importantes » d’autant qu’elles exprimaient cette contradiction de l’homme grand et cherchant à s’amplifier encore d’une part, et de l’homme méprisable et voulant aller jusqu’au fond de sa misère d’autre part. Au début du 20e, un répit. C’est la « bourgeoisie-soleil » (les grandes questions et aspirations rentrent dans leur nid ; les usines fonctionnent et rapportent ; on s’occupe du ménage à trois). Puis 14-18 et de nouveau les deux courants dont le choc produit cette fois le surréalisme qui est peut-être le point culminant dans l’évolution du mythe de l’homme-dieu fusionné à celui de l’homme-rien. Culminant parce que depuis, la composante « optimiste » sera en régression brutale, et finalement éliminée.
Mais ceci ne tient pas compte d’un « élan » qui né tardivement (deuxième moitié du 19e) a pour moteur le simple instinct de conservation de l’espèce. Qui exprime l’angoisse consécutive à la constatation du fait que l’extrême exaltation de l’homme ne peut aboutir qu’à son extrême ravalement ; et qui comprend que, plutôt que de prétendre que l’homme est tout pour finir par dire que l’homme n’est rien, il faut affirmer que l’homme est « quelque chose » et que ce quelque chose, aussi peu qu’il soit, est très précieux, et très en péril, et même très entamé déjà, et qu’il faut tout faire pour sauvegarder ce qui en reste. Cet « élan » est, si on veut, une transformation qu’opère sur lui-même l’« optimisme » au moment où celui-ci se rend compte que dans sa forme « illimitée » il mène inévitablement à son contraire ; l’optimisme se limite donc (limite l’homme), se met sur sa défensive, et, il faut le dire, est dès son nouveau départ à tel point conscient de la possibilité de la catastrophe que, entre l’angoisse et l’espoir qu’il a pour objet d’exprimer, la première domine déjà. C’est Tolstoï, Carlyle, Arnold, Hardy et la grande époque victorienne culminant avec Eliot, jetant un regard nostalgique (hésiodique) sur le passé, tâchant d’agripper ce qui n’est pas encore défait, de remettre ensemble les fragments qui surnagent (et s’il n’en reste, d’en imaginer…).
Avec 1940-45, il y a eu la sensation que le fond avait été atteint. Et que le fond n’était pas le néant puisqu’un ressort avait joué (cf. le mythe du Roi-Pêcheur). De là ce sursaut d’optimisme, non plus illimité, mais pas non plus nostalgique ; cet espoir que les meilleurs hommes ensemble sauraient continuer le travail de reconstruction de l’homme, rené dans la révolte. Et puis, il a fallu se rendre compte que le fond n’avait pas réellement encore été touché, que le néant n’avait pas encore été atteint (que le vieux roi n’avait pas été vraiment noyé) mais que la course vers lui reprenait. Alors ? Possibilité de nostalgie bien sûr. Mais aussi cette autre : prise de conscience du fait d’avoir été, à la faveur des temps héroïques, victime d’une grande illusion : l’homme ne s’est pas refait entier dans l’épreuve. Il est resté entamé (c’est-à-dire il n’a pas reconquis autant de pouvoir sur son destin qu’il pouvait croire). L’engagement complet et conscient demandé à chacun, à soi-même, était trop supposer que l’homme avait reconquis ce pouvoir. L’engagement était non pas difficile, mais impossible (c’est pourquoi il a acquis d’ailleurs, vite, un sens « magique »). Alors quoi ? Revenir à une exigence plus humble. Travailler dans l’obscurité, sans trop savoir où on va. Pour l’écrivain, écrire « n’importe quoi ».
Et ceci mène à une considération psychologique : pourquoi l’écrivain écrit-il ? Dans des temps relativement stables, il croit le savoir : Milton est engagé à « justify the ways of God to man », le poète homérique à inspirer les jeunes par l’exemple des héros, Molière à instruire et divertir. Dans les jours que nous vivons, à moins de se leurrer, ou de s’enfermer dans un système clos, il ne peut pas même croire le savoir. S’il essaie de formuler une réponse à cette question, le contexte absurde dans lequel il vit enlève toute résonance aux mots de sa réponse. Il doit faire (sans raison, et en assumant le risque de n’avoir pas raison) confiance au fait qu’il écrit, et espérer que l’œuvre même sera la réponse. Sa conscience n’a plus de pouvoir sur le destin. Mais son œuvre (qui provient d’une couche plus profonde, plus élémentaire de son être) peut-être en aura. Je dis : il doit faire confiance… Mais il fait, puisqu’il continue d’écrire…
Notre échange de lettres m’a conduit à ce BRAINSTORM qui va, avec le prochain courrier, déferler chez vous. Paris est très beau en ce moment, et le travail continue. J’aimerais terminer ce deuxième livre vite.
Ne me répondez pas. Restez aussi lamentablement inerte que possible afin de revenir à Paris guéri, et bientôt. Je vous salue, avec toute mon amitié.
Vinaver, trois semaines plus tôt, avait envoyé à Camus une lettre sur Les Justes, très franche et presque violente, dans laquelle il critiquait le caractère abstrait de la pièce et regrettait que Camus ne « crie plus ‘n’importe quoi’ » (terme ici repris), qu’il soit devenu un « phare ». Camus lui avait répondu qu’il sentait bien « la responsabilité qui [le] ligote », mais que le problème datait de la guerre et qu’il en viendrait bientôt à bout.
Vinaver développe alors l’idée d’engagement impossible. Les désillusions se sont enchaînées après la Libération, aussi bien au plan national qu’international, et l’optimisme (qui, paradoxalement, avait resurgi pendant la Guerre, notamment du fait de l’esprit de la Résistance, sans doute aussi par ce qu’inspirait le communisme soviétique) n’était déjà plus de mise. L’homme se rendait compte qu’il avait perdu quelque chose, de façon irrémédiable – sa candeur peut-être, que Vinaver, dans une lettre de novembre 1946, espérait encore retrouver. Aussi, dans ces années d’après-guerre, « l’engagement complet et conscient demandé à chacun, à soi-même, était trop supposer que l’homme avait reconquis ce pouvoir [sur son destin] ». L’engagement en littérature, légitime en 1944 (même s’il reposait sur une illusion), ne l’était plus en 1950. Le problème est que Camus, selon Vinaver, a fait le chemin inverse : passé du pessimisme [2] (L’Étranger) à l’optimisme de l’engagement. Nous dirions plutôt qu’il a toujours été tiraillé entre ces deux pôles contraires.
Mais la position de Vinaver est complexe elle aussi et ne peut se résumer à l’étiquette de « non-engagement ». Pas plus qu’à la notion de « dégagement », récurrente dans la critique depuis Étiemble (il recueillera les articles de cette époque dans son Hygiène des lettres II. Littérature dégagée). Dans The Times Literary Supplement du 16 août 1957, un long article prenait même Les Coréens de Vinaver comme exemple de pièce « dégagée » (aux côtés de pièces de Vauthier, Beckett, Adamov), représentative d’un nouveau type d’écriture dramatique, qui se détache de l’existentialisme et du marxisme, pour trouver de nouvelles façons de s’engager. Mais ce terme amusant, finalement, ne dit rien ; il n’explique pas quelles sont les modalités de ce nouveau type de rapport au politique.
Ce qui peut rendre ardue la critique de Vinaver à Camus, c’est que globalement les deux auteurs sont d’accord. Ils croient tous deux à l’influence de l’art sur le cours des choses. Cette croyance passe par un dénigrement aussi bien de ce qu’ils nomment parfois « l’art pour l’art », que de la littérature aux ordres ou, du moins, engagée. Mais une ambiguïté demeure toujours chez Camus, et c’est là que Vinaver achoppe : Camus ne dit jamais comment l’art ou la littérature agissent, par quoi ça passe. Camus insiste sur la « révolte », celle du « franc-tireur », hors de tout parti… Mais techniquement, comment agir, par l’écriture, sans s’engager en militant ? Vinaver va tenter de résoudre ce problème.
Posons les termes à plat. Il faut commencer par différencier deux plans, l’écriture et la vie, comme le fait Vinaver dans une lettre de 1952 : « quand le combat devient d’une urgence extrême et qu’il s’agit de sauver quelque chose ou de tout perdre, quand il n’y a plus qu’une seule ligne et qu’il s’agit de la tenir, est-il inévitable que l’écrivain cesse d’écrire ses essais et ses romans, et entre dans des formes d’action plus directes. » Ces formes plus directes, Vinaver les a expérimentées. Dès qu’il fut en âge de le faire, en 1944, il s’engagea dans l’Armée française de la Libération. Qu’il ne parvînt pas, ensuite, à se faire intégrer dans une unité combattante et passât l’année dans une caserne parisienne ne change rien au geste initial (mais contribua peut-être à décourager les initiatives futures …).
Par la suite, il y aura des cas d’engagement moral, par exemple au sujet de l’Espagne franquiste. Vinaver signa la pétition que lui envoya Camus le 15 juillet 1952 contre l’UNESCO qui était sur le point d’admettre ce pays parmi ses membres. Auparavant, l’organisation avait souhaité que l’auteur de La Peste collaborât à une de leurs enquêtes « intéressant la culture et l’éducation ». La réponse de Camus à M. Torres-Bodet, directeur de l’UNESCO, fut publiée dans La Révolution prolétarienne en juillet 1952 et Vinaver avait ressenti le besoin d’écrire au directeur de cette revue pour y étendre à l’État français, « policier », la critique adressée par Camus à la dictature espagnole. Il sera question de l’Espagne franquiste dans une pièce de Vinaver, Les Travaux et les jours (le père de Guillermo est « mort dans les cachots de Franco ») ; mais il faut remarquer que cette pièce a été écrite en 1977, soit deux ans après la mort du dictateur et la fin de son régime, comme pour montrer que l’enjeu du théâtre n’est pas de dénoncer.
Toutefois, même au niveau de cet engagement direct (non littéraire), Vinaver a toujours hésité ; il ne s’est jamais entièrement investi, comme ont pu le faire Camus, Genet, Gatti… En 2009, dans un entretien filmé avec Géraldine Mercier, il jetait ce regard rétrospectif :
Oui, s’il fallait 4 syllabes pour me définir, ce serait sans doute ces quatre-là (dedans / dehors). Aussi bien dans mon parcours, dans ma vie, que dans ma pratique d’écriture. […] Ça peut être une façon de naviguer dans la vie sans prendre les coups frontalement. Si malaise il y a, c’est quand je me posais la question : est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose de lâche, qui n’est pas clair, net. Mais la réponse à tout ça : je ne peux pas, c’est constitutif, je ne peux pas adhérer, et n’adhérant pas je me retrouve à godiller. Mais le paradoxe : en godillant, j’ai l’impression de ne pas avoir varié d’une certaine ligne.
En 2000 par exemple, Vinaver a refusé de participer aux Journées littéraires de Soleure (Suisse) suite à l’accueil cordial, en mars, fait par le gouvernement suisse au chancelier autrichien d’extrême droite. Il finit tout de même par s’y rendre, mais seulement pour expliquer son refus. Son texte sera publié : La Visite du chancelier autrichien en Suisse. Ce n’était pas un « boycott » ; Michel Vinaver savait que ces journées « ne sont pas une émanation des autorités helvétiques » et, surtout, ne voulait convaincre personne d’imiter son geste. Ce refus, dit-il, est une « abstention personnelle » qui ne ressortit pas à une prise de position réfléchie, programmée, cohérente, mais à une objection primaire. Vinaver distingue le « il ne faut pas » (jugement de droit ou jugement moral), et le « je ne peux pas » (incapacité, d’ordre physique, élémentaire). « En deux mots, il y a un en deçà de tout engagement formulable, où l’on arrive à quelque chose d’irréductible : une sorte de position infra-idéologique », qui est pourtant, précise-t-il, « à l’opposé d’une indifférence ou d’une neutralité » : par exemple, Bartleby, le scribe de Melville, est « encore davantage en deçà. […] il a la capacité de ne même pas avoir un problème de conscience » [3].
Vinaver, ainsi, se rattache peut-être à la tradition des Tolstoï, Carlyle, Eliot, telle qu’il l’évoque dans sa lettre ci-dessus, qui « a pour moteur le simple instinct de conservation de l’espèce ». Dans son roman L’Objecteur [4], l’un des personnages (que Camus disait d’ailleurs « adorer »), Barboux, prof de biologie, distinguait un engagement positif et un engagement négatif. « L’engagement négatif se fait lorsque ce que la situation exige se trouve en contradiction avec ce qu’exige l’ensemble de l’individu […] l’organisme » (p. 69). Voilà l’idée que soutient Vinaver : si engagement il y a, il est tout d’abord de l’ordre du réflexe, « lié à l’intégrité de l’organisme même » qui se défend. « Je crois que c’est une idée qui m’est venu de contacts que j’avais à cette époque avec un biologiste, Théophile Cahn, le père de mon meilleur ami Pierre Cahn. Il m’avait convaincu de la relation qu’il fallait respecter entre ce qu’il y a chez soi d’organique et qu’on ne peut pas connaître par la conscience et ce qu’on fabrique. » [5] Cette conception de l’engagement, contraire au volontarisme de l’engagement sartrien et apparemment moins noble, peut, on l’imagine volontiers, prêter à critique. Mais l’essentiel se trouve ailleurs, dans les modalités, répétons-le, de ses manifestations.
L’idée centrale, qui peut sembler naïve aujourd’hui, est celle de la jonction du propos et de la forme. C’est la forme qui dira l’engagement (qui réussira, dirait-on, à penser pour l’auteur). Barthes, dans Le Degré zéro de l’écriture, en 1953, formula cette idée d’engagement de la forme, de la forme comme le lieu de l’engagement littéraire. Depuis 1947, d’ailleurs, Vinaver et Barthes se fréquentaient et il est tout à fait probable qu’ils réfléchirent au contact l’un de l’autre. Leur idée est celle d’un renversement de la perspective sartrienne, dans l’ordre du quoi écrire et du comment écrire. L’écriture ne doit pas être déterminée par un message politique ou philosophique pré-existant, que l’auteur voudrait faire passer. Vinaver étend à un type d’écrivain en général ce dont Sartre faisait l’apanage du seul « poète » (à la différence du « prosateur »), à savoir le fait ne pas se servir du langage, mais de « couler » ses idées ou ses passions dans ses textes. Il ne distingue pas en termes de genre littéraire comme Sartre, mais en termes d’écriture. Il fait ainsi un partage entre les pièces de théâtre où la parole est action et celles où la parole est « instrument de l’action » [6].
Le politique trouve son lieu dans la forme, mais aussi dans une mise à l’écart de l’intention. « Barthes affirme l’autonomie de la forme et sa capacité à signifier indépendamment, voire contradictoirement, par rapport à l’intention de l’auteur » [7]. Barthes écrira un peu plus tard, dans ses Essais critiques, que « la responsabilité véritable, c’est de supporter la littérature comme un engagement manqué ». « Engagement manqué » : Vinaver a montré, par exemple, que Les Estivants de Gorki n’était pas du tout le prolongement de l’engagement politique de l’auteur (et cela peut-être malgré lui), mais que les « idées » se fondaient dans les personnages et les actions, devenaient immanentes à l’écriture.
Ce dont je suis convaincu, c’est qu’il est vain d’appeler à l’existence un théâtre des idées. Il est vain d’encourager les écrivains dans ce sens. Il en va des idées comme de la beauté. Il ne faut pas s’y efforcer. Si ça vient, c’est par-dessus le marché. [8]
Barthes remarquera aussi que pèse très souvent l’opprobre sur le « je ne sais pas », qui n’est jamais considéré « comme une réponse précisément responsable ». Confrontée à ceux qui veulent la pousser à donner des explications rationnelles, Sophie, dans Portrait d’une femme de Michel Vinaver, est le modèle du « Je ne sais pas » (elle répète cette phrase à plusieurs reprises). Barthes se demande ensuite : « Qui accepterait de dire : ‘Je ne fais pas profession de responsabilité’ ? » [9]. Vinaver, sans doute. Camus, dans ses Carnets, avait d’ailleurs résumé ainsi la position de son jeune ami et protégé :
Vinaver. L’écrivain est finalement responsable de ce qu’il fait envers la société. Mais il lui faut accepter (et c’est là qu’il doit se montrer très modeste, très peu exigeant) de ne pas connaître d’avance sa responsabilité, d’ignorer, tant qu’il écrit, les conditions de son engagement – de prendre un risque (IV, p. 1001).
« Finalement responsable », oui, mais dans le sens chronologique. À la fin, effectivement, l’auteur ne dira pas que ce qu’il a écrit n’est pas son œuvre, ou qu’il est fou, ou manipulé, ni même que l’artiste peut tout dire sans risquer d’être inquiété… Vinaver ne fait pas une apologie de l’irresponsabilité [10]. C’est une autre pensée de la littérature, qui entraîne une rénovation de la notion d’auteur, ou d’auctorialité. Pour éviter les confusions, Vinaver remplace le terme « irresponsabilité » par la revendication de « l’intérêt, pour l’écrivain, à ne pas se sentir responsable de ce qu’il écrit » [11].
Voilà les modalités pour qu’une œuvre, selon Vinaver, puisse être efficace politiquement. D’une part, mettre de côté l’intention. Il y a là presque une loi – qui tiendrait au fait que l’homme moderne (en l’occurrence le lecteur) a en lui un côté réfractaire, et qu’il ne peut pas donner son assentiment à celui qui le lui demande expressément. La persuasion littéraire n’est plus calquée sur la rhétorique classique (discours judiciaire, délibératif ou épidictique) ; elle vaut plutôt par la mise en avant de la liberté de l’écriture, et même de sa gratuité. D’autre part, écrire « au hasard » et faire confiance à l’écriture. Cela peut signifier beaucoup de choses – Vinaver est même allé jusqu’à écrire avec le hasard, en se référant parfois à Dada [12].
Précisons. L’« efficacité », qui s’applique aussi bien à la politique des États ou des groupes sociaux qu’à l’écriture, n’est peut-être pas le bon terme. Chez Camus, l’efficacité est une spécificité des régimes modernes et violents ; l’auteur parle souvent du « culte de l’efficacité » [13]. Contre l’efficacité, il faudrait penser l’effectivité du théâtre de Vinaver. Alors que l’efficacité est l’obtention d’un résultat, attendu et voulu, l’effectivité serait simplement la réalisation d’un effet, que l’auteur (l’agent) ne prévoyait pas. Pour schématiser, l’efficacité serait du côté de la parole instrumentale ; l’effectivité du côté de la parole-action.
Vinaver va peut-être plus loin encore, en formulant un paradoxe. Non seulement le seul engagement réel trouve son lieu dans le travail de la forme, mais c’est même en acceptant de s’y lancer entièrement, sans penser au résultat, en écrivant au hasard, que l’œuvre aura le plus de chances d’atteindre fortement le lecteur ou spectateur. Il faut écrire « n’importe quoi », dit Vinaver à Camus, et moins on pense au message, plus le destinataire pourra capter, analyser et admettre ce que l’œuvre recèle.
Cette idée paradoxale lui était-elle venue d’Eliot (l’un des écrivains cités dans sa lettre du 9 mars 1950, et l’auteur de The Waste Land que Vinaver a traduit avec passion en 1947) ? On trouve en effet, dans un article d’Eliot de 1923 consacré au geste critique, un passage particulièrement proche de ce que dit Vinaver :
Je ne m’oppose pas à ce qu’on affirme que l’art peut servir à des fins qui le dépassent ; mais l’art n’a pas à être conscient de ces fins, et, à la vérité, il remplit son rôle, quel qu’il puisse être, suivant les différentes théories de valeurs, d’autant mieux qu’il ne s’en soucie pas. [14]
Toutefois, on note que la citation parle de « l’art » et non de l’artiste – et que celui-ci, paradoxalement, peut tout à fait être conscient (Eliot le sera pleinement, après sa « conversion » de 1925, en tant que défenseur du catholicisme, dans ses discours et son œuvre littéraire) [15]. D’autre part, le paradoxe selon lequel une œuvre est d’autant plus effective qu’elle ne l’est pas intentionnellement, Eliot ne semble pas l’avoir souvent développé.
Vinaver, lui, reformule cette idée à plusieurs reprises , à propos de ses pièces ou d’autres œuvres, comme L’Exercice de l’État de Pierre Schoeller, qu’il compare à sa pièce Les Huissiers [1957] : « Le tableau est d’autant plus implacable qu’il est doux » [16]. Il a récemment été fasciné par le « principe de moindre action », et a eu l’impression qu’il s’appliquait tout à fait à son théâtre et à l’effet qu’il peut entraîner. Maupertuis, en 1744, définissait ce principe ainsi : « lorsqu’il arrive quelque changement dans la Nature, la quantité d’Action employée pour ce changement est toujours la plus petite qu’il soit possible » ; « en mécanique, un corps en mouvement prend la direction qui lui permet de dépenser le moins d’énergie possible » [17]. C’est le contraire de la « dépense » selon Bataille. L’effet véritable, dans la nature, est toujours provoqué par la « moindre action » possible. Quand treize metteurs en scène décident de soutenir Vinaver, en 2002, face à la tentative de récupération lepéniste (il fut le seul auteur contemporain cité dans les pages « culture » du programme de J.-M. Le Pen pour les élections présidentielles), ils écrivent : « son œuvre est d’autant plus subversive qu’elle ne vise pas à la dénonciation ». Ce sera également le point de vue de Luc Boltanski : 11 septembre 2001 est une pièce d’autant plus critique qu’elle est non-critique, parce qu’elle se situe sur le plan d’immanence [18]. Cette dernière pièce, Vinaver l’a écrite dans les semaines qui ont suivi les attentats, en radicalisant son procédé de découpage et collage : l’intégralité des répliques, à l’exception de la dernière, est tirée d’articles de la presse américaine (c’est pourquoi le texte est en anglais, traduit ensuite et édité en bilingue chez L’Arche). Il y juxtapose des discours de rescapés, de journalistes, d’hommes politiques, de terroristes, mais aussi des textes publicitaires ou des titres d’articles sans aucun rapport avec l’événement (sinon d’avoir été publiés dans le journal du jour ou de la veille des attentats). Terminons simplement en la citant :
A TRADERI think quite candidlyATTAThe person who will wash my body near the genitalsTHE TRADERThat it’s better to have more time between the disaster and the reopening of the financial marketsJOURNALISTOnly one aboard each of the four commandeered aircraftKnew how to fly a planeTHE TRADERThe more time that we get to think about this and to think logicallyThe more rational response will be in the marketsATTAMust wear gloves on his handsSo he won’t touch my genitalsANOTHER TRADERI expect it to be a time of very heavy volatilityFIRST TRADERAs I see it damage to the stock market will be limitedThe United States is a very big countryWith a huge and diverse economyCHORUSThe Physics of Turning a Tower into a Cloud of Dust and Rubble [19]
par , le 9 novembre 2012
Simon Chemama, « S’engager ? Vinaver face à Camus », La Vie des idées , 9 novembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./S-engager-Vinaver-face-a-Camus
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[1] Albert Camus, Michel Vinaver, S’engager ? Correspondance (1946-1957), assortie d’autres documents, éd. établie, annotée et présentée par S. Chemama, L’Arche, 2012.
[2] Camus avait en effet pensé le pessimisme ; par exemple, dans « Le pessimisme et le courage » de septembre 1945 (Actuelles), il expliquait qu’une « pensée pessimiste » n’est pas « forcément découragée » (mais seulement non-métaphysique) ; c’est un « problème de civilisation et il s’agit de savoir pour nous si l’homme, sans le secours de l’éternel ou de la pensée rationaliste, peut créer à lui seul ses propres valeurs » (Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, II, p. 422).
[3] M. Vinaver, « Le théâtre comme objet fractal », entretien avec J.-L. Rivière [2004], in Europe n°924, Michel Vinaver, avril 2006, p. 122.
[4] Ce roman, que Camus fait publier en 1951 chez Gallimard, raconte les deux jours de fugue d’un jeune conscrit et plus généralement les « objections » de ce personnage qui ne donne jamais de véritable explication à ses agissements. L’Objecteur est le deuxième et dernier roman publié par l’auteur ; par la suite, Vinaver écrira presque exclusivement des pièces de théâtre.
[5] M. Vinaver, « Le sacré bout de chemin entre Michel Vinaver et Albert Camus », entretien avec Antoine Perraud, pour Médiapart, 10 juin 2012 (vidéo disponible également sur Dailymotion
[6] Voir ses Écritures dramatiques, Actes Sud (Babel), 1993. Notre enquête pourrait bien s’inscrire dans la lignée de celle de Jacques Rancière. « La politique de la littérature n’est pas celle des écrivains et de leurs engagements » (Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, quatrième de couverture). À travers une analyse touchant à la forme des œuvres, Rancière met au jour la pensée politique et démocratique d’auteurs comme Flaubert ou Proust, qui furent souvent accusés de faire une littérature d’hommes de loisirs. Selon Rancière, Flaubert voulait en finir avec la « politique du poème » aristotélicienne, qui « opposait la rationalité causale des actions à l’empiricité de la vie » (p. 18). L’idée centrale, dont l’œuvre de Vinaver propose un renouvellement, est celle de déhiérarchisation : selon Rancière, c’est un principe fondamentalement démocratique.
[7] Benoît Denis, Littérature et engagement, De Pascal à Sartre, Seuil, 2000, p. 288.
[8] M. Vinaver, « Pour un théâtre des idées ? » [1982], in Écrits sur le théâtre 2, L’Arche, 1998, p. 14.
[9] R. Barthes, Le Neutre, cours au Collège de France (1977-1978), éd. Thomas Clerc, Seuil - IMEC (coll. « Traces écrites »), 2002, p. 254.
[10] Principale alternative à la responsabilité dans le dernier livre de Gisèle Sapiro, qui cite par exemple la défense de Céline, « fou » et qui dissociait les plans politique et littéraire : « Ce que je pensais ou ne pensais pas des juifs était peut-être absurde, mais je ne suis qu’un écrivain » ; Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France, XIXe-XXIe siècle, Seuil, 2011, p. 658-660.
[11] M. Vinaver, « Théâtre et politique », entretien avec Joëlle Gayot, in Revue UBU. Scènes d’Europe, n° 42, mai 2008, p. 26.
[12] J’y consacre de nombreuses pages dans ma thèse, Le Théâtre de l’immanence. Du poétique au politique dans l’œuvre de Michel Vinaver, Université Sorbonne Nouvelle Paris-3, 2012.
[13] Par exemple dans « La Crise de l’homme » (II, p. 740), et voir S’engager ?, p. 124.
[14] T.-S. Eliot, « La fonction de la critique », in Essais choisis, Seuil, (trad. Henri Fluchère), 1999, p. 39-40. On trouve aussi un écho dans « Religion and Literature » [1935], quand Eliot appelle de ses vœux une littérature qui serait « unconsciously, rather than deliberately and defiantly, Christian ».
[15] On pourra se reporter à J.-P. Rosaye, T.S. Eliot, poète-philosophe. Essai de typologie génétique, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 194.
[16] M. Vinaver, « Le pouvoir, c’est le système capitaliste qui s’auto-régénère par l’éviction de ceux qui l’ont fait marcher », entretien avec S. Coiffier et J.-F. Marchandise, in Tête-à-tête, nº3, Images du POUVOIR, printemps 2012, p. 107. Nous soulignons. L’action des Huissiers se déroule entre le Ministère de la Défense nationale et Matignon. Les cinq huissiers, transparents et qui forment avant tout un chœur, sont les témoins des dialogues entre les hommes politiques, qui mêlent considérations stratégiques pour s’assurer le soutien des coiffeurs et réflexions sur la Guerre d’Algérie.
[17] Vinaver a pris trois pages de notes à partir de la page Wikipedia « Principe de moindre action ». Il s’émerveille par exemple que ce soit « l’un des rares principes ayant survécu aux multiples mutations de la physique ».
[18] L. Boltanski, in « Le capitalisme et la représentation – le projet hybride D’un onze septembre à l’autre », entretien avec Michel Vinaver et Jean-Charles Morisseau, à l’Université d’été de Sorbonne Nouvelle Paris-3 (« Le coût et la gratuité »), Venise.
[19] M. Vinaver, 11 septembre 2001, in Théâtre complet 8, L’Arche, 2003, p. 164-166.